Patrick J. Deneen est professeur de sciences politiques à l’université Notre Dame (Indiana – USA) où il dirige la chaire d’études constitutionnelles. Il est l’un des théoriciens politiques les plus écoutés outre-Atlantique et il semble que son dernier ouvrage ait même ébranlé le crédo libéral de Barack Obama. Patrick Deneen est catholique et il appartient au courant philosophique que l’on dit « communautarien » lequel analyse de manière très pertinente et très offensive le libéralisme depuis plusieurs décennies. La critique communautarienne du libéralisme est totalement indépendante de celles des auteurs contre-révolutionnaires et conservateurs-révolutionnaires européens, comme de celles des socialistes, communistes et anarchistes, ce qui ajoute à son intérêt.
Patrick Deneen a publié un livre intitulé ‘’Why liberalism failed ’’ qui a été traduit et publiérécemment en français sous le titre ‘’Pourquoi le libéralisme a échoué’’ (Éditions l’Artisan). La rédaction de cet ouvrage a été achevée trois semaines avant l’élection présidentielle de 2016. Dans l’introduction de ce livre, les éditeurs de Yale Press University ont écrit : ‘’Le résultat est une critique, audacieuse et d’une grande portée, de l’hypothèse fondamentale, associée à la pensée du philosophe des Lumières Emmanuel Kant, celle de l’autonomie individuelle. Nous employons le terme « fondamentale » à dessein : la critique de Deneen est radicale, qui soutient que le libéralisme ne doit pas être réformé mais abandonné’’.
Le libéralisme est une idéologie qui a échoué
Les partisans du libéralisme affirment souvent que ce dernier n’est pas une idéologie mais Patrick Deneen réfute ce point de vue : ‘’En tant qu’idéologie, le libéralisme fut la première architecture politique qui proposa de transformer tous les aspects de la vie humaine pour les conformer à un plan politique préconçu’’ (page 25). C’est une idéologie moins tapageuse que ne le furent ses concurrentes communiste, fasciste et nazie, mais c’est une idéologie insidieuse qui promeut la neutralité de l’État, qui nie toute intention de modeler les esprits et qui séduit en utilisant l’attrait pour la liberté, la richesse et la satisfaction des désirs.
Selon les théoriciens du libéralisme, l’État libéral est supposé être neutre en matière de culture, de philosophie et de religion mais il est évident qu’il n’en est rien ; la propagande et le formatage des esprits par le système scolaire et les médias, dans les États libéraux, sont comparables, de nos jours, à ceux que pratiquaient les régimes totalitaires . Cet écart entre théorie et réalité est un bon indicateur de l’échec du libéralisme qui ne peut atteindre ses buts (unification de l’humanité, suppression des frontières, règne de l’individu souverain, multiculturalisme….) sans imposer une doxa. Toutes les idéologies, parce qu’elles reposent sur des impostures, sont confrontées à la même loi d’airain : quand ‘’ces impostures deviennent plus évidentes, le fossé se creuse entre ce dont l’idéologie se réclame et l’expérience vécue par les êtres humains vivant dans son environnement jusqu’à ce que le régime perde sa légitimité. Soit elle impose la conformité au mensonge qu’elle lutte pour défendre, soit elle s’effondre quand finalement le fossé entre prétentions et réalité crée une perte générale de confiance parmi la population’’ (page 27). Les sociétés libérales en sont à ce point où la majorité des citoyens n’adhèrent plus au projet (refus de l’immigration, refus de la mondialisation économique, refus de l’affaiblissement des États nationaux au profit de structures supranationales a-démocratiques…..) que l’oligarchie libérale leur impose en utilisant un système politique représentatif qui a été conçu pour que le pouvoir ne lui échappe pas.
Les communistes pensent, mais heureusement ils sont devenus très marginaux, que le rêve d’une société permettant de satisfaire également tous les besoins, de faire disparaître toute forme d’inégalité, de hiérarchie et de conflit, est réalisable. Le nazisme affirmait que la supériorité raciale des Germains devait permettre la domination du monde. Les fascistes croyaient que la fusion de la nation dans un État-parti agressif allait permettre aux Italiens de se faire une belle place au soleil. Ces idéologies se sont toutes effondrées (les communistes chinois ont dû changer radicalement de cap pour se maintenir au pouvoir) et le libéralisme, qui faisait l’objet de très vives critiques dans l’entre deux guerres, a été sauvé une première fois en 1945 et une seconde fois en 1990 mais il est désormais, à son tour, sur la sellette parce qu’il est de plus en plus évident qu’il a échoué.
Le libéralisme repose sur une anthropologie erronée
Le philosophe italien Maurizio Viroli, qui enseigne la philosophie politique à Princeton, a écrit que le libéralisme est un républicanisme qui a mal tourné et que tout ce qu’il a de positif était déjà présent dans le corpus républicain tandis que tout ce qu’il a de délétère découle des innovations introduites par les libéraux. Au titre de ces innovations, la plus importante est sans conteste l’anthropologie individualiste dont Patrick Deneen écrit qu’elle est erronée : ‘’L’attrait du libéralisme réside dans sa continuité avec les engagements les plus profonds de la tradition politique occidentale, en particulier ses efforts pour garantir la liberté et la dignité humaine en luttant contre la tyrannie, la règle de l’arbitraire et l’oppression. A cet égard, le libéralisme est considéré à juste titre comme fondé sur des engagements politiques essentiels développés au cours des siècles dans la pensée et la pratique classiques et chrétiennes. Pourtant, les innovations du libéralisme – celles dont ses architectes croyaient qu’elles garantiraient plus certainement la liberté et la dignité humaines – qui consistaient notamment en une redéfinition de l’idéal de liberté et en une nouvelle conception de la nature humaine, ont compromis la réalisation des engagements qu’elle proclamait. Aller au-delà du libéralisme ne consiste pas à rejeter certains des engagements les plus importants du libéralisme – en particulier les aspirations les plus profondes de l’Occident : la liberté politique et la dignité humaine – mais à rejeter le mauvais virage qu’il a pris en imposant une refonte idéologique du monde à l’image d’une anthropologie erronée’’ (pages 42 et 43).
