L’État de droit est invoqué en permanence, par les autorités européennes, notamment, qui en font leur principal cheval de bataille et même le trait identitaire unique de l’Union Européenne. Quant à ceux que les dites autorités qualifient de « populistes », ils voient dans l’État de droit contemporain une tyrannie exercée par les juges.
Le livre que Ghislain Benhessa, docteur en droit public et enseignant à l’Université de Strasbourg, vient de publier (« Le totem de l’État de droit » – L’Artilleur) expose utilement et clairement un point de vue critique sur ce qui est devenu la vache sacrée, ou le totem, du camp libéral – libertaire.
Les origines lointaines de l’État de droit
Dans son ouvrage intitulé ‘’Les idées politiques au XXe siècle’’, publié en 1991 avant que l’utilisation de la notion d’État de droit, chargée de sa signification actuelle libérale-libertaire, ne devint récurrente, la philosophe Chantal Delsol a consacré un chapitre à l’État de droit (ou État-garant). Elle situe les origines lointaines de l’État de droit dans l’Antiquité grecque et romaine : ‘’Rome et Athènes inventent des régimes dans lesquels la force ne sert qu’à garantir le droit, et se soumet à la loi…..L’évolution occidentale depuis des siècles est marquée par un progrès des formes constitutionnelles, au détriment des formes autocratiques ou arbitraires de gouvernement’’ (page 197). Ghislain Benhessa conteste ce point de vue en disant qu’il n’y a pas de lien entre la démocratie et l’État de droit tel qu’il est défini aujourd’hui par ses propres thuriféraires, ce en quoi il a parfaitement raison si , par démocratie, il entend « démocratie athénienne ». Par contre, il me semble évident qu’il y a une parenté entre la démocratie libérale moderne et l’État de droit, tel que le conçoivent les libéraux. Cette parenté est liée à l’idéologie individualiste qui est constitutive de ces deux notions. Mais, comme l’explique notre juriste, la définition de l’État de droit a beaucoup changé depuis le début du siècle dernier et celle qui prévalait en 1930 était conciliable, d’une part, avec ce que nous appelons aujourd’hui « démocratie illibérale » et, d’autre part, avec la république classique.
L’idée d’une soumission égale de tous les citoyens à la loi commune qu’ils ont choisie a été à l’origine de la fondation de la république romaine qui imposa à l’État romain, dès sa fondation, le principe selon lequel il ne devait agir que dans le cadre de la dite loi commune. Ces principes sont en phase avec ceux énoncés par Kelsen, sur ce point précis.
L’État de droit est devenu monstrueux, au cours du XXe siècle, du fait de sa « colonisation » par l’idéologie libérale-libertaire. Les principes du républicanisme classique ont été énoncés avant l’apparition de l’individualisme (encore qu’il existât des courants pré-individualistes dans la Grèce antique, les Cyniques et les Épicuriens par exemple, mais leurs idées ne s’incarnèrent pas dans des institutions politiques). L’idéologie individualiste, mobilisée par les philosophes libéraux du XVIIe siècle (Locke principalement), a connu des succès dans le passé (en France, avec les Lumières et la Révolution française) mais ce n’est qu’après 1945, qu’elle a pris l’avantage sur ce qui restait de la culture classique.
Notons que l’histoire confirme l’opinion du philosophe italien, qui enseigne à Princeton, Maurizio Viroli, à savoir que tout ce qui est bon dans le libéralisme (ici, l’idée du règne de la loi commune) est d’origine républicaine et tout ce qui est mauvais dans le libéralisme (dans ce cas, l’individualisme) est propre au libéralisme (l’individualisme né en Angleterre est sans aucun doute un héritier du nominalisme né lui aussi en Angleterre, au Moyen Âge).
