Génétique, histoire et anthropologie

Evelyne Heyer est professeure en anthropologie génétique au Muséum national d’histoire naturelle ; elle a publié en 2020 aux Editions Flammarion un ouvrage passionnant intitulé ‘’L’odyssée des gènes’’ dans lequel elle nous livre un résumé des plus récentes découvertes liées aux techniques de la paléo-génétique. Ce livre est un complément utile du livre exceptionnel de David Reich (‘’Comment nous sommes devenus ce que nous sommes ‘’).

Origines anciennes d’Homo sapiens

Tout d’abord, la thèse dite « out of Africa » semble être maintenant solidement établie mais la date de la sortie d’Homo sapiens hors d’Afrique est désormais fixée dans une fourchette allant de -100000 à -50000 ans et il semble qu’Homo sapiens ne soit pas apparu dans un foyer unique mais dans trois : en Afrique de l’est, en Afrique du sud et au Maroc. La formation de l’espèce Homo sapiens se situerait entre -300000 et -200000 ans. Les premiers Homo sapiens sont arrivés en Europe vers -40000 ans où ils rencontrèrent une autre espèce installée depuis longtemps dans ces régions froides, l’Homme de Néandertal, avec lequel il y eut des croisements puisque les Européens modernes lui doivent en moyenne 2% de leurs gènes. Ces 2% de gènes résulteraient de 150 croisements seulement entre des Homo sapiens et des néandertaliens.

Des hominidés (Homo erectus) ont vécu en Eurasie au cours d’une période allant de – 1,8 million d’années à -300000 ans. Une partie de ces ancêtres des Dénisoviens et des Néandertaliens semblent avoir quitté l’Europe et être retournés en Afrique. Que s’est-il passé entre -300000 et -50000 ans ? Cette population ayant longuement séjourné en Eurasie est-elle à l’origine d’Homo sapiens ? Les archéologues Maria Martinon-Torres et Robin Dennell pensent que l’Homo Antecessor dont des restes datant d’il y a un million d’années ont été retrouvés à Atapuerca en Espagne pourrait être un ancêtre à la fois de l’homme de Néandertal et de l’homme moderne. Selon ces archéologues, cet Homo Antecessor pourrait avoir séjourné de -1400000 à après -800000 ans en Eurasie sans interruption, après quoi une lignée serait retournée en Afrique pour y donner naissance à l’homme moderne. Selon David Reich, de récentes données génétiques viennent appuyer cette théorie. Si cette dernière s’avère être juste, que s’est-il passé en Afrique entre -800000 ans et -50000 ans et de qui descendaient les hominidés qui vivaient dans les trois foyers africains où apparurent les hommes modernes ? Descendaient-ils tous de l’Homo Antecessor, sous réserve que ce dernier ait effectivement migré en Afrique, ou, au contraire, avaient-ils des ancêtres différents ? Evelyne Heyer évoque une séparation d’une population originelle en trois sous-populations africaines qui auraient continué d’échanger des gènes entre elles. Il va falloir attendre un peu avant d’y voir plus clair sur ce sujet.

Génétique des Européens

Les Européens ont hérité, en plus du legs très minoritaire des néandertaliens, d’une partie du génome des premiers sapiens du paléolithique (Cro Magnon en Europe de l’ouest) qui arrivèrent il y a environ 40000 ans (paléolithique) et de celui des agriculteurs du néolithique qui vinrent d’Anatolie il y a environ 8000 ans ; enfin les éleveurs nomades de l’âge du bronze (civilisation yamnaya) qui se mirent en mouvement depuis le nord de la mer Caspienne il y a 5000 ans, contribuèrent à leur tour aux génomes des Européens (le projet Ancestra de l’INRAP a permis de montrer que, depuis lors, la France n’a pas connu d’invasion ayant laissé une trace significative dans le génome des autochtones). Les Européens contemporains doivent de l’ordre de 35% de leurs gènes aux Yamnayas (52% en Finlande et en Laponie, mais moins de 5% en Sardaigne, en Corse et en Sicile ; les autochtones de ces îles sont donc très proches génétiquement des Européens du néolitihique comme le célèbre Ötzi dont on a retrouvé le corps momifié dans les Alpes). Le mix énergétique des Européens varie du nord-est au sud-ouest de l’Europe de manière assez importante.

Sur cette illustration, on voit, en jaune, la part héritée des agriculteurs venus d’Anatolie au Néolithique ; en bleu, celle qui nous vient des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique et en vert, celle que nous devons aux Yamnayas. La part la plus importante des génomes des Français vient des agriculteurs anatoliens.