L’individualisme libéral a été introduit par Hobbes et Locke qui avaient lu les écrits nominalistes du moine franciscain anglais Guillaume d’Ockham (1285 – 1347) : ‘’Hobbes et Locke tous deux, et malgré leurs différences, commencent par concevoir les humains dans l’état de nature non pas comme des parties d’un tout mais chacun comme un tout à part’’ (page 77). L’Angleterre est de ce fait le foyer originel de l’individualisme moderne.
Locke (1632 – 1704), qui fut le premier des philosophes authentiquement libéraux, pensait exactement le contraire de ce qu’enseignait Aristote, à savoir que l’être humain est fondamentalement un être social : ‘’Au cœur de la théorie libérale, on trouve la supposition que l’individu est l’unité de base de l’humanité, la seule entité humaine naturelle qui existe’’ (page 80). Margaret Thatcher disait ‘’There is no such thing as a society’’ ! Elle affirmait donc que seuls les individus existaient, tout en concédant que les familles avaient de l’importance. De plus, le patriotisme poussa la Dame de fer à déclarer la guerre à l’Argentine (pour quelques cailloux perdus dans les brumes de l’Atlantique sud) ce qui illustre le fait que le libéralisme est une idéologie reposant sur un principe faux : l’individualisme. Madame Thatcher, à l’instar de tous les libéraux « conservateurs » était en tension entre l’amour qu’elle portait à sa famille et à sa patrie, d’une part, et une théorie fumeuse qui réfute toute idée de communauté, d’autre part.
L’anthropologie erronée qui est au cœur du libéralisme induit la formation de sociétés dans lesquelles sont exaltées ‘’….l’intérêt personnel, l’ambition sans frein de l’individu, l’insistance sur les activités privées plutôt que sur le souci du bien public, et l’acquisition du pouvoir de maintenir une distance psychique avec tout autre être humain , ainsi que de reconsidérer toute relation qui constituerait une limitation fondamentale de notre liberté personnelle’’ (page 220). La société libérale est un agrégat aléatoire d’individus « désengagés » et nomades ; elle est radicalement différente de la communauté civique républicaine, et donc patriotique, laquelle est orientée vers le Bien Commun tout en permettant à chaque citoyen de disposer d’une sphère personnelle. Les mœurs, la sociabilité et les hiérarchies de valeurs ne sont donc pas les mêmes dans une société libérale et dans une république.
Le libéralisme est à l’origine de la frénésie interventionniste de l’État
A propos des deux libéralismes, le « conservateur », héritier du libéralisme « classique » (la droite libérale ; de nos jours, plus ou moins le parti républicain étatsunien, lequel compte aussi des libertariens qui sont des ultras du libéralisme, des intégristes de l’individualisme qu’on peut considérer à juste raison comme des anarchistes) et le « progressiste » (la gauche libérale ; grosso modo, le parti démocrate états-unien), Patrick Deneen écrit : ’’Cette continuité profonde entre droite et gauche découle de deux sources principales : la première, philosophique, les traditions libérales classique et progressiste arguant toutes deux, en définitive, du rôle central de l’État dans la création et l’expansion de l’individualisme. Dans le chapitre précédent, j’ai brièvement expliqué comment les deux « faces » du libéralisme, bien qu’apparemment enfermées dans une confrontation intense, promeuvent en fait ensemble les principaux objectifs du projet libéral’’ (page 75).
Selon Patrick Deneen, l’État libéral est à l’origine de la montée en puissance de l’individualisme qui ravage les sociétés occidentales : ’’L’individu, en tant qu’acteur économique détaché et égoïste, n’existait dans aucun état de nature véritable mais il avait plutôt été créé par l’intervention élaborée de l’État naissant, au début de l’ère moderne, au commencement de l’ordre libéral’’ (page 80). C’est l’État libéral qui se charge de libérer l’individu de toutes les affiliations partielles et limitatives qui existaient avant la révolution libérale ; il a pour objectif d’émanciper les individus de tout héritage communautaire, si besoin est par la force. Nous connaissons cela en France, où la variante locale du libéralisme (le libéralisme jacobin dont Gaspard Koenig vante les mérites) a été à l’origine de meurtres de masse et même d’un génocide. L’État américain n’a pas à son actif de telles monstruosités encore que ses interventions à l’extérieur, toujours destinées à libérer les uns ou les autres, a provoqué de très nombreux morts pour un résultat globalement nul (entre 100000 et 1 million de morts en Irak selon les estimations ; 100000 civils tués en Afghanistan…….), sauf pour les compagnies proches du Pentagone qui se sont partagées l’essentiel des dépenses considérables liées à ces guerres.
Comme nous le disions précédemment, il y a aux USA des « conservateurs » mais il ne faut pas s’y tromper, ce sont des libéraux ; la différence essentielle autour de laquelle s’opposent les libéraux « conservateurs » et « progressistes », concerne le rôle de l’État dans le processus d’émancipation des individus ; les « conservateurs » sont partisans d’un État « veilleur de nuit » laissant les individus mener leurs existences avec un minimum de limites (voire pas de limites du tout dans le cas des libertariens) tandis que les « progressistes » pensent que l’État doit intervenir pour maintenir l’égalité en matière de liberté individuelle. Ceci dit, pour les uns et pour les autres l’objectif est la promotion des libertés individuelles et ceux qui croient que les « conservateurs » états-uniens ont de la considération pour les traditions se trompent lourdement : ’’Bien que les libéraux « conservateurs » montrent une constante hostilité à l’expansion de l’État, ils font systématiquement appel à sa capacité de garantir la sécurité des marchés nationaux et internationaux, ce qui est un moyen de dépasser toutes les formes de gouvernance locale ou de normes traditionnelles qui pourraient limiter le rôle du marché dans la vie de la communauté. Et bien que les libéraux « progressistes » proclament que l’État élargi est le parfait protecteur de la liberté individuelle, ils insistent pour qu’il soit limité lorsqu’il s’agit d’appliquer « les bonnes manières et la morale », lui préférant un libre marché d’ « acheteurs et vendeurs », particulièrement dans les domaines de la pratique sexuelle et de la fluidité totale de l’identité sexuelle, de la définition de la famille, et des choix personnels quant à l’arrêt de sa propre vie. L’État libéral moderne s’étend sans cesse, élargissant la façon dont nous nous définissons comme consommateurs-…….- tout en nous distrayant autour d’une bataille cataclysmique entre deux camps dont beaucoup commencent à suspecter qu’ils ne sont après tout pas si différents l’un de l’autre’’ (page 89).