La pyramide de Kelsen
Ce que Ghislain Benhessa analyse dans son livre, c’est l’évolution du concept d’État de droit depuis les travaux du juriste libéral Hans Kelsen au début du siècle dernier. ‘’Si l’on brosse une généalogie du concept, l’État de droit ne signifie pas par nature tolérance, non-discrimination, égalité entre les femmes et les hommes, ou droits des personnes appartenant à des minorités – soit certaines des « valeurs » auxquelles l’article 2 du Traité sur l’Union Européenne l’associe directement. Encore moins droit à l’avortement jusqu’au neuvième mois, droit à l’euthanasie et au suicide assisté, ou droit à la PMA pour toutes et tous. L’État de droit construit par Kelsen est une « construction de pure logique formelle », un simple « systèmes de normes » comme l’a relevé le Français Léon Duguit à la même époque, qui place « l’ordonnancement juridique en dehors de la réalité vivante et de l’expérience sensible ». En clair, une carcasse susceptible de contenir toutes sortes de règles, aussi douteuses ou contestables soient-elles sur le fond, à condition qu’elles s’insèrent dans la pyramide des normes. L’État de droit est neutre, sans idéologie ni valeurs en bandoulière, si ce n’est celle de conditionner l’adoption des règles au respect des procédures et des contrôles juridictionnels. Il est une pure forme qui se dresse par-delà le bien et le mal’’ (page 46). Une telle construction se voulant « axiologiquement neutre » répond à l’idéal de neutralité des libéraux ; le problème est que, dans une telle construction, chacun peut insérer ses idées et c’est ce qui se passa quand les nazis prirent le pouvoir : ‘’Cependant, du strict point de vue de la hiérarchie des normes, le régime nazi s’est assis dans le confortable rocking-chair de l’État de droit. Si le libéralisme personnel de Kelsen est profond et connu, sa brillante machine a accueilli la perversion nazie sans broncher. Le positivisme, qui voulait dépolitiser le droit sur l’autel de la rigueur scientifique, et installer l’État de droit comme clef de voûte indestructible, s’est laissé subvertir par son ennemi radical’’ (page 47). Ce qu’il y a de surprenant dans cette histoire c’est que, comme l’a souligné le juriste Michel Troper, l’État nazi fut aussi épouvantable que formellement conforme au modèle de Kelsen ; ‘’l’État nazi fut un État de droit’ ’(page 47). Cette mésaventure de l’État de droit montre que ce dernier, tel que l’a défini Kelsen, n’est pas suffisant ; encore faut-il que les règles qui y sont introduites ne soient pas pernicieuses et dangereuses.
De l’État nazi à la domination arbitraire des juges progressistes
Après la seconde guerre mondiale et tous les crimes commis par le régime hitlérien, il y eut une prise de conscience des insuffisances du modèle kelsénien et de l’utilisation que firent les nazis de la pyramide, neutre et donc sans substance, de Kelsen. Ce constat effarant ayant été fait, les États occidentaux entreprirent de lui injecter une substance d’origine libérale celle-là, ce qui illustre le fait que la neutralité de l’État et du droit n’est qu’un vain rêve ; ces derniers sont nécessairement porteurs d’un ensemble d’idées concernant l’organisation de la société, la nature humaine…….. Depuis lors, les libéraux, de plus en plus libertaires, s’emploient à inscrire dans les textes juridiques tout un bric à brac de droits dont personne n’avait entendu parler auparavant : ‘’Aujourd’hui, l’État de droit est le talisman ultime des démocraties occidentales, qui signifie tout à la fois, dans un gigantesque maelstrom, séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, égalité devant la loi, transparence de l’action publique, liberté de la presse et de l’audiovisuel, pluralisme des partis politiques, et naturellement défense des droits fondamentaux et lutte contre les discriminations – pour n’en citer que quelques versants. Un talisman dont les pouvoirs s’accroissent à mesure que d’énièmes droits lui sont implémentés, en fonction du contexte et des demandes sociales. Et c’est là tout le problème. De structure sans vie, de squelette sans chair, l’État de droit est passé à standard sans limites. Tel un train de marchandises auquel on aurait chaque jour rajouté un wagon. En quelques décennies, l’ancienne pyramide s’est muée en gri-gri nébuleux, sous l’influence d’un libéralisme fondé sur la sacralisation de l’individu, puis de l’individualisme, et mis en application par les juges, européens d’abord, nationaux ensuite. En à peine plus d’un demi-siècle, l’État de droit est devenu l’exercice du droit contre l’État, reléguant l’intérêt général derrière l’intérêt privé. Il n’est plus seulement l’appareil géométrique promu par Kelsen, mais l’outil politique d’une privatisation du monde au détriment du collectif, le cheval de Troie des doléances les plus diverses et les plus chamarrées’’ (pages 50 et 51).
