Rome , aux sources du républicanisme

Dans cet article consacré à la république romaine, nous avons décrit les traits de la république romaine qui nous semblent les plus essentiels. Nous avons accordé une grande importance à la pensée de Cicéron qui fut un des intellectuels romains les plus brillants de l’ère républicaine, sinon le plus brillant d’entre eux, un partisan inconditionnel du régime républicain qui fut le dernier personnage prestigieux à s’opposer à la disparition de ce qui fut à la fois un régime et une civilisation et, à bien des égards, le joyau de l’histoire romaine.

La république romaine a été à l’origine d’une tradition républicaine qui se distingue de celle de la démocratie athénienne. Cette tradition fut reprise au Moyen Âge par l’école dite de l’humanisme civique (Marsile de Padoue notamment) puis par Machiavel et d’autres Florentins (Gianotti par exemple) et enfin par les auteurs du républicanisme anglais (J. Harrington, A. Sydney….), du XVIIe siècle, lesquels étaient déjà contaminés par l’individualisme moderne qui a pour origine le nominalisme médiéval (Guillaume d’Ockam). Pierre-André Taguieff a écrit qu’il fallait chercher dans la pensée de Machiavel de quoi ressourcer le républicanisme, ce qui revient à recourir à l’histoire de la république romaine puisque c’est de cette histoire que s’inspirait le Florentin.

La chose du peuple

La locution « res publica » signifie la « chose publique » mais pour Cicéron la « res publica » était la chose du peuple (res populi). Cicéron a utilisé une autre locution « Re publica » qu’il entendait comme l’intérêt général (le Bien Commun).

La chose du peuple, c’est ce qui est commun à l’ensemble des membres de la communauté civique, un territoire, une histoire, une langue, des traditions, des mœurs, des institutions, des lois et un dessein communs que les citoyens s’emploient à préserver et à améliorer.

Les républicains romains, comme l’immense majorité des Romains et des Grecs de l’Antiquité, et à la différence des modernes, ne pensaient pas en termes d’individu mais en termes de communauté civique dans laquelle chaque citoyen était « enchâssé » tout en disposant de libertés personnelles. Comme Aristote, ils pensaient que l’être humain est fondamentalement un être social. Cicéron a écrit à ce sujet (‘’La république’’ ; I, 25) : ‘’…., la république, c’est la chose du peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts. La cause première de leur réunion est moins leur faiblesse qu’une sorte d’instinct social, dont les hommes sont naturellement doués ; l’espèce humaine n’est pas, en effet, formée d’êtres isolés errant à l’écart les uns des autres, mais elle fut créée de manière que, même au milieu de l’abondance de toutes choses, elle ne voulût pas de la solitude’’. L’idée que se faisait Cicéron de la nature humaine était radicalement différente de celle qui imprègne la philosophie libérale des Modernes laquelle repose sur une anthropologie individualiste  erronée (Patrick Deneen).                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              

En fait, en 509 avant notre ère, le mot « république » ne servait pas à désigner un régime politique particulier mais une cité indépendante. Le mot auquel les Romains accordaient, dès l’origine du nouveau régime, une importance essentielle était le mot « Libertas ». Être libre signifiait, pour eux, d’une part, que leur Cité était indépendante des autres cités, qu’elle n’était donc pas asservie à une cité étrangère et, d’autre part, que les citoyens n’étaient pas livrés à un quelconque arbitraire, royal ou tyrannique (ils ignoraient tout de  la théocratie et du totalitarisme, bien évidemment). Selon Christophe Badel, ‘’la « libertas » résumait les valeurs du régime républicain’’ (« La République romaine », page 245). Cette notion est à l’origine de l’idée de « liberté comme absence d’arbitraire », qui  est qualifiée de néo-romaine et qui est au centre des réflexions des philosophes néo- républicains anglo-saxons (John Pocock, Quentin Skinner, Philip Pettit…). L’idée centrale  du républicanisme c’est la « libertas » laquelle n’est pas la liberté d’un individu sorti de  tout contexte politique, culturel et historique ; elle est d’ordre collectif, tout à la fois  indépendance de la Cité, absence d’arbitraire et soumission volontaire à la Loi commune. Le syntagme « re publica », qui signifiait, pour Cicéron, l’intérêt public (le Bien Commun) a  un rapport très étroit avec ce que nous appelons « république », ce qui n’est que très partiellement le cas du syntagme plus connu « res publica » (la Rome impériale était elle aussi un État indépendant mais elle n’était plus une « république » et elle n’était plus ordonnée au Bien Commun).

Un processus de création qui dura cinq siècles

La république romaine a été créée, selon la tradition, en 509 avant JC. L’acte fondateur de cette république a été l’expulsion du dernier roi, Tarquin le superbe, auquel les Romains reprochaient d’être devenu un tyran, et la suppression de la monarchie qui fut exercée, selon la tradition, par sept rois depuis la fondation de Rome en 753 avant JC.

Le régime républicain  se mit en place sur une très longue période allant de 509 à sa disparition en 27 avant notre ère. L’histoire politique de la république romaine a été marquée par un processus continu d’élargissement du pouvoir des plébéiens qui depuis l’origine du régime ont toujours réclamé  une égalité juridique, d’abord, puis une égalité  politique, ce qu’ils obtinrent  en grande partie, non sans mal il est vrai, parce que la classe sénatoriale puis la noblesse leur opposèrent une vive résistance à laquelle les plébéiens répondirent par plusieurs sécessions (secessio plebis) qui les conduisirent à se retirer sur l’Aventin.

Le Sénat existait déjà sous la royauté ; c’est la classe sénatoriale qui mit un terme à cette dernière et qui s’appropria l’essentiel du pouvoir politique, mais très rapidement, la plèbe en réclama une part et ne cessa de le faire jusqu’à la disparition du régime républicain. Dès 509, la royauté ayant été abolie, les rois furent remplacés par deux consuls qui avaient les mêmes pouvoirs que les rois mais qui étaient élus pour un an.

En 494 avant JC, alors que Rome faisait face à une crise économique, politique et militaire, la plèbe décida de faire la « grève de la guerre » et de laisser le Sénat seul face aux ennemis de la Cité. C’est l’épisode fameux du premier retrait de la plèbe sur l’Aventin au terme duquel le Sénat concéda la création du tribunat de la plèbe, une magistrature qui était une innovation et qui permettait à la plèbe d’avoir le dernier mot.

Une deuxième sécession de la plèbe eut lieu en 449 avant notre ère ; cette sécession aboutit à la rédaction de la Loi des XII Tables qui constitue le fondement du droit romain. Jusqu’alors, le droit coutumier était oral et seule une petite minorité en avait une connaissance totale.

Une troisième sécession de la plèbe, en 287 avant notre ère, eut pour conséquences la promulgation de la Lex Hortensia laquelle confirma une décision prise en 339 qui donna force de loi aux décisions résultant des votations du concile de la plèbe (les plébiscites); ces décisions valaient désormais pour l’ensemble des citoyens, plébéiens et non plébéiens.

Plus tôt, en 367, les lois dites « licinio-sextiennes » permirent d’ouvrir le consulat et la prêtrise des décemvirs aux plébéiens ; puis, la dictature (en 356), la censure (en 351) et la préture (en 336) devinrent, à leur tour, accessibles aux plébéiens. Enfin, en 342, la loi Genuccia rendit obligatoire la présence d’au moins un consul plébéien (il y avait deux consuls ; ils étaient élus par les comices centuriates pour un an et ils héritèrent du pouvoir exécutif royal ; il y avait deux consuls et non pas un seul parce que les Romains espéraient qu’ainsi ils se surveilleraient mutuellement ce qui permettrait d’éviter tout retour à la monarchie). L’égalité des droits politiques s’accrut encore avec les décisions du censeur Appius Claudius Caecus qui, en plus d’avoir créé la Via Appia, permit l’entrée de l’élite plébéienne au Sénat à partir de 312.