Le déracinement des humains provoqué par l’expansion des politiques libérales est à l’origine de la montée en puissance des États lesquels font figure de derniers recours aux yeux des déracinés désemparés. Patrick Deneen reprend à son compte l’analyse de Robert Nisbet qui pensait que si les idéologies totalitaires, communisme, fascisme et nazisme, ont eu du succès avant de disparaître aussi brutalement qu’elles étaient apparues, c’est parce que les peuples européens déracinés ont cru qu’elles pouvaient être à l’origine de nouvelles formes de communautés ; les politiques libérales seraient donc à l’origine de ces expériences désastreuses: ‘’En tant que créatures politiques et sociales naturelles, les hommes ont besoin d’un ensemble solide de liens pour fonctionner comme des êtres humains pleinement constitués. Privés des liens profonds avec la famille (qu’elle soit nucléaire ou étendue), le lieu de résidence, la communauté, le pays, la religion et la culture, et profondément préparés à croire que ces formes d’association sont des limites à leur autonomie, les humains déracinés cherchent une appartenance et une justification dans la seule forme d’organisation légitime qui reste à leur disposition : l’État. Nisbet a vu dans la montée du fascisme et du communisme la conséquence prévisible de l’assaut libéral contre les associations et communautés locales. Ces idéologies offraient une nouvelle forme d’appartenance, en adoptant l’histoire et l’imagerie des associations qu’elles avaient remplacées, et par-dessus tout en proposant une nouvelle forme d’affiliation, une sorte de religion d’État’’ (page 91).
Le rôle de l’État libéral est d’amener les individus à se libérer de leurs héritages et de leurs attachements. Pour atteindre son but, il ne craint pas d’utiliser les institutions scolaires et universitaires d’une part, les médias d’autre part, de manière totalitaire (propagande incessante ; dénonciation ; diabolisation et boycott de tous les opposants,….), ce qui est pour le moins paradoxal compte tenu du fait que l’État libéral est supposé être neutre et permettre l’épanouissement de toutes les libertés. Contrairement à tout ce qu’ont écrit les auteurs libéraux : ‘’Au cœur de la théorie et de la pratique libérales, l’État joue un rôle prééminent en tant qu’agent de l’individualisme’’ (page 90).
Ce que ne veulent pas voir les libéraux « conservateurs » c’est que ‘’[En effet], l’individualisme et l’étatisme se sont puissamment associés pour détruire les vestiges des communautés pré-libérales….’’ (page 93). Et cette association ne cesse de se renforcer au détriment de toutes les communautés infra-étatiques (familles, communes, comtés, États fédérés…..) lesquelles ont de moins en moins d’importance du fait de l’émancipation individuelle voulue par les libéraux au nom de leur idéologie individualiste. De ce fait, l’anomie se répand dans les sociétés libérales et avec elle les désordres de toutes natures ; pour remédier à la montée de ces désordres, l’État est contraint de prendre les choses en mains : ‘’L’expansion du libéralisme repose sur un cercle vicieux, et qui prend de la force, dans lequel l’expansion de l’État assure la finalité de la fragmentation individuelle, ce qui nécessite en retour une plus grande expansion de l’État pour contrôler une société où les normes, les pratiques ou les croyances ne sont plus partagées’’ (page 94). L’État libéral favorise les comportements individualistes lesquels génèrent des désordres qui induisent une demande d’intervention de l’État ; ce processus aboutit au renforcement sans fin de l’interventionnisme étatique. Une application plus généralisée des principes libéraux ne peut donc pas contrecarrer l’augmentation du pouvoir étatique, bien au contraire. Les libéraux « conservateurs » se trompent donc lourdement.
Le constitutionnaliste et homme politique fédéraliste Alexander Hamilton, pensait dès l’origine de la fédération états-unienne que le gouvernement central avait pour vocation d’affaiblir les communautés intermédiaires : ‘’L’argument de Hamilton indique une tendance prévisible du nouvel ordre constitutionnel, qui promet, au fil du temps, que le rôle du gouvernement central serait d’élargir la sphère de la liberté individuelle sous son patronage spécifique, et que la population finirait par considérer non seulement le gouvernement central comme le protecteur de ses libertés, mais aussi les formes plus directes et plus locales d’autonomie de gouvernement comme des obstacles à cette liberté…..Le « Fédéraliste » établit les conditions qui doivent garantir que la population finisse par s’identifier davantage avec le gouvernement central qu’avec les gouvernements locaux et ceux des états’’ (page 224). La centralisation politique était donc au programme depuis le début contrairement à ce qu’on entend le plus souvent et la constitution fédérale n’aurait été qu’une concession provisoire permettant la création sournoise d’un État ayant vocation à se centraliser.
Le libéralisme comme anti-culture
Patrick Deneen définit la culture comme ‘’un ensemble de coutumes, de pratiques et de rituels transmis de génération en génération et enracinés dans des contextes locaux et des situations particulières’’ (page 97) et il ajoute : ‘’La culture et la tradition sont le résultat de l’accumulation de pratiques et d’expériences que les générations ont volontairement amassées et transmises comme un cadeau aux générations futures. Cet héritage est le résultat d’une liberté plus profonde, la liberté des interactions intergénérationnelles avec le monde et entre les hommes’’ (page 250). Il reproche au libéralisme de promouvoir la destruction des communautés enracinées et le rassemblement de foules anonymes mues par la recherche de la richesse et la satisfaction des désirs individuels dans des métropoles qui se ressemblent toutes et dont les seules normes sont celles de l’idéologie des droits d’un homme générique sans origines et privé de toute tradition culturelle (la culture libérale étant réduite à la connaissance de ce qui est utile pour « réussir » et aux droits précités). Il explique que le libéralisme repose sur le postulat anthropologique selon lequel les hommes n’ont pas d’origines et ne sont d’aucun lieu, ‘’qu’ils émergent, comme Hobbes le disait, « de la terre, comme des champignons qui grandissent sans se devoir rien les uns aux autres »’’.