Comme l’a souligné le philosophe américain Patrick Deneen, les libéraux utilisent, très paradoxalement, l’État pour « formater » les citoyens aux valeurs propres à l’idéologie libérale alors que la théorie libérale promeut la réduction du rôle de l’État à celui de veilleur de nuit. De façon assez semblable, les régimes communistes aspiraient à la disparition de l’État après une période de rééducation des masses et de destruction des structures du capitalisme et des traditions de toutes sortes, par l’État.
De nos jours, l’État de droit est saturé d’idéologie libérale en cours d’achèvement libertaire. Ce n’est pas le principe de la pyramide des lois qui pose problème mais ce que les libéraux y ont inséré depuis 1945, à savoir des règles visant à éradiquer le politique au profit du droit, à remplacer la volonté populaire par celle des juges et à promouvoir les droits des individus et des minorités au détriment du bien commun et de l’intérêt national : ‘’L’État de droit prend désormais les traits d’un inventaire à la Prévert destiné à garantir les libertés et les droits les plus composites, de même qu’à enchâsser un réseau de valeurs protéiformes. On a remplacé la pyramide inaugurale par un gloubi-boulga idéologique aussi extensible qu’informe. Curieux destin que celui de l’État de droit, passé en quelques dizaines d’années des pognes broyeuses du totalitarisme aux mains soyeuses mais tentaculaires du libéralisme poussé à son paroxysme’’ (page 51).
Les effets de la nouvelle mouture de l’État de droit n’ont pas tardé à se traduire dans le vécu des démocraties libérales : ‘’Depuis des décennies, l’État de droit a instillé dans nos sociétés un venin mortel : la déconstruction de l’État et de la nation au profit de l’individu-roi’’ (page 26).
L’Union Européenne et l’État de droit
L’Union Européenne est en train de devenir, comme le Canada de Trudeau, un laboratoire de la société post-nationale dont rêve tous les « progressistes », libéraux inclus. Elle vise à la création d’un espace sans frontières intérieures et ouvert à tous les flux, dont les flux migratoires. De plus, elle veut faire de la société européenne une société « liquide », une société amnésique et exempte d’attachements communautaires ; en bref, une société des individus conforme à l’utopie libérale : ’’ Si « le propre de l’Europe est, pour ainsi dire, de ne pas avoir de propre », si l’Union a fait sienne la notion bâtarde d’État de droit, c’est parce qu’elle a épousé la doctrine mondialiste et contre-identitaire de sa figure spirituelle, Jürgen Habermas. Une véritable philosophie du déracinement forgée sur les ruines du nazisme et pétrie dans la mauvaise conscience allemande de l’après-guerre’’ (page 120). L’État de droit, saturé de valeurs libérales, est le seul élément identitaire de l’Union Européenne laquelle est vouée, selon Habermas, à devenir une « nation palimpseste », c’est-à-dire une nation sans passé : ‘’Le philosophe promeut une sorte de patriotisme de laboratoire, universaliste car sans patrie, artificiel car créé de toutes pièces, et construit autour d’un emblème : l’État de droit, conçu « par opposition à un attachement local aux États-nations. Nous voilà au cœur du sujet – et du nœud gordien. Infusée par la philosophie de Habermas, l’union européenne repose sur une addition de « citoyens du monde », qui doit permettre l’avènement d’une identité post-nationale, elle-même assise sur le trône sans racine de l’État de droit……..L’Europe qui se rêve championne de l’État de droit – est une tabula rasa, le mirage d’une identité auto-engendrée par l’adhésion de tous, sans provenance ni carte d’identité, aux valeurs de la démocratie libérale présentée comme fin (heureuse) de l’histoire’’ (page 136). Macron, mais aussi tous les européistes libéraux, sociaux-démocrates et écologistes, partagent ce point de vue.