Les avancées politiques eurent lieu à l’issue de conflits au cours desquels la plèbe et les patriciens s’opposèrent de manière très dure. Machiavel a souligné l’importance déterminante de ces conflits et du bien qui en a résulté. Il a souligné, en particulier, l’importance de la création du tribunat de la plèbe qu’il considérait comme l’institution la plus novatrice. Créée en 494, à l’issue d’une grave crise sociale et politique, cette institution devint, au fil du temps, de plus en plus centrale dans la vie politique romaine. Les tribuns de la plèbe, élus pour un an par le « concilium plebis », c’est-à-dire par la seule plèbe à l’exclusion des patriciens, n’étaient pas des magistrats au plein sens du terme, mais leur pouvoir était très étendu puisqu’ils avaient un droit de véto sur toutes les décisions des magistrats, y compris celles des consuls. Dans les systèmes politiques contemporains, il n’existe pas d’équivalent de ce droit tribunicien, sauf en Suisse (véto référendaire). De plus, les tribuns de la plèbe étaient sacrés et donc intouchables.

Les Romains créèrent un système politique dont les trois pôles (les consuls, le Sénat, et la plèbe représentée par ses tribuns) se surveillaient mutuellement. Le système républicain ne reposait donc pas sur un consensus irénique, de type aristotélicien, mais sur un équilibre très machiavélien des forces en présence. Montesquieu souhaitait que le pouvoir exécutif fût contrebalancé par le pouvoir législatif (il ne pensait pas le système judiciaire comme un troisième pouvoir mais comme un organe chargé d’appliquer les lois ; il disait que les juges sont « la bouche de la loi »), ce qui s’apparente à la démarche des Romains, avec une différence de taille tout de même : à Rome, le petit peuple (c’est-à-dire l’immense majorité) pouvait exprimer son opposition via les tribuns de la plèbe qui disposaient d’un pouvoir énorme.

Les plébéiens avaient consenti au maintien du très aristocratique Sénat,  parce qu’en dépit de tout ce qui pouvait les opposer aux patriciens, ils reconnaissaient leurs compétences dans les domaines de la politique, de la guerre et du droit. La demande première des plébéiens, concernant la « libertas », ayant été satisfaite par la disparition de la royauté et la création du « ius provocationis ad populum » et du tribunat de la plèbe, ils acceptèrent la prépondérance électorale des classes les plus riches parce que le système démocratique n’était pas leur première préoccupation. Ce n’est qu’à partir des Gracques que la demande de démocratie commença vraiment à s’affirmer. Elle ne se traduira pas dans les faits faute d’un consensus entre les deux parties, la plèbe et la noblesse, ce qui provoquera les graves conflits qui ont marqué la fin de l’ère républicaine.

République et patriotisme

Le patriotisme occupe une place centrale dans la pensée de Cicéron. A titre d’illustration, voici un florilège de citations extraites des œuvres de l’Arpinate :

’Pour les hommes de bien, il n’existe aucune mesure, ni aucun terme au dévouement pour la patrie’’ (‘’La République’’ ; fragment 1).

’Ainsi puisque la patrie nous assure plus de bienfaits et puisqu’elle est une mère d’un âge plus vénérable que celui qui nous a engendrés, nous lui devons assurément une reconnaissance plus grande qu’à notre père’’ (‘’La République’’ ; fragment 2).

‘’D’autre part, il y a, dans la communauté elle-même, une hiérarchie entre les devoirs, qui permet de comprendre quel est celui qui est supérieur à quel autre : les premiers devoirs sont dus aux dieux immortels ; les seconds, à la patrie ; les troisièmes, aux parents ; et, après eux, à tous les autres par degrés’’ (‘’Les Devoirs’’; Livre I, XLV, 160).

‘’Les plus nobles, ce sont les soins accordés au salut de la patrie’’ (‘’La République’’ ; Livre VI, XXVI, 29).

‘’Toi, au contraire, Scipion, comme ton grand-père ici présent, comme moi, qui t’ai engendré, pratique la justice et les devoirs de la piété ; ils sont considérables, quand il s’agit des parents et des proches ; mais ils sont les plus grands de tous, quand il s’agit de la patrie’’ (‘’La République’’ ; VI, 16).

‘’ « La patrie ne prime donc pas sur tous les devoirs ? » – « Si, au contraire, mais il est avantageux à la patrie elle-même d’avoir des citoyens qui font preuve de piété filiale » – « Eh quoi ? Quand un père s’efforcera de s’emparer de la tyrannie et de trahir sa patrie, son fils gardera-t-il le silence ? » – « Bien au contraire, il suppliera son père de n’en rien faire. S’il n’obtient aucun résultat, il lui adressera des reproches, des menaces même. Enfin, si l’affaire doit déboucher sur la ruine de la patrie, il donnera la priorité au salut de la patrie sur celui de son père »’’ (‘’Les Devoirs’’ ; Livre III , XXIII, 90).

Notons que son patriotisme, contrairement à celui des révolutionnaires de 1789, n’est pas imprégné d’une idéologie de rupture et qu’il s’inscrit, au contraire, dans une longue tradition comprenant un volet moral essentiel, le « mos majorum », qui régissait le comportement des Romains avant même la création de la république. Ce patriotisme a clairement une dimension politique dans la mesure où les institutions héritées des ancêtres constituaient une part importante de l’héritage des Romains mais la patrie était aussi pour Cicéron une communauté historique et culturelle dont les membres voulaient assurer la pérennité.

Cicéron qui était originaire d’Arpinum, une ville située à 100 km au sud de Rome laquelle obtint le droit de cité en 302 avant JC selon Tite Live, était très attaché à la ville qui l’avait vu naître. Dans son ‘’De Legibus’’(II, 2 , 5), il a écrit : ‘’Tout habitant d’un municipe a deux patries, l’une naturelle, l’autre politique. Nous regardons comme notre patrie le lieu où nous sommes nés et la cité qui nous a conféré la qualité de membre. Cette dernière est nécessairement l’objet d’un plus grand amour, car elle est la res publica, le bien commun de toute la cité. Pour elle, nous devons savoir mourir ; nous devons nous donner à elle tout entiers. Tout ce qui est nôtre lui appartient ; il faut tout lui sacrifier. Mais la patrie qui nous a engendrés n’en a pas moins une douceur presqu’égale et je ne la renierai jamais. Ce qui n’empêche pas que Rome soit ma grande patrie où ma petite est toute entière contenue’’.

Dans ‘’Les Devoirs’’, l’Arpinate explique (I, XVII , 53) que l’humanité est divisée en nations dont les membres sont issus d’une même race (gens) et parlant une même langue (ce qui correspond à l’ethnie grecque par exemple) et que dans les nations il y a différentes cités composées de nombreuses familles. Cicéron écrivait qu’Arpinum, la ville où il naquit et où avaient vécu ses ancêtres, était sa petite patrie qu’il aimait beaucoup et qui était toute entière contenue dans sa grande patrie qu’était la Cité romaine. La notion de patrie, telle qu’il l’entendait, avait donc deux dimensions : une dimension politique et une dimension charnelle ; la grande patrie était un ensemble de patries charnelles associées dans un même cadre politique. La dimension sentimentale, charnelle, du patriotisme romain était donc locale.

Le philosophe italien Maurizio Viroli a écrit que les Romains appelaient «natio» leur patrie ethnique qu’ils distinguaient de leur patrie civique ; la patrie avait donc trois dimensions : ethnique, civique et charnelle. Compte tenu de ce que nous avons dit précédemment, la grande patrie (ou Cité; Rome en l’occurrence) était de nature civique tandis que la petite patrie était la patrie charnelle, l’endroit où avaient vécu les ancêtres. Nos révolutionnaires qui utilisaient indifféremment les mots « nation » et « patrie » leur ont donné une signification idéologique qu’ils n’avaient pas auparavant (pour eux, la nation était un agrégat d’individus sans racines dont le seul lien était d’ordre idéologique, politique et juridique) mais le mot « nation » a retrouvé sa signification « ethnique » à la fin du 19e siècle lors de l’apparition du courant nationaliste. Rappelons que dans le dictionnaire de Furetière (1690), le mot « nation » avait le sens de « peuple » (au sens d’ « ethnie ») tandis que le mot « patrie » servait à désigner le lieu de naissance. Les nationalistes de la fin du XIXe siècle n’ont fait que rendre sa signification originelle au mot « nation ». L’idée de nation n’est donc pas une de ces idées qui seraient passées de gauche à droite.

