Julien Freund : ‘’Le nouvel âge’’

Dans un ouvrage ancien intitulé ‘’Le nouvel âge’’, Julien Freund a publié plusieurs essais consacrés à l’idéologie démocratique, à la démocratisation dans l’enseignement, à une classification des régimes politiques, qui diffère de celles de ses prédécesseurs (Aristote, Montesquieu et Weber, par exemple), et à la paix.

La classification aristotélicienne des régimes politiques

Nous devons à Aristote une des plus anciennes classifications des régimes politiques ; elle est ordonnée au nombre de ceux qui dirigent : la monarchie est le régime dans lequel  un seul gouverne pour le bien commun, l’aristocratie celui dans lequel une petite minorité gouverne pour le bien commun et dans le régime populaire c’est l’ensemble du peuple qui gouverne en vue du bien de tous. Aristote pensait que chacun de ces « bons » régimes qui sont aussi des régimes « purs » ont tendance à se corrompre et à devenir, le premier une tyrannie (le tyran gouverne non pas en fonction de l’intérêt général mais de son propre intérêt), le second une oligarchie et le troisième une démocratie (selon lui en démocratie la majorité gouverne en fonction de ses intérêts et non pas en fonction de l’intérêt général). Julien Freund contestait la pertinence de cette classification parce qu’elle utilise un critère extérieur au politique, le nombre, et il lui reprochait de mettre dans une même catégorie des régimes semblables du point de vue du nombre de ceux qui dirigent mais très différents dans la manière d’utiliser le pouvoir. La monarchie, par exemple, peut être absolue mais elle peut aussi être constitutionnelle ou classique et prendre en compte les coutumes, les lois générales du royaume, les décisions des parlements provinciaux….

Ceci dit, la classification d’Aristote est double parce que les trois « bons » régimes font face aux trois « mauvais » régimes et le critère de distinction (d’opposition en fait) n’est plus, là, extérieur à la politique (le nombre) mais interne à celle-ci. Ce critère c’est le Bien Commun qui est la finalité du politique selon Julien Freund et Aristote.  Vue sous cet angle, la classification d’Aristote présente un réel intérêt et comme nous le verrons plus loin, le croisement de cette classification avec celle de Julien Freund permet de dégager l’idée d’un régime «mesuré dans sa façon de gouverner », ayant pour objectif le Bien Commun  et constitué d’éléments empruntés aux trois « bons » régimes aristotéliciens. Ce régime mixte c’est le régime républicain classique qui était très différent de ce que sont les innombrables « républiques » modernes lesquelles n’ont qu’un rapport très lointain voire inexistant avec le premier.

Hypercratie

A la classification aristotélicienne, Julien Freund en préférait une autre comprenant trois catégories également mais de nature totalement différente : hypercratie, anarchie et mésocratie. Il s’agit là de classer les régimes non pas en fonction du nombre de ceux qui participent au pouvoir mais en fonction de la façon dont le pouvoir est exercé. Dans les hypercraties, le pouvoir est exercé sans reculer devant les conséquences extrêmes de son utilisation la plus arbitraire en réduisant l’obéissance à une pure soumission et éventuellement à l’asservissement pur et simple. ‘’L’hypercratie se caractérise donc par un excès de pouvoir au détriment de l’autorité bien comprise. Il est clair que ce type ne connaît aucune modération, du fait que l’exercice du pouvoir pour lui-même tend à le renforcer toujours davantage, au mépris des besoins de la société et de toute règle juridique. A la limite, l’hypercratie est un pouvoir sans droit, une sorte de politique pure qui s’affirme comme fin ultime et exclusive, parce qu’elle subordonne à son entreprise toutes les autres activités humaines, qu’elles soient économique, religieuse, scientifique ou artistique. Du même coup elle supprime la concurrence normale entre ces diverses activités humaines, puisqu’elle leur refuse toute finalité propre…..Bref, l’hypercratie est pour ainsi dire un impérialisme du politique. Elle politise toutes les relations sociales, elle essaie de restreindre autant qu’elle peut la sphère du privé, de la liberté et des initiatives individuelles’’ (page 126). Parmi les régimes hypercratiques, Julien Freund comptait le despotisme oriental, le despotisme éclairé, le despotisme légal mais aussi les dictatures permanentes individuelles ou collectives et les régimes totalitaires fasciste, nazi et communistes; on peut ajouter à cette liste les régimes à caractère césarien (dictature permanente) tels que le bonapartisme.