Le problème est que l’UE produit les trois quarts des nouvelles lois introduites dans le droit des États membres, avec la complicité de nombreux politiciens nationaux, il est vrai. De plus, la Cour de Justice et la Cour Européenne des droits de l’homme prennent des décisions qui participent presque toujours de l’idéologie libérale-libertaire. Selon Ghislain Benhessa : « L’Union européenne se situe au-delà de l’État, ou par delà les États. Le problème c’est que l’Europe, par essence, veut primer sur la constitution des États membres. On se retrouve avec une articulation dans laquelle on a les constitutions nationales en dessous du droit européen et le droit européen qui prétend être au dessus des constitutions nationales et des lois nationales » (Sud Radio, 20 décembre 2021).
Ceci dit, nous n’en sommes pas encore rendus au point où les États ne pourraient plus rien faire. Il est possible de s’opposer à toutes les décisions venant de l’UE ; il est même possible de sortir de l’union, contrairement à tout ce que l’immense majorité des politiciens, des intellectuels et des journalistes disaient. Les Britanniques l’ont fait et cela se passe assez bien. Parmi les premiers à avoir brandi l’étendard de la résistance figurent, contre toute attente, les Allemands, dont la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a retoqué le programme de rachat de dettes et a rappelé que l’Union Européenne n’est pas un État, qu’il n’y a pas de peuple européen ni de constitution européenne, bien évidemment. A cette occasion les juges de Karlsruhe ont déclaré que le jugement de la Cour de Justice de l’Union Européenne était « objectivement arbitraire ». Les Romains ont mis un terme à la royauté et créé ce qu’ils appelèrent plus tard « république », parce qu’ils ne supportaient pas l’arbitraire royal. Face à l’arbitraire des technocrates et des juges européistes mais aussi face à l’arbitraire de certains juges français et à la compromission d’une grande partie de nos politiciens, il faut que les vrais républicains aient la volonté d’opposer l’autonomie du peuple français et cette autonomie passe par l’introduction du référendum d’initiative populaire.
De Gaulle et l’État de droit
Le général de Gaulle disait ‘’En France, la cour suprême c’est le peuple’’ ( « Discours et messages ») ; pour lui, le politique devait prévaloir sur le droit (le droit venait après la France et après l’État dans sa hiérarchie de valeurs). En 1962, il n’hésita pas à tordre les bras des juges constitutionnels lorsqu’il imposa son référendum sur l’élection du Président de la République au suffrage universel. La leçon de cet événement, c’est que la Constitution peut être modifiée si le peuple le souhaite et que la parole des juges vaut moins que celle du peuple. Les successeurs du Général, libéraux et sociaux-démocrates, ont procédé à des modifications, eux aussi, mais sans jamais consulter le peuple ! Il ne fait aucun doute qu’il respectait l’idée de la pyramide des normes mais il est certain qu’il n’aurait pas aimé ce qu’en ont fait ses successeurs, lui qui avait été très contrarié par l’insertion de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (celle de 1789) dans le préambule de la Constitution de la Ve République. Il avait bien compris, selon son fils (Philippe de Gaulle, « De Gaulle, mon père »), que cette insertion allait permettre d’innombrables divagations droits-de-l-hommistes. Nous sommes en plein dedans.