Le républicanisme romain était très conservateur et bien que les Romains aient mis un terme à la royauté, ils ont conservé beaucoup d’éléments anciens, à commencer par leur code moral, le « mos majorum », qui était un legs de la période précédente, celle des rois.

Ils se méfiaient des innovations et surtout de celles qui venaient de l’extérieur. Cicéron a écrit à ce sujet : ’En second lieu, les villes du littoral sont exposées aussi à des éléments corrupteurs, qui amènent une transformation des mœurs ; elles sont contaminées par des innovations dans les paroles et la conduite ; on n’y importe pas seulement des marchandises, mais des mœurs exotiques, si bien qu’aucune institution ancestrale n’y peut demeurer intacte’’ (‘’La république’’ ; II, 4). Leur conservatisme les rendait aussi très méfiants à l’égard des utopies sociales auxquelles ils préféraient les aménagements empiriques.

La république romaine était un régime mixte

Pour Cicéron, la république romaine était de très loin le meilleur des régimes : ‘’Il n’existe aucun système politique qui mérite d’être comparé, soit par son organisation générale, soit par sa division des pouvoirs, soit par sa tradition gouvernementale, avec celui que nos pères nous ont laissé, après l’avoir reçu eux-mêmes de nos ancêtres’’ (‘’La république’’ I, 46). Cicéron a écrit dans ‘’La République’’ : ‘’la meilleure constitution politique est celle qui résulte de la fusion harmonieuse de ces trois genres de gouvernements purs : royauté, aristocratie, démocratie, et dont les sanctions ne provoquent pas de révolte dans l’âme brutale et sauvage…..’’ («La République» ; II, 23). Cette façon de voir les choses était fréquente dans l’Antiquité, depuis Aristote jusqu’à Cicéron en passant par Polybe.  Cicéron souligne que le régime mixte que fut la république romaine n’est pas issu de réflexions théoriques mais d’une longue expérience empreinte d’empirisme. Les Romains n’étaient pas des théoriciens, ils étaient très pragmatiques.

Cicéron avait lu les ouvrages du grec Dicéarque lequel, à la suite d’Aristote, avait vanté les mérites des constitutions mixtes qui associent monarchie, aristocratie et démocratie, ce que Cicéron reprendra à son compte dans « La République». Selon Pierre Grimal, ‘’Il semble que Cicéron, en face de cette menace, dont il est pleinement conscient, se préoccupe d’élaborer une théorie qui, mise en application, rétablirait l’équilibre entre les trois composantes de la cité. Il sait, pour avoir lu Polybe et d’autres historiens philosophes, que la prééminence prise par l’une des trois composantes de la cité conduit à un régime excessif, où périt la liberté : la monarchie, sous sa forme extrême, devient tyrannique, le gouvernement aristocratique également, et la tyrannie de la plèbe, l’ochlocratie, n’est pas moins redoutable. Ces idées, qui seront exprimées dans ‘’La République’’, sont déjà formées dans l’esprit de Cicéron. Il discerne les périls qui montent, et il entend bien lutter, de toutes ses forces, contre des tendances dont il ne veut pas croire qu’elles sont le résultat d’un déterminisme inéluctable’’ («Cicéron»; page 186).

Les patriciens ont participé très activement au changement de régime, en 509, parce qu’ils rêvaient d’un gouvernement aristocratique, dont ils auraient été les bénéficiaires, qui aurait assuré une parfaite égalité au sein du patriciat. La « révolution » de 509 était donc pour eux de nature aristocratique. Mais la plèbe ne voyait pas les choses de cette façon et la première sécession de la plèbe (493) contraignit les patriciens à faire de considérables concessions qui furent à l’origine du gouvernement mixte.  Philippe Müller a écrit : ‘’Comme l’a montré E.E. Carr, le passé connu est une raison de ne pas le répéter, et Rome se protègera contre la royauté d’un seul en brisant la mon-archie grâce à des bi-arques que seront les consuls. Mais même ainsi, la république était de tonalité oligarchique. L’institution des tribuns du peuple corrige ce biais’’Cicéron»; page 136).

Le gouvernement mixte est une solution intéressante parce qu’il permet de doter l’État d’un exécutif puissant qui peut réagir très rapidement du fait qu’il bénéficie de l’unité de commandement (les deux consuls, élus pour un an, qui détiennent le pouvoir un mois sur deux, et le dictateur quand la situation est grave). Les Romains n’acceptaient pas d’être soumis aux patriciens mais ils souhaitaient bénéficier de leurs compétences, ce qui amena les uns et les autres à négocier un moyen terme satisfaisant pour les deux parties. La création du tribunat de la plèbe permit à cette dernière de contrôler les actes des consuls et des sénateurs et éventuellement de s’y opposer et de les annuler (droit de véto des tribuns). Notons que les Français n’ont jamais bénéficié d’un tel droit que toute république authentique devrait accorder à ses citoyens.

Unité de commandement, compétences des sénateurs, droit de regard et de sanction de la plèbe, ce régime était, dans son principe, idéal et équilibré, ce qui en fait une source d’inspiration très stimulante.

Libertas

Plus que le mot « république », c’est le mot « libertas » qui est emblématique du régime né en 509 avant notre ère. En effet, c’est le refus de l’arbitraire qui motiva l’expulsion de leur dernier roi par les Romains et non pas l’exigence de participation au pouvoir politique. Christophe Badel a écrit à ce sujet : ‘’L’action des tribuns de la plèbe paraît bien illustrer la conception d’une « citoyenneté-appartenance », puisque ces derniers ont prioritairement lutté pour les droits des citoyens contre l’arbitraire des magistrats patriciens. Pour les plébéiens, c’est-à-dire l’écrasante majorité des Romains, la libertas (liberté) résidait précisément dans la possession de ces droits et dans la limitation de l’arbitraire. Bien plus que l’expression res publica, c’est ce mot qui résumait le régime républicain aux yeux des Romains’’ (‘’La République romaine – page 60).

Pour Cicéron, il allait de soi que ‘’Le peuple qui vit sous un roi manque en général de bien des avantages et surtout de la liberté, qui ne consiste pas à vivre sous un maître juste, mais à n’en avoir aucun’’ (‘’La République’’; II, 23). Dans cette phrase Cicéron exprime une idée essentielle à savoir que la liberté politique (il parle ici de la liberté d’un peuple et non de celle d’un individu ou d’une fraction d’un peuple) d’un peuple pris dans sa totalité est incompatible avec un régime monarchique, tyrannique ou oligarchique (Leg. 3, 25). Dans ‘’La république’’ (III, 23) il a écrit : ‘’Si le peuple est le maître et si sa volonté règle tout, cela s’appelle la liberté’’. Pour Cicéron, le mot « libertas », quand il est utilisé dans un contexte politique, signifie indépendance de la cité par rapport aux autres cités et autonomie du peuple qui décide des lois qu’il s’applique à lui-même. C’est tout et c’est énorme ! S’il y avait une seule idée à retenir du républicanisme romain, ce serait l’idée de « Libertas ».