Par ailleurs, comme l’avait constaté Tocqueville, les démocraties libérales n’agissent que dans le court terme. Dans « De la démocratie en Amérique », le penseur normand a écrit : ‘’Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur’’.
Ce comportement est lié au « présentisme » propre au libéralisme lequel invite à se détourner du passé, ignorer l’avenir et se contenter de « gérer » le présent. L’individu libéral, obsédé par la satisfaction de ses désirs ne vit que dans le présent. Or, nous dit Patrick Deneen, ‘’La culture est la pratique de la pleine temporalité, un système qui connecte le présent au passé et au futur. D’après les Grecs, la mère de la culture, celle des neuf Muses, était Mnémosyne, dont le nom signifie « mémoire ». La culture nous fait connaître nos dettes et nos obligations envers les générations’’ (page 113).
‘’L’anti-culture libérale repose sur trois piliers ; premièrement la conquête totale de la nature, ce qui, par conséquent, fait de la nature un objet indépendant qui a besoin d’être sauvé par l’idée théorique de l’élimination de l’humanité ; deuxièmement, une nouvelle expérience du temps conçu comme un présent sans passé, et où le futur est une terre étrangère ; troisièmement, un ordre qui rend l’idée de lieu fongible et dépourvu de signification’’ (page 99). La nature, le temps et le lieu constituent le cadre nécessaire à l’existence de toute culture mais le libéralisme est en rupture depuis sa genèse avec ces trois notions parce que, d’une part, le libéralisme a hérité de la pensée de Bacon laquelle invite à l’exploitation totale et sans retenue de la nature et parce que, d’autre part, l’individualisme qu’il véhicule nie l’importance de l’enracinement dans un lieu et dans une histoire. Le libéralisme œuvre à la dé-liaison, à l’émancipation totale de l’individu qui est conçu comme un nomade sans appartenance, débarrassé de ses héritages et de tout attachement. L’individu autonome, indépendant ou souverain évolue dans un monde dans lequel ‘’Les structures juridiques libérales et le système de marché aggravent de concert la déconstruction de la diversité culturelle pour la remplacer par une monoculture juridique et économique, ou, plus exactement, une mono anti-culture’’ (page 119). L’individu libéral ignore le passé et ne s’embarrasse pas de l’avenir, il se contente de vivre dans l’instant. C’est ce qui explique que le monde libéral, obsédé par les « résultats à trois mois » est incapable de se projeter dans l’avenir, pour le plus grand malheur de nos descendants.
Patrick Deneen rappelle qu’Aristote appelait à la maîtrise des désirs et que cette maîtrise est un élément essentiel de la culture. Il pensait que la maîtrise des appétences biologiques élémentaires, comme l’alimentation et le désir sexuel se traduit dans les sociétés « cultivées » par une mise en forme complexe et exigeante (cour amoureuse, bonnes manières entre les sexes, rituels alimentaires sophistiqués….). Ces comportements « cultivés » sont considérés comme des entraves par les libéraux qui veulent supprimer toute retenue, toute limite, dans ces domaines comme dans tous les autres d’ailleurs. Il écrit à ce sujet : ‘’Dés le début, les promoteurs du libéralisme ont compris que les contraintes culturelles pesant sur l’expression et la recherche de la satisfaction des appétits étaient des obstacles à la construction d’une société fondée sur le débridement des vices anciens(comme la cupidité), conçus comme des moteurs du dynamisme économique, et qu’on pouvait requérir le pouvoir de l’État pour renverser les institutions culturelles responsables de freiner de tels appétits’’ (page 103). Bernard Mandeville (1670 – 1733), un des premiers théoriciens libéraux, a fait l’apologie des vices dans son petit ouvrage intitulé « La fable des abeilles » (un ouvrage que préfèrent ignorer les libéraux contemporains), dont il pensait qu’ils étaient les ressorts de l’efficacité économique.
Le projet libéral est « anti-culturel », écrit Patrick Deneen, et il aboutit au déchaînement des appétits les plus élémentaires, au refus de toute « mise en forme » culturelle et, finalement, à l’égalité de tous les comportements y compris les plus vils. La seule inégalité qui est autorisée et promue au sein des sociétés libérales est celle de la richesse. Patrick Deneen explique que le système universitaire étatsunien se consacre désormais presqu’entièrement aux disciplines « utiles » qui permettent de « faire de l’argent » et que toutes les autres (la philosophie, l’histoire, la littérature….) sont progressivement marginalisées. L’université libérale est orientée vers la domination de la nature et l’enrichissement sans fin qui permet de satisfaire tous les désirs, y compris les plus inavouables, ce qui dope le marché et alimente la montée en puissance de l’État : ‘’La dissolution de la culture est le préalable à la fois de la libération de l’individu désincarné au profit d’un marché envahissant et omniprésent, et du renforcement de l’État…..L’individualisme libéral exige le démantèlement de la culture ; et comme la culture disparaît, le Léviathan croît et la liberté responsable recule’’ (page 126).
Dans un texte, inspiré de Locke, qui a précédé la Déclaration d’indépendance, Thomas Jefferson a écrit que la rupture avec la communauté de naissance était le droit le plus fondamental ; le déracinement des populations est consubstantiel au libéralisme: ‘’Cette idée d’un état hors-sol par défaut est l’un des moyens prépondérants par lesquels le libéralisme, subtilement, discrètement et systématiquement, sape toutes les cultures et libère les individus pour les faire entrer dans l’irresponsabilité de l’anti-culture’’ (page 114). ‘’Alors que la culture est une accumulation d’expériences et de mémoires locales et historiques, la « culture » libérale est le vide qui subsiste quand l’expérience locale a été évacuée, que la mémoire s’est perdue et que tout lieu devient n’importe quel lieu. On remplace une palette de cultures vraies par la célébration du « multiculturalisme », qui est la réduction de la véritable variété culturelle à une homogénéité libérale vaguement rhabillée en un costume indigène qu’on peut facilement jeter…..La célébration uniforme de toutes les cultures signifie véritablement « pas de culture du tout ». Plus on invoque avec insistance le « pluralisme » ou la « diversité » ou, dans le monde de la vente au détail, le « choix », plus il est certain que la destruction des vraies cultures progresse’’ (page 128).