Anarchie

A l’opposé, l’anarchie se caractérise par ‘’la dégradation de toute hiérarchie par affaiblissement du commandement et de l’obéissance, par leur effacement progressif et le cas échéant par leur disparition complète’’. Elle refuse toute autorité, qu’elle soit religieuse, pédagogique ou économique. Ainsi, Proudhon déclarait dans ‘’Les confessions d’un révolutionnaire’’ : ‘’La meilleure forme de gouvernement, comme la plus parfaite des religions, prise au sens littéral, est une idée contradictoire. Le problème n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons les plus libres’’. Même la démocratie, qu’il accusait d’être un « arbitraire constitutionnel », ne trouvait pas grâce à ses yeux. Dans le passé, le cynisme et le stoïcisme furent des philosophies tendanciellement anarchistes ; elles contestaient, l’une et l’autre, la cité et le stoïcisme envisageait le remplacement de la politique par le cosmopolitisme. Il y eut des théories anarchistes mais il n’y eut jamais  d’anarchies concrètes ‘’tout simplement parce qu’il n’y a jamais eu jusqu’à présent de tribus et de nations sans un embryon d’autorité ou de gouvernement ni non plus de société qui ne fût politique’’ (page 132). ‘’L’idée d’une politique sans pouvoir n’est jamais qu’une fantaisie d’utopiste, au sens péjoratif du terme, car, quel que soit le régime, le plus archaïque ou le plus évolué, le plus rudimentaire ou le plus rationnalisé, il n’existe pas et il n’a jamais existé de politique sans pouvoir. Il n’y a pas seulement affinité entre ces deux notions, mais leur rapport est celui d’une nécessité logique ; autrement dit, le pouvoir est immédiatement inhérent à la politique, il appartient à son essence. Par conséquent, aussi longtemps que l’homme agira politiquement, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il sera l’être qu’il est et qu’il fût depuis qu’il se connaît historiquement, il ne pourra échapper à la réalité du pouvoir’’ (page 124).

 Parmi les formes contemporaines d’anarchisme, il faut noter le libertarianisme qui est un libéralisme radical très présent aux Etats-Unis où, étonnamment, il est souvent lié au conservatisme américain avec lequel il partage une même haine de l’Etat. Dans un livre consacré aux libertariens étatsuniens, Henri Arvon qui enseignait la philosophie à l’université Paris X et qui a consacré sa thèse et de nombreux ouvrages aux différents courants de l’anarchisme, a écrit que le libertarianisme était clairement  un héritier de l’anarchisme individualiste du XIXe siècle dont les inspirateurs furent Proudhon, Stirner et Tucker.