Les philosophes néo-républicains contemporains définissent la liberté républicaine comme « absence de domination » et font de l’éradication de toutes les dominations l’axe de leur philosophie, ce qui les amène à défendre des idées proches de celles des libéraux (P. Pettit). Or, Cicéron ne parle pas d’un rejet de toutes les dominations et, bien au contraire, il accorde une grande importance à la maîtrise de l’Etat sur l’ensemble des citoyens, par exemple. L’emprise qu’a un État sur les citoyens, emprise réglée par la Loi, est une domination incontournable mais nécessaire qui ne peut être supprimée. Elle doit être surveillée, contrôlée et réglée de façon à ce qu’elle ne soit pas inutilement excessive mais il est illusoire de penser qu’elle pourrait disparaître. Les républicains romains, à la différence des néo-républicains contemporains, n’avaient pas pour objectif d’éradiquer toutes les dominations. Machiavel, qui admirait la république romaine, mettait d’ailleurs en garde contre la tentation de certains de vouloir interdire toute forme de domination (voir Gérald Sfez : ‘’Machiavel et la vérité politique’’ – page 126 – ‘’Machiavel est, sans doute, un des penseurs politiques les plus attachés à la valeur de la liberté et à la démonstration du caractère irréductible de la domination, même si celle-ci peut et doit être diminuée…..Le projet d’émancipation totale – …… – n’est pas seulement irréalisable, il est pervers. Il aboutit au résultat exactement contraire à celui qu’il vise……..De même, la réflexion machiavélienne sur la république nous révèle que le meilleur modèle de régime de la liberté n’est pas celui où être libre supposerait l’affranchissement de toute domination, laquelle est inhérente à la division du social et à l’existence du pouvoir en tant que tel……Gouverner, c’est diriger, et diriger, c’est nécessairement, pour une part, dominer’’). Pour le Florentin la domination existe de tous temps et continuera d’exister ; la lutte contre la domination concerne, d’une part, la domination par une puissance étrangère et, d’autre part, la domination du « popolo minuto » par le « popolo grasso » et rien que celles-là.

Concernant les libertés civiles, Cicéron pensait qu’elles devaient être mesurées et que la démesure dans ce domaine, comme dans d’autres d’ailleurs, conduisait inévitablement à l’anarchie et au dépérissement de la cité. Platon a écrit sur ce sujet et dans « La République »( Livre I, XLIII, 66 et 67), Cicéron cite longuement le Grec : ‘’Quand un peuple sent une soif insatiable de liberté lui dessécher la gorge et que, grâce à de mauvais serviteurs, il peut avaler avidement un breuvage de liberté qu’on n’a pas su couper avec mesure et qui est trop fort pour lui, alors, si les magistrats et les dirigeants ne se montrent pas extrêmement doux et coulants, en lui versant avec abondance cette liberté, il s’en prend à eux, les calomnie, les accuse et les traite de potentats, de rois, de tyrans….Ce peuple poursuit de ses insultes ceux qui obéissent aux dirigeants ; il les traite d’esclaves volontaires. Au contraire, les magistrats qui acceptent de devenir semblables aux simples citoyens, et les simples citoyens qui travaillent à supprimer toute distinction entre homme privé et magistrat, il les porte aux nues et les comble d’honneurs. Aussi voit-on nécessairement, dans une république de ce genre, tout regorger de liberté ; même dans les maisons des simples particuliers, il n’y a aucune autorité, et ce fléau se propage jusqu’aux animaux ; le père en vient à redouter le fils ; le fils à dédaigner le père ; tout respect disparaît, pour que la liberté soit totale ; il n’y a plus de différence entre le citoyen et l’étranger ; le maître d’école redoute ses élèves et les flatte ; les élèves méprisent les maîtres ; les jeunes gens s’attribuent l’autorité des vieillards ; les vieillards s’abaissent aux distractions des jeunes gens, pour ne pas être à leurs yeux d’ennuyeux trouble-fête…..Voici donc, dit-il, la conséquence inévitable de cette anarchie sans limites : les citoyens prennent un esprit si arrogant et si chatouilleux qu’au moindre recours à la force du pouvoir, ils s’en irritent et sont incapables de le supporter ; ils en viennent à ne plus tenir compte des lois, afin de vivre absolument sans maître’’. Cette description des effets d’une liberté illimitée, nous renvoie à ce qui se passe dans les sociétés occidentales contemporaines qui sont rongées par l’individualisme libéral. Cicéron, après avoir fait cette citation de Platon, nous livre son propre commentaire (‘’La République’’ ; Livre I, XLIV, 68) : ‘’Ensuite, pour reprendre le tour de mon propre exposé, cette licence excessive, que ces gens considèrent comme la seule liberté, est, selon Platon, comme la racine d’où jaillit et prend naissance la tyrannie. Car, comme les excès du pouvoir des premiers citoyens provoquent la ruine des premiers citoyens, de même, pour le peuple trop libre dont nous parlons, c’est la liberté elle-même qui le condamne à la servitude. Il en est ainsi de tout ce qui dépasse la mesure, qu’il s’agisse du temps qu’il fait, de l’agriculture ou de l’état du corps, quand on a bénéficié d’une abondance exagérée, les choses tournent en général à l’excès opposé ; c’est surtout vrai en politique….C’est ainsi que la liberté extrême fait naître une tyrannie, c’est-à-dire une servitude, qui est la plus injuste et la plus cruelle. Au sein de ce peuple déchaîné, ou plutôt devenu monstrueux, on finit le plus souvent par choisir quelqu’un qui servira de chef contre les premiers citoyens déjà abattus et chassés de leur rang, un homme audacieux, dépravé, qui persécute sans scrupule ceux qui souvent ont rendu des services éclatants  à l’Etat…’’.

Certains parlent de républicanisme « néo-romain » pour désigner le courant néo-républicain anglo-saxon mais Philip Pettit, par exemple, qui est une figure centrale de ce courant, a pour préoccupation principale les libertés individuelles (il considère la participation à la vie politique comme très secondaire, voire inutile, tandis que pour les républicains romains elle était essentielle et participait de la « virtus ») et leur élargissement illimité à tous les aspects de l’existence. En fait, François Huguenin a raison de penser qu’il est difficile de distinguer du libéralisme ce néo-républicanisme, pour lequel le seul bien commun c’est la liberté, pour chaque individu, de vivre comme il l’entend.

Ce que condamne Cicéron, ce n’est pas l’existence de libertés personnelles mais c’est la démesure dans l’octroi de ces libertés. Ce faisant, il condamne dix-sept siècles avant sa naissance, l’illimitation du libéralisme dont nous subissons, depuis une cinquantaine d’années surtout, les effets désastreux. Libérés de ce qui restait de la société traditionnelle, les libéraux peuvent désormais donner libre cours à leur hubris. Le sens de la mesure, qui est aussi très présent chez Machiavel, est un trait essentiel de la pensée de Julien Freund qui disait de sa philosophie qu’elle était « mésocratique », c’est-à-dire qu’elle visait à la création d’un pouvoir ordonné à l’esprit de mesure.

La république et l’individu

Philippe Muller a écrit dans son ouvrage consacré au célèbre Arpinate : ‘’Dans cette perspective, on insistera sur un élément qui finira par trouver ses ultimes expressions chez Cicéron : la prégnance du collectif. Un Romain n’est pas d’abord un individu, subsidiairement membre d’un groupe. Il se réfère à sa gens, à sa famille, à la durée dans le temps de sa lignée’’ («Cicéron»; page 27).

Pour Cicéron, la république est « la chose du peuple » (‘’Est res publica res populi’’) et pour lui un peuple n’est pas un agrégat d’individus : ‘’Par peuple, il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeaux de manière quelconque mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par  leur adhésion à un même jus, et par une certaine communauté d’intérêts’’. En fait, il n’a pas écrit « jus » mais « juris consensu », une expression dont Philippe Müller dit que, selon Büchner, elle ne se trouve que dans ce texte cicéronien ce qui lui confère de l’importance ; juris consensu signifie « droit reconnu par tous ». Philippe Müller écrit : ’’ On traduit généralement « jus » par droit, et de fait, le mot entre dans des syntagmes, comme « droit civil » ou « droit des gens » (jus civile ;  jus gentium). Mais la notion originelle est plus riche. Elle ne concerne pas simplement la règle figée en un code, mais l’articulation interne du social, la répartition de la société dans son ensemble en couches ou « lieux » socio-économiques. La république cicéronienne n’est ainsi expressément pas un conglomérat d’individus liés par solidarité « mécanique »(Durkheim), donc par simple juxtaposition, mais une totalité organique où chacun a son rôle impliquant droits et devoirs déterminés’’ («Cicéron»; page 130). Et il ajoute, que pour Cicéron, ‘’Ce qui assemble le peuple, ce n’est pas la faiblesse, le dénuement des individus qui auraient besoin de se grouper pour rivaliser avec les prédateurs naturels……Cicéron attribue explicitement la naissance du peuple à une sorte d’instinct grégaire naturel (« La République », I, XXV, 39), ce qui met le groupe à l’origine, et non pas les individus isolés’’ («Cicéron»; page 131). Pour Cicéron, il était évident qu’il y a une nature humaine (ce que nient tous nos progressistes, libéraux inclus) et que cette nature humaine est à l’origine des comportements sociaux des humains. Contrairement à ce que crurent les philosophes des Lumières, il n’y eut jamais d’être humain solitaire, c’est ce que pensait Cicéron et c’est ce que l’anthropologie et l’éthologie ont confirmé au cours des dernières décennies.