Libéralisme et démocratie
La philosophe libérale Justine Lacroix a écrit : ‘’[Mais] il n’existe pas de lien nécessaire entre liberté individuelle et régime démocratique’’ (‘’Communautarisme versus libéralisme’’ ; page 21). Il n’y a aucun lien entre l’individualisme libéral et le régime démocratique ; d’ailleurs, les démocrates grecs ne souscrivaient pas à l’individualisme pas plus d’ailleurs qu’à l’égalitarisme. Ils pensaient que la démocratie, c’est-à-dire l’égalité politique et l’expression directe de la volonté populaire, permettait de renforcer les liens communautaires ; l’idéal démocratique était donc de nature « communautarienne ». Ce que l’on appelle « démocratie libérale » ne ressemble en rien à la démocratie athénienne ; donner ce nom à ce qu’il faut appeler « régime représentatif » ne fait que créer de la confusion. La démocratie, qui fut une innovation de certaines cités grecques, était un régime dans lequel l’ensemble des citoyens votaient directement les lois, sans intermédiaires, les magistrats (à l’exception toutefois des stratèges qui étaient élus) étant, quant à eux, tirés au sort. Il n’y eut jamais rien de tel en France, aux États-Unis, en Angleterre……ni nulle part ailleurs pendant l’ère moderne. Siéyès a déclaré dès l’été 1789 qu’il fallait doter la France d’un système représentatif, pas d’une démocratie. Dont acte ; il n’y a jamais eu de démocratie en France, comme l’a écrit le sociologue Jules Monnerot, puisque la démocratie ne peut être que directe.
A la différence du républicanisme dont un des deux objectifs essentiels est la recherche d’un bien commun, l’autre étant la suppression de toute forme d’arbitraire et la soumission à la loi commune, le libéralisme invite les individus à se désengager du débat politique et à se consacrer à leurs propres intérêts. A contrario, dans la Rome républicaine, la participation active de chaque citoyen à la recherche d’un bien commun était un des commandements moraux qu’enseignait la coutume des Anciens (mos majorum). A Rome, pour faire preuve de « virtus » il fallait s’impliquer dans la vie politique et la défense de la Cité, avec courage. La vertu romaine était orientée vers le bien commun.
Depuis Locke, le libéralisme nous invite à nous affranchir des liens communautaires et, de nos jours, l’idéologie libérale, enfin libérée du poids des traditions, nous conseille de nous tenir à distance de la vie politique et de privilégier les activités individuelles loin des passions et des débats collectifs. Il est important de souligner que de plus en plus de libéraux font preuve de suspicion voire même d’hostilité à l’encontre des pratiques démocratiques. Les libéraux se sont toujours méfiés des peuples et des majorités suspectées de vouloir imposer leur dictature. Le rôle du système représentatif est précisément d’empêcher l’expression de ces majorités quand ces dernières s’éloignent des principes du libéralisme (Madison a été très explicite à ce sujet ; il pensait que les représentants devaient relativiser l’importance de la volonté populaire), d’où le refus obstiné de l’oligarchie libérale de satisfaire la demande très majoritaire (en particulier en Europe) concernant l’adoption du référendum d’initiative populaire. Alain Minc n’a pas hésité à proposer un retour à une forme de régime censitaire dans une interview accordée à Paris Match. Selon les libéraux, le peuple est dangereux parce qu’ignorant et animé par des passions mauvaises.
Le philosophe libertarien Jason Brennan (université de Georgetown) a écrit, dans un ouvrage intitulé « Against Democracy », que les électeurs sont des ignorants et que le gouvernement démocratique finira par refléter les carences de l’électorat. ‘’D’autres libéraux à tendance libertaire, tels que Bryan Caplan, Jeffrey Friedman et Damon Root, croient que lorsque la démocratie menace les engagements profonds du libéralisme – et ils soutiennent que ce sera inévitablement le cas, puisque les électeurs non éduqués et non informés sont illibéraux – il pourrait être préférable d’envisager simplement des moyens d’abandonner la démocratie’’ (page 211). Brennan souhaite la domination d’une « épistocratie », une aristocratie éclairée, pour gouverner de manière efficace et performante une société moderne, libérale et capitaliste ! Il n’y a rien de neuf dans cette proposition, Voltaire, ce grand libéral, était déjà un chaud partisan du despotisme « éclairé ».
Walter J. Shepard qui fut président de l’American Political Science Association a appelé, dès 1934, à un réexamen de la « foi » des États-Unis dans la démocratie ; il pensait que le dogme du suffrage universel doit céder la place à un système de tests qui exclura les éléments ignorants, non informés et antisociaux qui décident de l’issue des élections. Le système représentatif des libéraux n’a jamais été une démocratie parce que ces derniers ne l’ont jamais voulu.
L’opinion, de plus en plus répandue, selon laquelle nos gouvernements deviennent tyranniques est fondée et plus les peuples vont s’écarter des canons du libéralisme plus nos gouvernements libéraux vont essayer de les museler, jusqu’à l’explosion du système. Notons que, contrairement à ce que disent les « libéraux conservateurs », la tyrannie étatique qui se déploie depuis quelques décennies n’a pas une origine socialiste mais libérale. Macron, Biden et Trudeau, sont des libéraux ; ils ne sont en rien des socialistes. Patrick Deneen a raison de penser que ce n’est pas en renforçant les principes libéraux, c’est-à-dire en injectant une dose supplémentaire d’individualisme que l’on parviendra à régler les problèmes insurmontables des sociétés libérales, bien au contraire.