La philosophe Catherine Audard, la meilleure spécialiste actuelle du libéralisme en France, qui est elle-même libérale et qui enseigne à la London School of Economics, a dit au cours d’un entretien avec Naël Desaldeleer, en 2010 : ‘’Il y a certainement dans le libéralisme un fond anarchiste et utopique’’. En 1929, Elsbet Linpinsel écrivait dans un article intitulé ‘’A propos de la théorie et de la critique de l’anarchisme philosophique’’ : ‘’L’anarchisme, découle de cet instinct de liberté de l’homme qui voudrait éliminer radicalement toute contrainte de la vie sociale ; le libéralisme, en revanche, contient cette volonté de liberté qui se tient dans les limites du possible. Le libéralisme n’est donc pas essentiellement différent de l’anarchisme, mais il n’en diffère que par degré. Le libéralisme est un anarchisme qui se résigne, il est opportunisme par rapport au monde du réel’’ (cité par Henri Arvon dans ‘’Les libertariens américains’’ ; page 57). Bien qu’on ne puisse pas résumer l’immense famille libérale au seul courant libertarien (qui est le plus proche de l’anarchisme) et bien que certains de ces courants aient identifié ce que l’anti-étatisme radical pouvait avoir de dangereux, il n’en reste pas moins qu’avoir pour objectif une société d’individus « souverains d’eux-mêmes », comme le proclament Catherine Audard et tous les autres libéraux, relève de l’utopie anarchiste. Le fond du libéralisme est bel et bien anarchiste. A contrario, Julien Freund pensait qu’il n’y a pas de société humaine sans commandement et donc sans obéissance et que la souveraineté était un attribut du seul commandement. On ne peut échapper à cette loi d’airain de la nature humaine ; on peut seulement essayer de fixer des limites au pouvoir et mettre en place des contre-pouvoirs, non pas pour annuler le pouvoir, lequel doit pouvoir s’exercer, mais pour le ramener à l’intérieur des limites de ce qui est acceptable quand il franchit ces dernières.

Mésocratie

Un régime mésocratique ‘’essaie de tempérer le pouvoir dans le respect d’un commandement et d’une obéissance nécessaires à une unité politique équilibrée, afin que la politique puisse remplir sa tâche normale, sur la base de garanties juridiques’’ (page 125). La mésocratie est le régime de la mesure et non pas celui du juste milieu. ‘’On n’y gouverne pas modérément mais pleinement’’ (page 133). Ce qui caractérise la mésocratie, c’est qu’elle accepte le politique comme une activité humaine parmi beaucoup d’autres ; une activité ayant sa fin propre qui est en concurrence avec les fins propres aux autres activités humaines : l’économie, la science, l’art, la morale et la religion. A contrario d’un pouvoir hypercratique , un pouvoir mésocratique n’est ni une fin en soi ni une valeur ultime et exclusive à laquelle on subordonne toutes les autres. A la différence de l’anarchie,  la mésocratie ne fait pas de la politique un mal absolu mais une activité indispensable qu’on ne peut supprimer.

Un des objectifs essentiels de la mésocratie est la conciliation entre les libertés des individus et les inévitables contraintes de la vie en société : ‘’Régime de la mesure, la mésocratie reconnaît que la liberté et la contrainte sont également indispensables et qu’en général les partisans de la liberté unique et abstraite sont ceux qui ne reculent pas devant l’oppression pour imposer leur idée’’ (page 134). La mésocratie refuse l’intolérance de l’hypercratie et les illusions de l’anarchie : ‘’La politique ayant à remplir une fonction normale dans la société, un pouvoir atrophié est aussi dangereux qu’un pouvoir hypertrophié’’ (page 134). Par ailleurs, Julien Freund, qui se méfiait des dérives idéologiques, pensait que la mésocratie ‘’se méfie des rigueurs de la théorie qui sous prétexte d’instaurer le régime idéal supra-humain n’a d’autres recours que les méthodes inhumaines’’ (page 135) et qu’elle sait faire preuve de pragmatisme et d’empirisme tandis que le despotisme est le ‘’refus de l’expérience’’. La mésocratie institue des pouvoirs intermédiaires qui sont des garants des libertés. ‘’Elle se méfie des rigueurs de la théorie qui sous prétexte d’instaurer le régime idéal supra humain n’a d’autre recours que les méthodes inhumaines’’ (page 135).