Quant à Pierre-François Mourier, il écrit : ‘’Le jus, ce n’est pas seulement un code figé, c’est ce qui permet d’agréger une société, qui ne saurait être un simple conglomérat d’individus, mais doit se comporter un peu comme un corps vivant, une totalité organique composée de membres qui dialoguent entre eux et vivent en bonne intelligence, chacun avec des droits et des devoirs clairement établis’’ (« Cicéron » ; page 84).

Il est donc clair, que le républicanisme de Cicéron est exempt de toute trace d’individualisme (il existait des courants philosophiques individualistes dans l’Antiquité, dont les Cyniques). Pour lui, et contrairement aux philosophes des « Lumières », la société précède l’individu ; le citoyen romain n’a nul besoin de « contracter » puisqu’il vient au monde dans une société dont les membres sont très liés qui lui transmet les règles d’un « vivre ensemble » hérité des lointains ancêtres. La République est un État issu d’une histoire et doté de racines profondes dont les citoyens dignes de ce nom se doivent de respecter scrupuleusement les règles traditionnelles du « mos majorum » dont nous allons parler ci-après. La vie du citoyen de la République romaine n’était pas ordonnée à ses caprices mais aux devoirs inhérents à son statut de citoyen, en contrepartie desquels il disposait de droits (jus civile). L’adoption de la Loi des XII Tables, en 450 avant notre ère, a été la première étape d’un processus d’égalisation des droits des citoyens romains. Ce processus durera jusqu’à l’extrême fin de la période républicaine mais la république romaine disparut trop tôt pour achever sa mutation en république démocratique bien qu’à compter de la révolte des Gracques, un courant démocratique se développa mais n’eut pas le temps d’aboutir à la démocratisation complète du système électoral.

Soulignons la création (en 509 ou peut-être en 449 avant notre ère) d’un ius provocationis ou provocatio ad populum, qui permettait à tout citoyen de faire appel au peuple s’il estimait qu’il avait été injustement condamné par un magistrat et qui préfigurait, d’une certaine façon, l’habeas corpus des Anglais :’La liberté, liée au droit de « provocatio » et au tribunat de la plèbe par l’intermédiaire duquel il s’exerce, n’est pas un seulement un climat, un sentiment :  c’est véritablement un droit, qui s’interpose de la façon la plus concrète et la plus efficace entre le citoyen et l’ombre du pouvoir. C’est avec dix-huit siècles d’avance, une conquête imprescriptible des droits de la personne, au même titre que l’habeas corpus’’ (Claude Nicolet ; « Le métier de citoyen dans la Rome républicaine » ; page 430).  L’habeas corpus qui fut accordé en 1215 par le roi d’Angleterre ne concernait, à l’origine, que les nobles tandis que tous les Romains bénéficiaient de la « provocatio ».

Par ailleurs, le domicile du citoyen était sacré et ce dernier avait toute liberté de faire ce qu’il voulait dans les limites de la sphère privée, sous réserve de respecter la morale traditionnelle et les rites religieux (la religion civique des Romains était une religion cultuelle, elle n’était pas basée sur la foi ou sur des croyances).

La coutume des ancêtres était le socle de la République

La république romaine était ordonnée au « mos majorum » (ou tradition morale des ancêtres). Cet ensemble de règles morales existait déjà à l’époque pré-républicaine mais il avait été pieusement conservé par les Romains de la République.  Cette tradition était orale et elle était portée d’abord par les patriciens. La latiniste italienne Anna Iacoboni a écrit : ‘’Les deux censeurs sont supposés avoir autorité sur les coutumes des citoyens en vertu du « regimen morum ». Grâce à ce dernier, les censeurs veillent à ce que les citoyens n’aillent pas à l’encontre des principes moraux et à ce qu’ils suivent de bonnes coutumes. Le censeur sanctionne les citoyens qui ont une conduite contraire aux principes moraux par la « nota censoria ». Celle-ci a des effets sur le statut social du citoyen. Cela illustre le fait que la violation des principes moraux a des conséquences juridiques’’. La république romaine n’était donc pas un État neutre du point de vue moral et le mos majorum était même lié à la religion civique des Romains ainsi qu’aux rites propres à cette religion. L’interprétation des principes du mos majorum était du ressort du collège sacerdotal.

La république romaine était si intimement liée au mos majorum que Cicéron imputa la dégénérescence de la première à l’oubli progressif du second. Cicéron pensait que le mos majorum était le principe sur lequel reposait la république, le cœur de son identité. Selon l’Arpinate, les contacts trop fréquents entre Romains et Étrangers mettaient en danger le mos majorum. Comme nous l’avons rappelé précédemment, dans le livre II (IV – 7) de son ouvrage « La République », il a écrit que l’importation de mœurs étrangères pouvait corrompre le mos majorum. Cicéron n’était pas opposé à toute influence étrangère, mais il affirmait que la classe dirigeante devait filtrer les innovations venues d’ailleurs et écarter toutes celles qui ne pouvaient pas être intégrées dans la culture romaine. Ce processus d’intervention de l’État dans le domaine moral qui ne peut que heurter les libéraux modernes, ressemble à celui que promeuvent les communautariens américains lesquels pensent, à l’inverse de leurs adversaires libéraux, qu’une société, une culture, ne peuvent perdurer sans intervention du pouvoir politique dans la morale commune. A défaut, les sociétés et les cultures se désagrègent. Pour Cicéron, il était évident que l’introduction massive de coutumes étrangères, liée à l’empire et au commerce, avait contribué à la désagrégation et à l’effondrement de la République.

Pour essayer de restaurer cette dernière, il envisagea de mobiliser la tradition des ancêtres mais les citoyens dotés de grandes qualités et prêts à s’engager dans cette voie se faisaient rares, ce que Cicéron ne put que constater.

Anna Iacoboni a écrit à ce sujet : ‘’ L’auteur (Cicéron) emploie une définition novatrice, qualifiant la civitas d’autrefois de « morata ». Cette qualification signifie que le mos majorum constitue le fondement, voire l’essence de Rome. Cicéron pense que l’union d’hommes illustres et d’une civitas solidement enracinée dans la tradition a fait de Rome une res publica exemplaire pour sa stabilité politique’’. Pour Cicéron, la pérennité d’un État ne peut être assurée si une tradition morale puissante n’est pas portée par une élite politique exemplaire ; en l’absence de cette dernière condition, la morale dégénère et cette dégénérescence engendre la crise politique, les deux niveaux, moral et politique, étant profondément liés. C’est ainsi qu’il expliquait la chute de la république.