Le libéralisme a créé une caste ploutocratique mondiale
Au cours des dernières décennies, le système libéral a produit une caste de déracinés et de nomades de toutes origines, formés au sein des universités américaines, qui ‘’se font les apôtres de la « politique d’identités » (identity politics) et de la « diversité » pour servir leurs intérêts économiques, leur perpétuelle « potentialité » et leur éternel déracinement. Les identités et la diversité ainsi sécurisées sont globalement homogènes, condition préalable à l’émergence d’une élite mondiale fongible qui identifie facilement d’autres membres capables de vivre dans un monde sans culture et sans racines, défini avant tout par des normes libérales instaurant l’indifférence vis-à-vis du destin des voisinages et des communautés’’ (page 182). Le système universitaire est utilisé par cette caste comme un outil visant à sélectionner et à former ceux qui s’agrégeront aux autres membres de la caste oligarchique. Le système scolaire étatsunien est devenu, comme l’a souligné aussi Michael Sandel (‘’La tyrannie du mérite’’ -Albin Michel), une machine de tri des étudiants qui propulse les plus doués dans la caste des privilégiés lesquels sont supposés « mériter » leur richesse future et qui rejette les autres, les « losers », lesquels sont voués à une condition médiocre. Le tri a certes toujours existé mais nullement dans les conditions actuelles parce que, de nos jours, il génère des inégalités monstrueuses que nous n’avons jamais connu dans le passé. Le mérite est désormais dévoyé et utilisé pour justifier les privilèges invraisemblables de la caste dominante tandis que, dans le passé, le tri méritocratique permettait à tous ceux qui faisaient la preuve de leurs compétences d’accéder aux fonctions les plus élevées indépendamment de leur origine sociale ; le système méritocratique s’opposait au népotisme qui est un des comportements les plus universels. De plus le « méritocratisme » libéral contemporain est à l’origine d’un mépris absolu des méritocrates à l’encontre de ceux qui ne le sont pas ; en plus d’avoir des « jobs » mal payés , les « losers », sont considérés comme des moins que rien par la caste des privilégiés.
Le libéralisme prétendait libérer l’humanité des aristocraties et de ce point de vue, il a échoué, puisqu’il a créé une nouvelle aristocratie de marchands qui s’accaparent une part de plus en plus grande des richesses produites. Cette nouvelle aristocratie détient, en plus du pouvoir économique, le pouvoir culturel et médiatique et manipule les pouvoirs politiques qu’elle ne craint plus d’affronter, y compris aux États-Unis où l’État profond libéral et les milliardaires, notamment les propriétaires des GAFAM, se sont opposés sans retenue à Donald Trump. Les fondations des milliardaires libéraux interviennent de plus en plus fréquemment dans la vie politique des États et Georges Soros dicte leur conduite aux juges européens. Comme l’a dit François Fillon, que cela ne semblait pas gêner, à Philippe de Villiers, c’est cette ploutocratie mondiale qui dirige en fait le monde occidental et ses satellites au profit d’une infime minorité qu’Alexandre Zinoviev avait estimée à 3 millions d’individus de toutes nationalités.
‘’Le succès du libéralisme favorise donc les conditions de son échec : alors qu’il prétendait causer la chute de la domination aristocratique des forts sur les faibles, il aboutit à l’émergence d’une nouvelle aristocratie plus puissante, plus assurée de sa permanence, qui lutte sans cesse pour maintenir les structures de l’injustice libérale’’(page 185). Et cette nouvelle aristocratie dispose de nos jours de moyens de coercition considérables : ‘’Le gouvernement « limité » du libéralisme d’aujourd’hui provoquerait la jalousie et la stupéfaction des tyrans de jadis, pour qui des possibilités si étendues de surveillance et de contrôle des mouvements, des finances et même des actions et des pensées, n’auraient été qu’un rêve’’ (page 28). Les libéraux avaient fait leur le principe républicain essentiel qui vise à la suppression de toute forme d’arbitraire mais le déploiement du libéralisme a abouti à la formation d’une nouvelle classe dominante plus riche que toutes celles qui l’ont précédé et doté d’un pouvoir exorbitant qu’elle utilise de manière parfaitement arbitraire pour empêcher ses adversaires de parvenir au pouvoir et pour faire entrer les principes libéraux (individualisme, refus des limites de toutes natures) dans les esprits.
Les trois variantes du libéralisme
La famille libérale a été divisée, depuis toujours, en de nombreux courants mais il est possible de résumer la situation actuelle en disant qu’il y a aujourd’hui, aux États-Unis, trois grands courants libéraux : les libéraux « progressistes », dont John Rawls est le maître à penser et qui sont proches du parti démocrate, les libéraux « conservateurs » qui soutiennent le parti républicain et les libertariens qui s’inspirent de Hayek, Nozick, Cowen…et qui sont, de nos jours, plutôt proches du parti républicain dont ils constituent l’aile droite, la plus éloignée des « progressistes ». La concurrence entre ces différents courants du libéralisme structure la vie politique étatsunienne.
Les « conservateurs » étatsuniens sont donc des libéraux qui ne renient nullement les principes essentiels du libéralisme, notamment l’individualisme. Ils sont nostalgiques d’une Amérique qui n’existe plus, celle d’avant les débuts de la révolution sociétale dont le point de départ se situe vers 1965.
Les libéraux « progressistes » sont à l’origine de cette révolution sociétale qui se poursuit mais les libéraux « conservateurs » soutiennent totalement la machine impériale américaine, économique et militaire, qui affirme la supériorité du modèle économique et culturel américain, arase les cultures et uniformise l’humanité, au besoin en utilisant les moyens militaires. Il ne faut pas s’y tromper, ce en quoi diffèrent les libéraux « conservateurs » des libéraux « progressistes » concerne les moyens utilisés pour atteindre le but, qui est commun : ‘’Le libéralisme « classique » et le libéralisme « progressiste » fondent tous deux la promotion du libéralisme sur la libération de l’individu des limites existantes : tradition, culture, et toute relation non choisie’’ (page 76).
Quant aux libertariens, nombreux parmi les supporters de Trump, ils professent un individualisme radical qui est en fait un quasi anarchisme opposé à toute forme de solidarité communautaire (répartition des richesses par l’impôt, sécurité sociale…). Le professeur d’économie libertarien Tyler Cowen (Université George Mason), par exemple, se félicite de ce que la société américaine est en train de se séparer ‘’en deux nations distinctes’’ (page 192) : une petite minorité de très riches et une grande majorité de ‘’laissés pour compte’’. Il plaide même pour la création de ‘’banlieues entières de favelas’’ destinées à ces derniers. Le phénomène libertarien n’est pas qu’étatsunien, au Royaume Uni, plusieurs dizaines de députés du parti conservateur appartiendraient à ce courant extrémiste.