Gènes et culture

Une des conséquences de la révolution néolithique a été la consommation de lait par une large partie des adultes en Europe. Les enfants digèrent naturellement le lait depuis toujours grâce à l’existence d’une enzyme, la lactase, qui casse le lactose pour le transformer en glucose et en galactose. ‘’Or cette enzyme devient normalement inactive à l’âge adulte’’ mais dans certaines populations humaines jusqu’à 90% des adultes peuvent digérer le lait parce que la lactase reste active ; ce prodige est liée à une mutation qui était déjà présente de façon minoritaire chez certaines populations et qui s’est répandue suite à l’innovation culturelle que fut l’élevage du bétail et la consommation de lait frais. Dans un tel cas, ‘’On parle d’évolution bio-culturelle : un changement culturel, ici l’agriculture, entraîne un changement de l’environnement dans lequel les populations humaines vivent. En retour, il en résulte un changement dans la biologie des populations humaines. Autrement dit, la culture impacte la biologie. Etudiée depuis les années 1970, la digestion du lait frais est l’exemple le mieux documenté du genre’’ (page 160). Cette évolution concerne principalement les Européens du nord mais aussi les Tutsis, les Touaregs et les Bédouins.

Des langues et des gènes

On entend fréquemment dire que langues et génétique vont de pair et c’est souvent vrai, mais pas toujours. Ainsi, parmi les locuteurs de langues du groupe linguistique türk y-a-t-il des exceptions : ‘’Les populations de langue indo-iraniennes sont génétiquement proches entre elles, ainsi que celles de langue türk, sachant qu’une différence génétique mesurable sépare les deux groupes. Il y a toutefois des exceptions à ce lien étroit entre gènes et langue. Tout d’abord, les Turkmènes, qui parlent des langues türk, se situent génétiquement dans un autre groupe, celui des Indo-Iraniens. Autrement dit, il y a eu un remplacement linguistique dans le passé de ces populations. A un moment donné, l’une des invasions venues de l’est par des locuteurs de langue de la famille türk a entraîné un changement de langue chez les ancêtres des Turkmènes, mais sans mélange génétique ou du moins très faiblement. Il s’agit sans doute d’un changement lié à une domination politique, mais sans remplacement de population……..Ainsi, les Turcs font génétiquement partie des populations du Moyen-Orient et se distinguent des locuteurs türk de l’Altaï. En Turquie, les invasions venues de l’est n’ont pas entraîné de remplacement démographique. Les langues et les gènes n’ont pas voyagé ensemble ! ‘’ (Page 216).

On peut ajouter que le génome des Hittites (Anatolie ; 2e millénaire avant notre ère), qui parlaient une langue indo-européenne, ne provenait pas de celui des Yamnayas et que les populations contemporaines qui sont les plus proches génétiquement des Yamnayas (Finlande, Laponie) parlent des langues finno-ougriennes.

Origines des langues indo-européennes

Presque toutes les populations européennes parlent des langues dites indo-européennes (dont le français, l’allemand, le russe….), à l’exception toutefois des Basques, des Hongrois, des Finnois, des Estoniens et des Lapons. Les langues dites indo-européennes sont parlées en Europe mais aussi dans des régions très éloignées de l’Europe comme l’Iran et l’Inde. Des langues indo-européennes ont été parlées aussi en Anatolie (hittite) et jusque dans le bassin du Tarim situé aux portes de la Chine. Il y a actuellement deux théories concernant les premiers locuteurs de cette famille de langues ; selon la première, qui est privilégiée par David Reich, les Yamnayas seraient ces premiers locuteurs qui auraient diffusé leur(s) langue(s) au cours de l’âge du bronze, mais Evelyne Heyer n’écarte pas la seconde théorie qui voit dans les agriculteurs anatoliens ayant colonisé l’Europe au Néolithique les premiers porteurs des langues indo-européennes.

Nous avons évoqué précédemment le fait que les langues et la génétique ne sont pas toujours liées et que les Hittites d’Anatolie parlaient une langue indo-européenne sans avoir pour autant des origines génétiques yamnayas. Evelyne Heyer pense que l’idée selon laquelle les langues indo-européennes ne peuvent avoir leurs origines que dans une population unique est peut-être fausse. Pour l’instant rien n’est certain sur ce point.

Origines des couleurs des cheveux, de la peau et des yeux

Les Européens du paléolithique avaient la peau sombre et les yeux bleus. Le gène HERC2, qui détermine cette couleur, est apparu aux environs de -40000 ans. La transition vers la couleur blanche de la peau a eu lieu sur une longue période et de façon asynchrone sur le continent européen. Une des deux mutations qui donnent une couleur de peau claire apparut aux alentours de -29000 ans à l’est de l’Europe ou au Moyen-Orient et, au Mésolithique (-9000 à -6000 ans), les Européens avaient des couleurs de peaux différentes d’est en ouest, ceux de l’est étant plus pâles que ceux de l’ouest. Les paléo-généticiens ont trouvé en Carélie les restes d’un individu du Mésolithique qui portait les deux gènes codant l’un pour la couleur foncée et l’autre pour la couleur claire ; cet individu devait avoir une couleur de peau intermédiaire.