Le mos majorum comprenait sept volets

   fides : fidélité, respect de la parole donnée, loyauté, foi, confiance et réciprocité entre deux citoyens 

   pietas : piété, dévotion, patriotisme, devoir envers les divinités romaines, la famille et la patrie; sens du devoir

   majestas : majesté, honneur

   virtus :  courage, valeur militaire, participation à la vie politique, dévouement patriotique

   gravitas :  respect de la tradition, sérieux, dignité, autorité

   constantia : fait de s’en tenir à ses décisions (la stabilité),  persévérance 

   frugalitas : frugalité,  modestie,  tempérance,  simplicité 

Ces règles morales sont à mille lieues de celles qui prévalent dans l’Occident libéral contemporain ; le sens du devoir à l’égard de la patrie et de la famille, la dignité, le courage, le dévouement patriotique, le respect de la tradition, l’autorité, le respect de la parole donnée et la frugalité, ne sont pas les valeurs les plus fréquentes dans l’Occident moderne. Cicéron qui fut le dernier grand défenseur de la république romaine et le plus important des écrivains et penseurs romains, était un patriote intraitable pour lequel la conservation des traditions morales romaines (Mos majorum) et des institutions républicaines, dont il pensait qu’elles étaient les meilleures, faisait toujours passer ses intérêts privés après ceux de la Cité. En cela, comme en beaucoup d’autres choses, il ressemble à un de ses lointains successeurs, Machiavel. Pour l’Arpinate, comme pour le Florentin, les plus nobles activités ce sont les soins accordés au salut de la patrie (‘’De la République’’ ; VI, 26). Mais ce patriotisme intransigeant était associé à un respect total des peuples étrangers (‘’Les Devoirs’’ ; III,6).

La dictature

La dictature fut une magistrature importante de la république romaine ; elle fut créée en 501 avant JC. C’était une magistrature extraordinaire, décidée pour une durée de six mois par les consuls, qui confère à son titulaire le pouvoir suprême (imperium). Cette magistrature existait déjà auparavant, sous une forme voisine, pendant l’ère des rois, ce qui traduit l’esprit très conservateur et très pragmatique des Romains.

La première des dictatures fut votée en 498 avant JC (celle de Titus Larcius). Il y eut des dizaines de dictatures entre cette première et la dernière qui eut lieu en 202 ; les dictatures ultérieures, dont celle de César, ne répondaient plus aux canons républicains. ‘’Ce pouvoir parut d’un geste très nouveau et en même temps fort près de ressembler à celui d’un roi. Mais en somme les premiers citoyens gardaient tout le pouvoir, avec le plus grand prestige, et le peuple s’inclinait ; de grandes actions étaient alors accomplies en temps de guerre par des hommes pleins d’énergie, disposant du pouvoir suprême : dictateurs et consuls’’ (Cicéron – ‘’La république’’ ; II , 32).

La dictature, plus encore que le pouvoir ordinaire des consuls, est un élément constitutif essentiel de ce que le républicanisme romain a emprunté à la monarchie. Comme nous l’avons déjà dit, le républicanisme romain était un mix de monarchie, d’aristocratie et de démocratie ; le sénat disposait d’un pouvoir aristocratique tandis que le tribunat de la plèbe était un pouvoir populaire. Ces trois pouvoirs se contrebalançaient de manière à maintenir un équilibre, d’une part, entre les deux composantes du peuple romain et, d’autre part, entre les trois grandes solutions politiques identifiées par Aristote : monarchie, aristocratie et régime populaire.

Il est possible que le général de Gaulle se soit inspiré de la dictature romaine quand il a introduit l’article 16 dans la constitution de la Ve République (voir à ce sujet le livre de Frédéric Rouvillois, ‘’Les origines de la Ve République’’, page 88) ; l’esprit de cet article  ressemble beaucoup à celui de la magistrature d’exception des Romains. ‘’C’est elle, écrit-il, que j’ai exercée au cours de la tempête et que je ne manquerais pas de prolonger ou de ressaisir si la patrie était en danger. Je ne veux pas la maintenir puisque le salut public se trouve être un fait accompli’’ (‘’Mémoires de guerre’’ ; III, page 278). Il faut noter que le Général distinguait la « dictature momentanée » (‘’Mémoires de guerre’’ ; III, page 278) de la dictature permanente de type césarien ou napoléonien qui lui semblait nécessairement vouée à l’échec : ‘’en dehors d’une période de danger public, il ne peut y avoir de dictature qui tienne’’; il pensait, à juste titre, que la dictature ne peut avoir d’intérêt qu’en cas de nécessité impérieuse. Il semble bien que l’assimilation du gaullisme au bonapartisme (René Rémond) n’ait aucun fondement parce que le Général refusait d’envisager une dictature permanente (ce que furent les régimes des Bonaparte qui, de plus, étaient des monarchies héréditaires

). Il pensait, d’une part, que les Français étaient résolument républicains et, d’autre part, qu’on ne peut rien faire de durable contre le peuple. La solution la plus sage, permettant l’unité de commandement pendant les périodes de troubles ou de conflit sans revenir sur les acquis liés à la république, était donc celle qu’avaient adoptée les Romains.

Ius civile et ius gentium

Cicéron affirma le bien-fondé du patriotisme ; il était même un patriote ardent mais il refusait toute forme de haine à l’encontre des étrangers tout en pensant qu’aucune concession ne devait être faite à ceux des étrangers qui menaçaient Rome. Il considérait comme très sage la distinction établie par les Romains entre citoyens et étrangers laquelle se traduisait par une différence de droits : ‘’De fait, il est juste de ne pas permettre à qui n’est pas citoyen d’occuper une position de citoyen’’ (‘’Les Devoirs, Livre III, XI, 47).

Dans ‘’ Les Devoirs’’, Cicéron rappelle que tout citoyen doit vivre dans l’égalité et la parité de droit avec ses concitoyens tandis que l’étranger n’a aucun droit politique : ‘’Quant au devoir de l’étranger de passage et de l’étranger résidant, il consiste à ne s’occuper de rien d’autre que de ses affaires, à ne pas poser de questions sur autrui et à ne pas se mêler des affaires d’un État qui n’est pas le sien’’ (‘’Les Devoirs’’ ; Livre I, XXXIV, 125).

Le ius civile ou droit des citoyens était plus vaste que le ius gentium ou droit des étrangers  mais le ius gentium était tout entier contenu dans le ius civile : ‘’Voilà pourquoi nos aïeux ont voulu distinguer le droit des gens du droit civil : ce qui fait partie du droit civil ne doit pas toujours faire partie du droit des gens ; mais en revanche, ce qui fait partie du droit des gens doit faire partie du droit civil’’ (‘’Les Devoirs’’ ; Livre III, XVII, 69). Le ius civile ne pouvait rien comporter de contraire au ius gentium et toute disposition du ius civile qui aurait été contraire au ius gentium aurait été considérée comme nulle et non avenue. Les étrangers étaient considérés non pas comme des êtres tout autres mais comme des humains auxquels devaient s’appliquer certains principes fondamentaux du ius civile (interdiction de leur nuire, de les agresser ou de les spolier et, a fortiori, de les blesser       ou de les tuer hormis au cours des opérations militaires) mais qui ne bénéficiaient pas de tous les droits des citoyens. Conformément à l’esprit de la république romaine, les étrangers n’ayant pas les mêmes droits que les citoyens, ils n’avaient pas non plus les mêmes devoirs.

L’article premier de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789 dit que ‘’Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits’’. Cet article suffit à distinguer l’esprit de cette déclaration et,  de ce fait celui de la Révolution et des régimes qui en résulteront, de celui de la république romaine. Pour les Romains, l’humanité était divisée en deux parts : les citoyens et les étrangers lesquels n’étaient pas interchangeables même s’ils accordaient des droits aux seconds, comme nous l’avons écrit précédemment. Cet article premier pose d’entrée le principe d’un universalisme absolu qui inspire nos juges et nos politiciens lesquels tendent à éluder toute différenciation entre citoyens et étrangers. Le général de Gaulle, qui ne voulait pas que la Déclaration figurât dans le préambule de la constitution de la Ve République, parce qu’il avait perçu sa nocivité potentielle, avait raison.

La Déclaration est un mélange des droits « naturels » d’un homme universel avec ceux du citoyen, alors qu’il faudrait une déclaration double contenant, d’une part, les droits et devoirs du citoyen et, d’autre part, ceux des étrangers. En 1789, il y eut un débat portant sur la nécessité d’inscrire les devoirs en plus des droits mais l’opinion majoritaire allait dans le sens de l’idée selon laquelle les devoirs étaient implicitement contenus dans les droits, ce qui ne va pas soi. Par exemple, le devoir essentiel qu’a chaque citoyen de participer à la défense de la communauté nationale ne découle d’aucun des droits figurant dans les 17 articles de la Déclaration de 1789.