Le 7 janvier 2022, au cours d’une interview, l’amiral Philippe de Gaulle, interrogé sur la « judiciarisation » de la vie politique et notamment sur le rôle du Conseil constitutionnel, a répondu : « Juger les lois à l’aune des préambules de la Constitution, cela n’a jamais été l’esprit de la Ve République. Mon père avait vu le danger. Il a été furieux de découvrir que les rédacteurs du projet de 1958 avaient adjoint les préambules des constitutions antérieures, avec leurs déclarations des droits de l’homme, mais il n’est pas intervenu pour les ôter. « Les démagogues qui sont les inspirateurs de ces additions vont pouvoir bêtifier sur les droits de l’homme pour rendre l’internationalisme, le cosmopolitisme et l’apatridisme opposables aux droits du citoyen », m’avait-il dit’’.
Pour autant, la France du général de Gaulle était un État de droit dans lequel, contrairement à aujourd’hui, le peuple avait le dernier mot : ‘’Si l’on reste fidèle à notre Constitution et aux intentions de nos fondateurs, la France de la Ve République est évidemment un État de droit fondé sur la pyramide des normes. Personne ne dit le contraire. Mais elle reposait aussi – et avant tout- sur la légitimité du président de la République, templier du parchemin constitutionnel, ainsi que sur la souveraineté du peuple, accompagnées d’une bonne dose de démocratie directe. Le gouvernement des juges les a ensevelies pour édifier sur leurs tombes la statue sans visage de l’État de droit, devenue trône sacramentel des droits fondamentaux et cœur artificiel de l’Union européenne. D’où la paralysie des gouvernements et la mise au ban du peuple, derniers avatars d’un univers enfoui dans le cimetière de la démocratie’’ (page 101).
Un bel exemple de manipulation par les juges : l’affaire Herrou
Le militant Cédric Herrou, qui aide illégalement des clandestins à franchir la frontière italo-française, a été jugé pour cela en application des articles L622 et suivants du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Ses avocats ont eu l’idée de poser au Conseil constitutionnel une Question Prioritaire de Constitutionnalité et le Conseil a trouvé une astuce qui a permis l’acquittement du délinquant. L’article 2 de la Constitution rappelant que la devise de la république française est « Liberté, Égalité, Fraternité », Laurent Fabius, le président du dit Conseil, a décidé de « constitutionnaliser » le terme « Fraternité », comme l’a rappelé Régis de Castelnau en janvier 2022. De ce fait, tout ce qui dans l’article L622 s’oppose à la « Fraternité » doit être prohibé et l’article L622 a purement et simplement été jugé contraire à la Constitution. Voilà un exemple parfait des manipulations auxquelles les juges peuvent se livrer sans tenir compte de l’opinion majoritaire. Le peuple est ignoré et n’a pas droit à la parole ; on ne lui permet pas d’annuler de telles décisions par référendum et les gouvernements successifs laissent les juges prendre des décisions arbitraires. Là, nous sortons clairement du cadre républicain authentique. Notons que cette décision s’appuie sur l’idée d’une fraternité universelle qui s’oppose à celle d’une fraternité nationale réservée aux citoyens. C’est une décision typiquement libérale-libertaire, individualiste et universaliste. Le philosophe libéral Luc Ferry, qui fut ministre dans un gouvernement Raffarin et qui pensait que l’armée devait tirer sur les Gilets Jaunes, a déclaré : « Prétendre, comme le dit Zemmour, que c’est la souveraineté populaire qui doit l’emporter sur les principes généraux du droit, en effet, c’est la définition même du totalitarisme ». Ce faisant, il a résumé la position des libéraux pour lesquels le politique et la volonté populaire sont moins importants que l’opinion des juges.