‘’Il en résulte qu’en mésocratie le pouvoir s’impose à lui-même des limites, soit qu’il accepte le recours contre une décision qui peut paraître injuste, soit qu’il préconise un équilibre entre des pouvoirs séparés, soit qu’il cautionne le droit de libre critique. On comprend aisément qu’en vertu de sa nature la mésocratie s’accommode des structures internes les plus diverses, qu’elles soient monarchiques, aristocratiques ou démocratiques suivant la classification traditionnelle, présidentielles ou parlementaires suivant le vocabulaire moderne’’ (page 136). La mésocratie ne doit pas être confondue avec la démocratie (un terme dont Julien Freund dit qu’on ne sait plus ce qu’il désigne vraiment) ; cette dernière peut être mésocratique mais elle peut aussi exercer un pouvoir tyrannique au nom de la majorité et maltraiter la minorité. Certains sophistes disent que la tyrannie de la majorité c’est beaucoup mieux que celle de la minorité mais en fait ni l’une ni l’autre ne sont acceptables ; un régime réellement mésocratique protège les droits de la minorité. Une monarchie usant du pouvoir avec mesure peut être mésocratique mais les dictatures permanentes et les régimes tyranniques, despotiques ou totalitaires ne le sont jamais.

Et Julien Freund conclut : ‘’La mésocratie apparaît comme la santé du politique, parce qu’elle reconnaît qu’il a une fin propre, à savoir assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure, afin que les autres activités puissent se développer normalement dans une collectivité. Comme tel, le politique remplit une fonction normale et nécessaire, au profit de l’individu et de la société. En donnant au politique les moyens d’accomplir sa fin,  sans léser les autres activités humaines, en dépit de certains conflits inévitables, la mésocratie met l’homme dans la situation d’accomplir sa propre fin. Par rapport à cette normativité mésocratique, l’hypercratie et l’anarchie semblent être des maladies du corps social, l’une étant une dégénérescence par outrance, l’autre par déficience…..L’hypercratie exaspère le politique et en fait un instrument de violence et d’asservissement au profit d’une minorité ; l’anarchie en revanche déprécie le politique et en fait l’expression d’un prétendu mal radical’’ (page 140).

De la démocratie au démocratisme

La démocratie athénienne avait  deux fins : la liberté et l’égalité. Mais ces deux fins ne font pas nécessairement bon ménage. ‘’En théorie politique, on postule souvent une opposition intrinsèque entre égalité et liberté, mais le conflit ne se développe que si l’égalité est prise dans son acception descriptive : si tous, par nature semblables, doivent être traités de la même façon à tout point de vue, il n’y a plus de liberté pour quiconque de développer et affirmer ses mérites personnels. En revanche, si l’égalité est comprise comme une « égalité de chances », il n’y a pas d’incompatibilité avec la liberté ; tous les hommes doivent être libres et ont une chance égale de développer leurs talents’’ (Mogens Hansen ; ‘’La démocratie athénienne’’ ; page 113). Selon Hansen, les démocrates grecs n’ont jamais adhéré à l’idée d’une égalité de nature ; selon lui, pour eux, l’égalité était d’ordre politique et juridique. Et il ajoute que le tirage au sort, dont les adversaires des démocrates disaient qu’il était une conséquence de leur croyance dans l’égalité naturelle, avait été adopté parce qu’il permettait de réduire les conflits et la corruption.   Ceci dit, le tirage au sort, à Athènes, de la plupart des magistratures relevait tout de même d’un certain égalitarisme que ne connut pas la république romaine dans laquelle les magistrats étaient tous élus (Aristote, comme beaucoup d’autres penseurs grecs, considérait que l’élection est aristocratique ou élitaire tandis que le tirage au sort est démocratique ou égalitaire).

A l’époque moderne, depuis Mably et Morelly, l’égalité a souvent été pensée en termes d’égalité de nature, surtout depuis les années 1960. La montée de l’égalitarisme  est allée de pair avec celle du démocratisme, lequel tend à ordonner toutes les activités humaines aux principes démocratiques et en particulier au principe d’égalité. Julien Freund dénonce, dans ‘’Le nouvel âge’’, cette dérive  qui a submergé les universités à partir de 1968 et qui a abouti à la négation de toute hiérarchie de valeurs et à la politisation généralisée de notre société : ‘’En effet, l’égalitarisme, c’est-à-dire la doctrine qui tend à introduire l’égalité dans toutes les relations humaines, n’est autre chose que le totalitarisme de gauche, pour autant que celui-ci se réclame de l’égalité la plus large possible. Il signifie non seulement la politisation de toutes les relations humaines, mais encore leur subordination à une fin unique, et totalitaire parce qu’unique, à savoir l’égalité’’ (page 83). 