Aequitas

Cicéron insistait sur la notion d’ «aequitas », l’équité, qu’il définissait comme ‘’la mise en œuvre de la justice enseignée par les préceptes de la loi naturelle’’, selon le professeur Jean-Louis Thireau (« Cicéron et la loi naturelle au XVIe siècle »). Ce point de vue de Cicéron ne résumait pas, bien sûr, ce qui avait pu être pensé à Rome depuis les débuts de la République, c’est une opinion tardive, mais c’était celle du plus grand des intellectuels républicains de la Rome antique, ce qui justifie qu’on y regarde de plus près.

Cicéron était influencé par le stoïcisme ; ainsi, dans son De Legibus, il a écrit : « … La loi est la raison suprême, gravée en notre nature, qui prescrit ce que l’on doit faire et interdit ce qu’il faut éviter de faire. Cette même raison solidement établie dans l’âme humaine avec ses conséquences est la loi» (1, VI, 18). Selon notre rhéteur, la loi (lex) qu’il ne distingue par vraiment du droit (ius) est fondée sur la nature, une nature inscrite en lui, au fond de lui. ‘’ Comme l’avait déjà souligné le De inventione (Il, 53, 161), une force innée a fait pénétrer en nous certaines notions, comme la religion, la pietas, la reconnaissance, le désir de vengeance, le respect, la vérité, et c’est sur ces notions élémentaires que vont reposer les rapports entre les hommes (le jus humanum)……… Le jus humanum trouve son fondement dans l’amitié qui unit naturellement les hommes entre eux, et qui se manifeste dans un certain nombre de vertus, comme la générosité, l’amour de la patrie, l’affection, le désir de rendre service à autrui ou de lui manifester sa reconnaissance. Le droit naturel se compose ainsi d’un ensemble de vertus sociales qui régissent les relations entre les hommes et prescrivent de maintenir entre eux une égalité proportionnelle, de rendre à chacun ce qui lui est dû, tout en respectant les impératifs de l’utilité commune, ce que Cicéron appelle l’aequum et bonum. Parmi ces vertus, ces officia, dont tous les hommes ont reçu l’empreinte mais auxquelles seul le sage, l’homme raisonnable, peut se soumettre spontanément, figurent la bonne foi,  le respect de la parole donnée, l’obligation de ne pas nuire, celle de respecter la propriété d’autrui (De officiis, I, VII, 20-23) ’’ (Jean-Louis Thireau).

Aristote pensait que la nature est régie selon un ordre universel extérieur aux hommes et que le droit naturel est le droit conforme à cet ordre, un droit qu’il était possible de découvrir par l’observation de la nature. Les Stoïciens pensaient différemment ; ils affirmaient l’existence d’une nature humaine purement intérieure : le droit naturel, ou plutôt les lois naturelles consistaient en une série d’inclinations conformes à cette nature, dont le sentiment inné était inscrit au fond de nous ; elles formaient non une fin vers laquelle on devait tendre, une cause finale, mais un commencement, une cause efficiente……… ‘’Ces préceptes innés de la nature que sont les lois naturelles, forment pour lui, selon l’heureuse expression de Maurice Pallasse, « les données immédiates de la conscience juridique »’’ (Jean-Louis Thireau).

L’approche plus intuitive que scientifique des Stoïciens est, dans une certaine mesure, corroborée par celle des éthologues modernes qui ont constaté la nature sociale des humains laquelle se traduit par un ensemble de devoirs et de comportements. En effet, si les recherches menées au cours des dernières décennies n’ont pas permis de découvrir les fondements des droits naturels, inaliénables et sacrés  que les rédacteurs de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » considéraient comme évidents, elles ont permis de commencer à dévoiler certains traits comportementaux et psychologiques naturels qui participent à la cohésion des groupes humains. Par exemple, il ne fait plus aucun doute, depuis les travaux d’Abigail Marsh, que l’altruisme est une caractéristique innée très largement dominante dans les populations humaines même si l’altruisme pur (celui des saints) est rare tout comme son négatif, la psychopathie, d’ailleurs. L’altruisme a très certainement été sélectionné au cours de notre évolution pour renforcer le lien social à l’intérieur des groupes et l’ethnocentrisme, qui se caractérise par la préférence pour son groupe et la méfiance à l’égard des autres groupes, est, selon l’anthropologue et généticienne Evelyne Heyer, un comportement aussi universel qu’inné, lui aussi. Penser, comme le faisait Cicéron, que l’amour de la patrie relève de la nature humaine est donc pertinent.

Dans son livre consacré à Cicéron, Pierre Grimal a écrit au sujet de l’aequitas » :  » On voit que Cicéron fait reposer le système social sur une perception directe, intuitive, de l’aequitas (visage vivant de la justice), fondement de la volonté commune qui est la force de la cité : le besoin de cette aequitas (qui n’est pas l’égalité, au sens que les révolutionnaires français ont donné à ce mot, mais, nous le répétons, le respect de la personnalité de chacun) domine tout l’édifice politique. Cette aequitas respecte non seulement la personne physique de chacun (d’où les lois concernant le ius provocationis, le droit de faire appel à l’ensemble du peuple pour les condamnés à une peine capitale) mais aussi ses aspirations affectives et spirituelles. C’est ainsi que l’on reprochera aux monarchies de « frustrer » les citoyens de toute participation aux choix politiques, ce qui entraîne un mécontentement chronique des sujets. Même si le roi est aussi sage et juste que le fut Cyrus, le fait que tout, dans un royaume, soit réglé par la volonté du prince, et sur un simple signe de lui, fait naître dans les esprits le sentiment d’une privation. De même, Massalia (Marseille), cité aristocratique par excellence, passait pour être gouvernée avec une parfaite justice par les « grands », des citoyens choisis – et c’est sans doute la raison pour laquelle Milon, champion du sénat, avait choisi cette ville comme lieu d’exil. Mais ce régime n’en donnait pas moins l’impression, dit Cicéron, d’imposer au reste du peuple une sorte de servitude : entendons la privation de toute autonomie, une mutilation de la personne, réduite à une totale passivité. Quant à la démocratie intégrale, celle dont Athènes avait donné l’exemple, en supprimant toute autorité à l’Aréopage et en réglant tout par les décrets du peuple, elle enlevait toute dignité à la vie publique en ne respectant pas les hiérarchies………Ce qui conduit à concevoir ce régime « mixte » proposé par un théoricien comme Dicéarque. Les régimes « purs » en effet (monarchie, aristocratie, démocratie), outre le défaut qui vient d’être signalé, sont, par eux-mêmes, dangereux. Chacun d’eux a une face mauvaise : la monarchie devient tyrannie, l’aristocratie donne naissance à un régime de factions, la démocratie devient licence, absence de toute règle. Polybe enseignait à Cicéron que, de plus, les « mauvais » régimes entraînaient les cités dans un cycle de révolutions qui pouvait leur être fatal » («Cicéron» ; page 262).

Selon Pierre-François Mourier : ’’La justice, selon Cicéron, a pour objet le maintien du lien social et d’une vie commune entre les hommes. Mais elle n’est pas seulement recherche de la plus grande utilité sociale, elle est également inséparable de la bienveillance, de la bonté ou de la libéralité, tous termes qui ont une coloration nettement affective. C’est pourquoi Cicéron n’a jamais développé d’utopie sociale : selon lui, qui a toujours à l’esprit l’exemple des Gracques, le remède risquerait d’être pire que le mal’’ (‘’Cicéron’’; page 105).

Cicéron a écrit, au sujet de la justice : ‘’Je suis d’accord et je vous le déclare, tout ce que nous croyons avoir dit jusqu’ici sur l’Etat et tout ce que nous pourrons dire de plus sera sans valeur, si nous ne démontrons pas ceci : non seulement il est faux qu’on ne peut gouverner sans recourir à l’injustice, mais c’est une vérité absolue que tout gouvernement est impossible sans la justice intégrale’’ (‘’La République’’ ; II, 44).