L’avocat Régis de Castelnau a fait un commentaire intéressant de cette décision : ‘’C’est ainsi que le Conseil s’est arrogé la possibilité de considérer que la conformité de la loi avec la Constitution devait s’apprécier non à partir des 90 articles de celle-ci mais d’un ensemble nommé « bloc de constitutionnalité » dont la composition relevant de la seule décision du Conseil s’est révélée éminemment variable, voire arbitraire ou carrément ridicule. Rappelons que cette juridiction est composée de personnalités choisies par affinités politiques, et dirigée techniquement par des conseillers d’État sociologiquement très homogènes, et élus par personne. Ils y font bien sûr la pluie et le beau temps’’ (« L’État de droit contre la démocratie »- janvier 2022)
Ce faisant, les juges ont mis de côté l’article trois de notre Constitution qui dit : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Régis de Castelnau considère que cette décision incroyable est une confiscation par le Conseil constitutionnel d’une compétence qui n’appartient qu’au peuple et en aucun cas à une section de ce dernier.
L’évolution néfaste de l’État de droit qui est dénoncée par ceux qui s’inquiètent de la formation progressive d’un gouvernement des juges n’est pas une vue de l’esprit. Comme toutes les dominations arbitraires, celle qui est exercée par certains juges est parfaitement inacceptable d’un point de vue républicain.
Que faire ?
Au cours des dernières décennies, l’État de droit ‘’….a favorisé l’avènement de l’individu atomisé. Si la dignité humaine était il n’y a pas si longtemps la pierre de touche, en réaction aux ignominies totalitaires du XXe siècle, elle s’est vue dépassée par un constructivisme aux saveurs millénaristes, né du libéralisme poussé à son point de rupture. La mode n’est plus à la préservation des libertés, à la sauvegarde de l’individu contre l’arbitraire, à la défense des petits contre les abus de pouvoir, mais à l’auto-engendrement d’un être nouveau, libéré des assignations traditionnelles, délivré des bornes physiologiques, affranchi des dilemmes moraux des ancêtres. L’État de droit consacre un anti-naturalisme foncier, l’homme entrepreneur de lui-même……Parce que chacun doit être qui il veut, ce qu’il veut, quand il le veut, le droit est prié de satisfaire toutes les suppliques, y compris celle de changer de sexe au nom de l’identité de genre’’ (page 231). ‘’Mais l’individualisme sans futur, qui détruit la communauté politique, n’est pas le seul dommage collatéral. Sur les décombres des identités collectives d’antan – la famille comme la nation – germe peu à peu un tissu de communautés concurrentes. Parce que les individus sans racine demeurent malgré tout en quête de liens, même dégradés, l’implosion des solidarités traditionnelles a recréé une communautarisation venue d’en bas. Des groupes se forment, des tribus s’agrègent, dont les membres sont connectés par leurs protestations et leurs revendications’’ (page 232). L’État de droit, tel que nous le connaissons aujourd’hui, provoque la tribalisation des nations ; il est devenu une arme de destruction massive des sociétés et des nations occidentales.
La question n’est pas « sortir ou non de l’État de droit ? » mais d’en faire autre chose que ce que les libéraux et les autres progressistes en ont fait. Car en fait, ‘’L’État de droit, c’est au contraire, ce que nous choisissons d’en faire. Ni plus ni moins. Vu les défis qui s’annoncent, il est plus qu’urgent de le dire et de le marteler. Car la bataille idéologique n’en est qu’à ses débuts. Et de son issue dépend la perspective de voir la France se dresser à nouveau sur ses deux jambes ‘’ (page 225). Ce n’est pas le principe de la pyramide de normes (pyramide dont la Constitution est le sommet et les arrêtés municipaux la base) qui est contestable mais la nature des normes que les libéraux ont insérées dans notre système juridique en court-circuitant les peuples, notamment via l’intégration des directives européennes. Le principe de la pyramide des normes est conforme à l’idéal républicain, sous réserve que ces normes aient reçu l’onction populaire, soit par le canal parlementaire soit par le canal référendaire, mais il faudra remplacer les normes libérales par des normes républicaines. Nous entendons par normes républicaines celles qui sont imprégnées non pas des fameuses et vaporeuses « valeurs de la république » mais des principes républicains authentiques : liberté conçue comme refus de l’arbitraire et comme possibilité de faire tout ce que la loi n’interdit pas ; défense des libertés de pensée, de conscience et d’expression ; respect de la loi commune ; égalité de participation des citoyens à la vie politique ; égalité juridique des citoyens (les étrangers n’ayant ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs que ces derniers) ; distinction entre citoyens et étrangers ; amour de la Cité et participation à la défense de ses libertés ; accomplissement, par chaque citoyen, de ses devoirs à l’égard de sa famille, des autres citoyens, de l’État et de la Nation ; indépendance nationale et autonomie populaire.