Les différences de couleur de peau résultent d’adaptation à l’ensoleillement et au type d’alimentation. Quand les apports alimentaires en vitamine D ne sont pas assurés par la nourriture dans des régions où l’ensoleillement est faible, la mutation ‘’peau blanche’’ se répand dans toutes les populations concernées. La transition vers l’agriculture et la consommation massive de blé, lequel ne contient pas la précieuse vitamine, a provoqué le « blanchissement » des agriculteurs anatoliens qui étaient très pâles tandis que les chasseurs-cueilleurs de l’ouest européen avaient la peau sombre parce que la pêche et la chasse leur permettaient d’assurer leurs besoins en vitamine D. La révolution néolithique introduite par les agriculteurs anatoliens a provoqué un blanchissement généralisé des populations européennes.

Selon Wolfgang Haak, un paléo-généticien de l’Institut Max Planck d’anthropologie (Iena – Allemagne), les Yamnayas (qu’on appelait « Indo-Européens » dans un passé proche) avaient les cheveux bruns, les yeux marrons et la peau moyennement claire. Rien à voir donc avec les grands blonds aux yeux bleus et à la peau pâle que certains linguistes ont décrit ; mais il est vrai que les Yamnayas étaient plus grands que la moyenne des Européens de l’âge du bronze.

L’énigme basque

Jusqu’à très récemment, les Basques ont été considérés comme une population pré indo-européenne, voire même « paléolithique », un reliquat des populations de chasseurs-cueilleurs, ayant survécu dans des régions montagneuses isolées. ‘’Or les études récentes montrent que ce schéma est faux. Tout d’abord, toutes les populations européennes sont issues d’un mélange entre les Hommes du Néolithique du Moyen-Orient et les populations paléolithiques : il n’y a pas eu remplacement de populations. Les Basques sont eux aussi le produit de ce brassage, ils ne sont pas plus « paléolithiques » que les autres populations européennes. De plus, ils sont aussi issus d’un mélange plus tardif avec les populations des steppes de l’âge du Bronze, les éleveurs venus du nord de la mer Caspienne (même si cet apport est chez eux inférieur à celui des populations des îles Britanniques ou de l’Europe de l’Est). En définitive, les Basques ne sont pas moins, d’un point de vue génétique, « néolithiques » ou « âge du Bronze » que les autres populations espagnoles. Leur spécificité est venue plus tard : c’est plutôt un certain isolement relatif après l’âge du Bronze qui aurait fait émerger par hasard des spécificités basques’’ (page177).

Sardes, Minoens et Etrusques

Les populations du sud-ouest de l’Europe ont des mix génétiques dans lesquels la part de l’héritage « yamnaya» est plus faible que dans le nord-est du continent. En Sardaigne, en Corse, en Sicile et dans le sud de l’Italie, cette part est proche de zéro. Ces populations ont échappé presque totalement au flux génétique venu de la steppe eurasiatique à l’âge du bronze. Il en va de même pour les Etrusques d’Italie centrale et les Minoens (Crète).

L’ethnocentrisme est constitutif de la nature humaine

Dans un tout autre registre, Evelyne Heyer aborde le sujet des relations entre groupes humains; elle écrit à ce sujet : ‘’Depuis longtemps, les anthropologues ont bien documenté que chaque groupe humain a tendance à vouloir se démarquer de ses voisins. Pour ce faire, il va mettre en avant certains critères culturels qui deviendront identitaires’’. Effectivement, ce comportement est toujours d’actualité et nous avons pu le constater depuis 1991, une année qui fut marquée par la disparition du dernier grand empire et la création de nombreuses nouvelles nations qui n’ont eu de cesse que d’affirmer leurs spécificités. Le comportement identitaire des groupes est un des aspects de l’ethnocentrisme : ‘’En revanche, il est un trait qui semble constitutif de la nature humaine : l’ethnocentrisme, le fait de préférer son groupe…..Toutefois, préférer son groupe ne signifie pas souhaiter abaisser les autres, les dominer ou les haïr’’. Et elle ajoute : ’’En termes évolutifs, une explication raisonnable est qu’il vaut mieux partager ses ressources avec quelqu’un de son groupe, qui pourra dans le futur vous rendre la pareille. Ce mécanisme de réciprocité fait de nous un être social particulièrement doué pour la coopération’’. La nature humaine n’est pas fondamentalement individualiste comme tendent à le penser les libéraux ; depuis la nuit des temps, ils vivent au sein de groupes qui s’ingénient à se distinguer des autres groupes et au sein desquels les liens sociaux sont très puissants.

Un livre indispensable pour comprendre ce que nous sommes.

BG
Author: BG

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