Le démocratisme égalitaire conduit à l’aporie de l’ « égalitarisme des valeurs » : ‘’Si tout se vaut, plus rien n’a de valeur…..En effet, la valeur n’a de sens que sur la base d’une comparaison qui établit une différence qualitative selon un ordre hiérarchique appelé échelle des valeurs. Elle implique inévitablement, en vertu de son concept, la distinction entre le supérieur et l’inférieur, le beau et le laid, la vérité et l’erreur. Tout cela, la démocratisation égalitariste est amenée à le nier……Le nihilisme intégral est la conséquence logique des doctrines égalitaires. Là où il n’y a plus de dignité il n’y a plus non plus de respect. Ce fut là précisément l’attitude de quelques groupes d’étudiants, acquis à ce genre de démocratisation, lors des événements du mois de mai et de juin. La débâcle des valeurs est aussi celle des mots. C’est ce que préconisait un manifeste d’étudiants : il faut que chaque mot puisse signifier n’importe quoi’’ (page 87). Ceci illustre parfaitement la nature perverse de l’égalitarisme qui aboutit, à la limite, à l’impossibilité de toute forme de pensée et d’échange.

Le démocratisme est la conséquence d’une radicalisation et d’une généralisation du concept d’égalité lequel occupe une place centrale dans la pensée démocratique. A contrario, les républicains romains accordaient beaucoup moins d’importance à l’égalité (à Rome l’égalité était d’abord juridique et ensuite politique, mais dans une moindre mesure du fait de l’existence d’un système censitaire) ; les magistratures y étaient toutes électives et les Romains, après avoir congédié leur dernier roi, remplacèrent ce dernier par deux consuls élus qui détenaient le pouvoir exécutif pour une année (à Athènes le pouvoir exécutif était partagé entre les stratèges et les archontes ; les premiers, qui avaient en charge les seules affaires militaires, étaient élus mais les seconds étaient tirés au sort). Le Sénat romain, qui était très élitaire, conserva jusqu’à la disparition de la république un rôle politique central en dépit de l’accroissement régulier des droits politiques de la plèbe. C’est tout cela qui faisait dire à Cicéron qu’à la différence de la démocratie athénienne, la république romaine était un système mixte contenant des éléments des trois « bons » systèmes décrits par Aristote et Polybe.

La paix et la guerre

Bien qu’ayant toujours préféré la paix à la guerre, Julien Freund n’était pas un pacifiste. Il était évident, pour lui, que l’être humain est un être tout aussi social que porté aux conflits : ‘’L’aspiration à la paix est de tous les temps et pourtant on n’a cessé de faire la guerre. C’est que, si l’homme est pacifiste par raison, il est aussi belliqueux par instinct. L’utopie consiste à croire que la raison serait capable d’anéantir la force des instincts, alors que son rôle consiste à les contrôler. D’ailleurs il serait déraisonnable de priver l’homme de sa nature, en cherchant à développer sa raison à l’extrême pour étouffer ses passions, ses sentiments ou ses besoins, dont le fondement est plus ou moins instinctif. Ce serait le réduire à une abstraction, sans compter que l’affectivité donne dans une certaine mesure forme et puissance à l’intelligence. Ce qu’il importe d’établir, c’est un équilibre, en contenant l’agressivité et les dérèglements des instincts par la raison et en régularisant la raison par l’affectivité. Plus que de raison n’est plus raison et l’expérience humaine générale nous enseigne que la rationalisation trop poussée se pervertit en irrationalismes monstrueux’’ (page 194). Notre philosophe pensait comme Konrad Lorenz, et contrairement à Arnold Gehlen (lequel changea tardivement d’avis après avoir échangé avec le prix Nobel de médecine), que l’être humain n’est pas totalement « déprogrammé » et qu’il a toujours des comportements instinctifs. A contrario de ce que disait Gehlen, l’être humain n’est donc pas complètement « par nature un être de culture ». L’idée d’une nature humaine est présente d’un bout à l’autre de son œuvre ce qui fait de lui un antimoderne radical puisqu’une des idées centrales de la modernité est justement de nier toute nature humaine.