Après le libéralisme
Le libéralisme a échoué parce qu’il a réussi ; les principes qu’il promeut sont ceux des élites dirigeantes des États occidentaux mais il a échoué parce que les effets de l’individualisme sont désastreux et qu’ils heurtent désormais profondément une très grande part des citoyens de ces États. Les inégalités extravagantes de richesse, le renforcement sans fin des contraintes étatiques, le mépris des heureux élus du système « méritocratique » à l’égard des laissés pour compte (les « sans-dents »), lesquels sont très majoritaires, la désagrégation des communautés (familles, nations…) et la solitude qui en résulte (‘’Le libéralisme s’est aujourd’hui élargi avec succès d’un projet politique à un projet social et même familial, agissant le plus souvent comme un solvant de tous les liens sociaux’’ – page 248), la destruction des cultures enracinées au profit d’une anti-culture axée sur le profit et la satisfaction des désirs individuels, la formation d’une aristocratie mondialisée dont les membres ne sont meilleurs que pour « faire de l’argent », le despotisme économique, culturel et politique exercé par cette caste des « meilleurs », constituent le bilan net des politiques libérales. Les peuples n’ont compris que très lentement ce qui se passait mais, désormais, une majorité a saisi le sens de l’histoire selon les libéraux. Les 70% de Français qui ont soutenu les « Gilets Jaunes » ont bien compris que le système libéral est insupportable.
Patrick Deneen a raison de penser que ‘’la fin du libéralisme est en vue’’ et la caste oligarchique commence à sentir le vent du boulet « populiste ». Soros lui-même a dit en 2020 que lui et ses amis étaient en train de perdre la partie. Il est vrai, qu’ils ont échoué en Russie puis dans certains pays d’Europe centrale. Aux États-Unis, Trump, bien que n’ayant pas rompu avec le libéralisme, loin s’en faut, a remis en cause certains principes libéraux concernant l’immigration et le libre-échange, notamment. Ce dernier pourrait revenir aux affaires en 2024 mais serait-t-il capable de rompre avec le libéralisme ? Nous ne le pensons pas. Dans de nombreux pays européens, les partis patriotiques, partisans d’un renforcement des pouvoirs populaires (référendum d’initiative populaire), montent en puissance et au Danemark, le parti social-démocrate au pouvoir pratique une politique « populiste » de réduction drastique de l’immigration.
La contestation du libéralisme prend de l’ampleur mais il ne faudrait pas que cette contestation permette à une autre idéologie qui serait aussi délétère, voire même plus encore, de se déployer. Ayons à l’esprit le fait que la contestation du libéralisme au début du siècle dernier (contestation des inégalités de richesse, de la misère des prolétariats et du parlementarisme) a mené au triomphe des idéologies communiste, fasciste et nazie qui étaient bien pires que le libéralisme. Les bilans catastrophiques des régimes inspirés par ces idéologies totalitaires ont permis au libéralisme de se remettre en selle une première fois en 1945 et une seconde fois en 1990. Il ne faudrait pas qu’une nouvelle fois, le rejet du libéralisme aboutisse, dans un premier temps, à son remplacement par une idéologie despotique ou totalitaire comme ce fut le cas, dans un grand nombre de pays, au XXe siècle, et, dans un second temps, au rétablissement de l’hégémonie libérale. L’individualisme est une idée folle mais les différents collectivismes, socialistes, communistes et fascistes, le sont tout autant.
Patrick Deneen nous dit qu’en aucun cas il ne sera possible de corriger les effets du libéralisme en utilisant ses présupposés : ‘’ Réclamer des remèdes aux maladies du libéralisme en imposant plus de mesures libérales est exactement comme verser de l’essence sur un feu rageur. Cela ne ferait qu’approfondir la crise politique, sociale, économique et morale dans laquelle nous nous trouvons’’ (page 24). ’’Aucun effort sérieux pour concevoir une alternative post-libérale à dimension humaine ne saurait venir de l’arrière-garde des défenseurs d’un régime en déclin’’ (page 240). Les « libéraux-conservateurs », en Europe et aux États-Unis, ressentent bien les effets destructeurs de cette idéologie et ils voudraient en revenir à un stade de développement du libéralisme antérieur au stade libertaire qu’il a atteint de nos jours lequel n’est que le point d’aboutissement naturel du libéralisme tout court, ce qu’ils ne veulent pas admettre. Ils ont tendance à penser que ce qui se passe ne procède pas du libéralisme mais d’un supposé socialisme. Ils se trompent totalement à ce sujet ; Biden, Trudeau, Macron et Merkel ne sont pas des socialistes mais des libéraux. Le projet « libéral-conservateur » est voué à l’échec ; tout d’abord parce qu’il n’est pas possible de remonter le temps et ensuite, parce que si cela s’avérait possible, le libéralisme évoluerait à nouveau le long de sa pente naturelle qui le mène inexorablement vers le règne de l’individu souverain de lui-même.
Alors, que faire ? La contestation du libéralisme ne doit pas aboutir au rejet de ce qu’il y avait de noble dans un certain nombre des présupposés de départ du libéralisme lesquels étaient un legs de la pensée classique, et notamment de la tradition républicaine classique selon laquelle être libre consiste à être à l’abri de toute forme d’arbitraire et non pas à pouvoir faire tout ce qui nous passe par la tête comme l’entendent les libéraux d’aujourd’hui. Patrick Deneen explique très justement que pour être libre il faut se libérer de la tyrannie des désirs en ayant une bonne maîtrise de soi et une stricte autodiscipline, ce qui est l’exact contraire de ce que promeuvent les libéraux, à savoir le consumérisme et la satisfaction de tous les caprices. Il rejoint sur ce point la morale républicaine classique qui promouvait la « frugalitas ».