Ghislain Benhessa pense, à juste titre, que le droit ne devrait être qu’un instrument du politique et qu’il ne devrait pas tendre à se substituer à ce dernier. A son avis, nous devrions en revenir à la cinquième République telle que l’avait voulue le général de Gaulle et telle qu’il la pratiqua en utilisant notamment le référendum lequel est unanimement détesté par tous les progressistes, libéraux inclus : ‘’Contre le carcan des cours suprêmes et des juges, qui entrave la volonté du peuple, réhabiliter la démocratie directe, le référendum, pièce maîtresse de notre régime politique. Contre la tyrannie des minorités, rappeler que la loi de la République ne peut être, par essence, que l’expression de la volonté générale, pas le jouet des communautés lacrymales et vindicatives. Contre l’extension sans limites des droits de l’individu, louer la souveraineté populaire. Dans notre monde empoisonné par la force dévastatrice du particulier, le collectif – la nation en tête de gondole – doit primer sur toute autre considération’’ (page 235).
Conclusion
Le problème ce n’est donc pas l’État de droit tel que l’avait pensé Hans Kelsen, le problème c’est la substance qui a été incorporé dans les appareils juridiques français et européens. Comme l’a écrit Jacques Chevallier, l’État de droit repose désormais ‘’….sur l’affirmation de la primauté de l’individu dans l’organisation sociale et politique…..’’ (« L’État de droit » ; page 51). Ce que nos gouvernants et leurs alliés appellent désormais « État de droit » est un État régi par des lois imposées par des technocrates et des juges progressistes, des lois conformes aux principes du progressisme contemporain : individualisme radical, déconstruction des nations, immigrationnisme……et prochainement sans doute aux dernières lubies wokistes. Les progressistes ont gagné une bataille parce qu’ils ont réussi à changer le contenu de la notion d’État de droit, une notion qui sonne bien aux oreilles de presque tous évidemment puisque l’idée d’un État dans lequel tous les citoyens sont soumis à la même loi commune est perçue positivement par la quasi-totalité des Français et des autres Européens. Le problème, c’est que les lois échappent de plus en plus souvent à la sanction populaire et qu’elles sont concoctées à l’extérieur de nos Assemblées par des personnages n’ayant aucune légitimité populaire.
Le projet libéral d’un appareil juridique neutre s’est avéré être illusoire, ce qu’ont bien compris les libéraux eux-mêmes qui, depuis des décennies, utilisent le canal des directives européennes pour transformer en profondeur nos lois. Par ailleurs, un grand nombre de juges, français et européens, utilisent la jurisprudence pour imposer le point de vue des libéraux – libertaires sans jamais consulter le peuple et les juges constitutionnels, qui avaient pour seule mission de signaler les non conformités à la Constitution, prennent désormais l’habitude de vouloir modifier cette dernière.
Il faudra mettre un terme à cette double domination, celle de la technocratie européiste et celle des juges, et restaurer l’autonomie populaire ; il faudra annuler ou remplacer toutes les lois délétères et la jurisprudence qui ne conviennent pas à nos compatriotes, ce qui serait grandement facilité par l’adoption du référendum d’initiative populaire.