Julien Freund considérait que « l’amour de la paix peut devenir déraisonnable quand on ne compte plus avec la nature de l’homme » et que « la relation d’hostilité est aussi profondément humaine que celle d’amitié ». A propos du pacifisme, il écrit qu’il est aussi utopique que naïf : ‘’ il construit abstraitement par l’imagination un monde meilleur, évidemment pacifique, en supprimant par la pensée les dispositions humaines et les éléments de la réalité sociale qu’il considère comme mauvais, par exemple la lutte, la force ou la violence, c’est-à-dire il mutile l’homme en le privant d’un certain nombre de ses déterminations concrètes, en même temps qu’il calomnie le monde que nous vivons  réellement’’ (page 198). Selon lui, les pacifistes inventent des solutions irréelles pour des hommes qui n’existent pas et imaginent une paix perpétuelle qui ne peut advenir.

Pour autant, il ne s’agit pas d’approuver le bellicisme ou de révoquer toute morale au nom de quelque « realpolitik » que ce soit. La politique n’est pas la morale et n’est pas subordonnée à cette dernière mais il est souhaitable ‘’ que l’homme politique s’inspire des principes de la morale sous peine de dégrader son action en barbarie’’ (page 213).

Quant à l’ONU , qui a été fondée sur des principes non politiques, « comment pourrait-elle résoudre politiquement les problèmes politiques ? » se demandait le philosophe mosellan qui constatait que cette organisation internationale a pour principe de base le refus de l’inimitié ce qui fait que son action est nécessairement abstraite puisqu’elle ne prend pas en compte le concept politique fondamental qu’est l’ennemi. De ce fait, « l’ONU ne peut rien réaliser de plus que des trêves, des cessez-le-feu, sans jamais établir la paix ». Contrairement à ce que croient les pacifistes, la paix ne peut pas être la disparition de toute inimitié puisque celle-ci perdurera aussi longtemps qu’il y aura des hommes, la paix ne peut être qu’un accommodement avec l’ennemi et la reconnaissance de son altérité.

Enfin, quel lien y-a-t-il vraiment entre démocratie et paix ? La démocratie est-elle le régime dont l’adoption par tous les peuples permettrait d’accéder à la paix perpétuelle ? A cette question Julien Freund répond négativement. ‘’Entre démocratie et paix il n’y a pas de relation analytique. La démocratie n’est pas comme telle un régime nécessairement pacifique et la paix n’est pas en elle-même une situation démocratique’’ (page 245). La politique internationale menée par les États-Unis d’Amérique, qui ne cessent depuis 75 ans de faire des guerres au nom de la démocratie, du libre marché et des droits de l’homme, illustre parfaitement son point de vue. Quand bien même, tous les peuples se convertiraient à l’ «idéologie américaine», ce qui est fort peu probable, ils auraient des intérêts économiques et géopolitiques mais aussi des particularités culturelles (religieuses par exemple), qui pourraient être à l’origine de conflits et qui pourraient faire mentir l’adage selon lequel les démocraties ne se font pas la guerre. Quoi qu’en disent les Occidentaux, la Russie est une république très largement démocratique mais les Étatsuniens nient cette réalité de façon à pouvoir la désigner comme un ennemi dangereux et menaçant contre lequel il convient de lutter jusqu’à ce qu’elle admette l’hégémonie américaine. En fait, ce qui compte vraiment pour les Américains, ce n’est pas la nature du régime politique de tel ou tel pays inféodé (les Arabes d’Arabie Saoudite par exemple dont la tyrannie impitoyable ne gêne pas les maîtres américains), mais la nature de la relation (soumission ou résistance) qu’entretient le dit peuple avec l’empire américain.

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Author: BG

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