Patrick Deneen rejette l’idée d’un remplacement de l’idéologie libérale, qui fut la première de toutes les idéologies modernes, par une nouvelle idéologie : ‘’Une politique plus humaine doit éviter la tentation de remplacer une idéologie par une autre’’ (page 248), ce que nous ne pouvons qu’approuver. Ceci dit, il est impossible de faire l’économie d’un certain nombre d’idées et de principes, même s’il faut veiller à ce que ces idées et ces principes n’en viennent pas à former un « système idéologique » qui ignorerait les enseignements tirés de l’observation empirique ; ce qui caractérise l’idéologie c’est qu’elle est déconnectée du réel (Machiavel, déjà, avait mis en garde contre toute pensée qui ne prend pas en compte la réalité observable). Parmi les principes qui sont mobilisables, il y en a qui nous semblent essentiels, ce sont ceux du républicanisme classique : égalité juridique et politique des citoyens ; recherche collective d’un Bien Commun ; absence d’arbitraire et soumission aux seules lois communes ayant reçu l’approbation populaire ; libertés de pensée et d’expression ; patriotisme. Il n’est pas inutile de rappeler que le républicanisme classique ignorait l’individualisme et l’égalitarisme (croyance dans une supposée égalité naturelle des êtres humains qui évolue de nos jours vers la négation de toutes les différences, celles qui existent entre hommes et femmes par exemple) lesquels sont au cœur des idéologies modernes de gauche dont le libéralisme, qui fut l’idéologie de la première des gauches de notre histoire : celle qui naquit en 1789.
Le libéralisme est un républicanisme qui a dégénéré consécutivement à l’introduction de l’individualisme, et le « républicanisme » français n’est qu’un libéralisme particulier, mais le rejet de cette doctrine pernicieuse ne doit pas nous amener à nous débarrasser de toutes les idées ou principes qu’il véhicule. Par exemple, le libéralisme promeut les libertés de pensée et d’expression et, bien entendu, il ne peut être question de revenir sur ces libertés essentielles. Le libéralisme est hostile à toute forme d’arbitraire, le républicanisme aussi mais, à la différence du libéralisme, il admet certaines interférences comme celles de l’État, des familles et des enseignants, entre autres. Par ailleurs, les graves défauts du capitalisme libéral, qui sont liés à une conception individualiste de l’économie entrepreneuriale et du marché, ne doivent pas nous inciter à remettre en cause ces derniers. Par contre, un républicanisme digne de ce nom, c’est-à-dire ordonné au bien commun, impose d’encadrer le système de production et d’échanges de biens de manière non pas dogmatique mais, au contraire, très pragmatique. Il ne peut tolérer non plus que les entrepreneurs abusent de leur pouvoir au détriment des autres citoyens.
L’individualisme libéral est à l’origine des innombrables maux dont souffrent les sociétés occidentales. A ceux que Patrick Deneen a examinés dans son livre il faut ajouter l’immigration de peuplement et le multiculturalisme. La première est exigée par le patronat libéral au nom des besoins économiques de leurs entreprises et par les intellectuels libéraux au nom d’un prétendu droit de l’individu à s’installer là où il le souhaite, droit qui justifierait la disparition des frontières. Quant au multiculturalisme, il traduit l’idée selon laquelle tout individu doit pouvoir choisir sa culture (l’État libéral est neutre). L’immigration et le multiculturalisme transforment les sociétés occidentales en chaos multiethnique et multiculturel, ce qui ruine l’homogénéité relative de nos sociétés et provoque leur dislocation.
Pour mettre un terme à la dérive individualiste de notre société, il faudrait que nous retournions aux sources du républicanisme classique pré-libéral, pour fonder un républicanisme post-moderne qui ne serait ni individualiste, parce que l’individualisme nie l’importance de la communauté, ni holiste, parce que le holisme ignore les libertés personnelles (Tu n’es rien, ton groupe est tout ; ce groupe pouvant être, selon les cas, une caste traditionnelle, une classe sociale, l’État ou une race). Une république digne de ce nom doit, en permanence, veiller au maintien d’un équilibre entre les indispensables libertés personnelles et les inévitables contraintes communautaires. Il n’y a pas de vie possible en société sans limites, or, répétons le, l’homme est essentiellement un être social. L’idée de Liberté, au singulier et avec un L majuscule, est une absurdité parce qu’un être social est nécessairement contraint de respecter des limites et d’assumer des devoirs collectifs. Une république digne de ce nom se doit de fixer des limites, dans le respect des préférences de la majorité des citoyens ; elle se doit aussi de faire respecter ces limites et d’enseigner aux jeunes leurs devoirs, tout en octroyant toutes les libertés personnelles compatibles avec ces limites et devoirs, d’une part, avec la cohésion et la pérennité de la communauté nationale, d’autre part. Autant dire que dans une république, il y a de nombreuses interférences, entre l’État et les citoyens mais aussi entre parents et enfants, professeurs et élèves, officiers et soldats…..Ces interférences ne sont pas des dominations si elles sont encadrées par la loi, c’est-à-dire si elles ne sont pas arbitraires. Le républicanisme n’est pas une utopie individualiste comme l’est le libéralisme, il essaie de concilier les exigences communautaires et le besoin de libertés personnelles.
Les gens épris de pureté philosophique n’aiment pas l’idée d’un compromis toujours précaire et révisable entre les exigences collectives et les libertés personnelles mais nous n’avons pas d’autre choix que celui-là parce que chacun d’entre nous est traversé par cette contradiction. Comme l’a écrit le grand naturaliste Edward Wilson dans « La conquête sociale de la Terre », l’espèce humaine a subi, au cours de sa très longue histoire, trois pressions de sélection : une pression de sélection dont résultent les comportements favorables à la survie de l’individu, une autre qui a généré la préférence pour la parentèle et, enfin, une troisième pression qui a produit les comportements permettant la cohésion du groupe d’appartenance. Contrairement à ce qu’il pensait à l’époque de la « sociobiologie », au cours des années 1970 et 1980, il estime désormais que, compte tenu des résultats des recherches menées plus récemment, la sélection de groupe est la plus puissante des trois, mais, pour autant, les sélections individuelle et de parentèle nous ont profondément marqués et continuent d’agir sur nos comportements.
La recherche de la pureté philosophique ou idéologique ne mène qu’à des solutions inacceptables : le chaos individualiste ou l’encasernement collectif. Les débats sans fin portant sur les mérites respectifs de la société individualiste et de la société holiste occupent un grand nombre de philosophes mais ils sont vains. Nous avons besoin d’appartenir à une communauté et donc de partager une identité communautaire mais nous avons besoin, aussi, d’être des personnes dotées d’une identité et de libertés personnelles. C’est à ces besoins contradictoires que le républicanisme doit répondre de manière réaliste.