Conclusion

On peut définir la république romaine par les traits suivants :

  • La création de la république (on ne l’appelait pas ainsi à l’origine) a répondu à un besoin puissant : le refus de toute forme d’arbitraire. Ce n’est pas, d’abord, pour obtenir un droit égal de participation au pouvoir politique que les Romains ont congédié leur dernier roi mais pour échapper à la domination arbitraire d’un roi et pour obtenir des droits civils égaux pour tous les citoyens. L’aspiration à la participation au pouvoir (accès  à toutes les magistratures et au Sénat) prit de l’importance au fil des siècles mais la disparition de la république romaine survint alors qu’elle n’était pas encore devenue une république pleinement démocratique.
  • Un conservatisme pointilleux reposant sur une vieille tradition morale, le mos majorum, une méthode empirique et une grande méfiance à l’égard des constructions intellectuelles
  • Un amour puissant de l’indépendance de la patrie et un refus tout aussi puissant de la tyrannie et du pouvoir personnel d’un roi (libertas).
  • Un patriotisme intransigeant et exigeant qui, chez Cicéron par exemple, est associé à un respect profond des autres peuples. Les Romains de l’ère républicaine distinguaient le « jus gentium » (droits des étrangers à la Cité) du « jus civile » (droits des seuls citoyens romains). Le premier était intégralement inclus dans le second tandis que le second excédait largement le premier ; ils reconnaissaient des droits aux autres humains mais la distinction entre les citoyens d’une cité particulière et les étrangers à cette cité allait de soi (a contrario, les libéraux modernes, comme le journaliste Patrick Cohen, pensent que les étrangers peuvent être considérés comme des citoyens – 17/02/2022).
  • L’égalité juridique et politique des citoyens ; la première existait pleinement dès la création de la république tandis que la seconde se mit en place très progressivement et ne fut jamais parfaite (le système des comices favorisait les classes supérieures) mais l’évolution de la république, depuis 509 av. JC, allait dans le sens d’une égalité politique pleine et entière.
  • La garantie d’une justice équitable pour tous. Le « ius provocationis » permettait à chaque citoyen qui pensait avoir été injustement traité d’en appeler au peuple. Ce droit préfigure l’habeas corpus.
  • L’inexistence de l’individualisme et, en même temps, l’existence d’une sphère privée inviolable, ce qui peut sembler contradictoire mais qui ne l’est pas. L’individualisme entend faire de l’individu un « souverain de lui-même » qui agit en fonction de ses seuls désirs ou des seules règles qu’il s’est données ; le citoyen romain est totalement partie prenante d’une communauté dont il respecte les règles et les traditions lesquelles prévoient, pour chaque citoyen un espace privé, l’absence de dominations arbitraires et l’assurance d’être traité et respecté de la même manière que chacun de ses concitoyens. La république romaine était une société équilibrée qui n’inclinait ni du côté de l’anarchie ni du côté de l’hypercratie (J. Freund). Le républicanisme romain visait à satisfaire les exigences communautaires et l’aspiration à certaines libertés personnelles. Les Romains, quand ils ont créé leur république n’aspiraient pas à la démocratie (qu’ils n’ont jamais instaurée) ; ils voulaient mettre un terme à un pouvoir royal auquel ils reprochaient d’être arbitraire et ils voulaient, en plus de l’égalité juridique puis, plus tard, de l’égalité politique, des libertés personnelles sans pour autant remettre en cause la morale traditionnelle, ce qui n’allait pas de soi mais leur tournure d’esprit pragmatique leur permit de concilier les unes avec l’autre (ce qui aurait été impossible si elle avait été du type idéologique).
  • Une conscience aigüe des devoirs de chacun à l’égard de la patrie, de l’Etat, de la famille et des autres citoyens.
  • Une mixité intrinsèque faite d’emprunts à la monarchie, à l’aristocratie et au régime populaire (Aristote) qui visait à empêcher les excès des uns et des autres (consuls, Sénat, plèbe) par une surveillance mutuelle permanente et l’existence de contre-pouvoirs à ceux des consuls, du Sénat et des tribuns de la plèbe. Bernard Besnier a écrit dans son introduction à ‘’La République’’ de Cicéron : ‘’Ce qui fait le caractère mixte et tempéré de cet État, c’est une juste proportion entre 1) la potestas, qui, sous les traits des consuls, représente les traces du pouvoir royal ; 2) l’auctoritas, incarnée par le Sénat et la tradition (le mos maiorum, dont la censure est la gardienne), qui représente le pouvoir aristocratique ; et 3) la libertas, trait caractéristique du pouvoir populaire (qui est conçu comme « affranchi » de la tutelle des rois et de la noblesse), représenté par les comices et protégé par la puissance tribunicienne’’ (introduction à ‘’La République’’ ; LVIII).
  • L’aequitas dont on doit retenir qu’elle imposait, en plus de la sûreté à laquelle tous les citoyens avaient droit, le respect de la personnalité de chacun, c’est-à-dire, entre autres choses, le respect de ce que chacun pensait, ce qui est, bien entendu, fondamental.
  • La mort de la république, qui était non seulement un régime politique mais une culture et un mode de vie, fut sans doute une conséquence du développement de l’empire. Cicéron, qui faisait le constat de l’affaiblissement de la culture républicaine la mort dans l’âme, disait que l’importation de mœurs exotiques mettait en danger la culture autochtone. L’oubli progressif du mos majorum, auquel se substituèrent des éléments culturels provenant de l’est du bassin méditerranéen, fut sans aucun doute à l’origine de la mort de ce joyau que fut la république romaine. L’analyse que fit Cicéron est encore d’une grande actualité ;  2065 ans après sa disparition, les nations européennes sont confrontées à une menace de même nature.

Notes concernant les institutions politiques et le système électoral de la Rome républicaine :

Sous la royauté, il y avait déjà des « comices curiates » qui ratifiaient les propositions royales, approuvaient ou non les opérations militaires, étaient en charge des cultes et des adoptions ; leur rôle devint essentiellement symbolique après 509.

Les comices centuriates (193 centuries), créés au cinquième siècle avant notre ère, ont acquis un rôle politique important à compter de la fin de ce siècle. Ils  élisaient les consuls, les préteurs et les censeurs ; ils votaient certaines lois et les déclarations de guerre. Ils jugeaient les auteurs de crimes passibles de mort. Il y avait 193 centuries et chacune d’entre elles avait une voix. L’équipement des cavaliers coûtait très cher ; ils étaient répartis en 18 centuries équestres. La première classe, composée de 80 centuries de fantassins lourds dont l’équipement était onéreux, disposait donc de 80 voix. La seconde et la troisième classe comptaient 20 centuries chacune dont les membres étaient des fantassins plus légers. Enfin, les quatrième et cinquième classes étaient celles des fantassins légers. Les centuries n’avaient pas le même nombre de membres ; les centuries des premières classes étaient moins nombreuses que celles des dernières, ce qui donnait un avantage aux classes les plus riches. Les cavaliers et la première classe disposaient d’une majorité de voix. Le vote avait lieu par classe et prenait fin dès que la majorité était atteinte. Ce système électoral inégalitaire répondait au principe selon lequel les droits et les devoirs doivent être dans les mêmes proportions ; ceux qui donnent plus pour la défense de la patrie (coût des équipements) ont aussi plus de poids électoral.

Les comices tributes (35 tribus) élisaient les édiles curules, les questeurs, les tribuns militaires et les magistrats spéciaux. Ils votaient certaines lois et ils jugeaient les auteurs de délits passibles d’amendes. Les tribus étaient des circonscriptions territoriales au nombre de 21 au début de l’ère républicaine (4 tribus urbaines et 17 tribus rustiques) ; leur nombre augmenta avec l’extension du territoire de la Cité et leur « territorialité » devint plus confuse au fil du temps. Les différentes tribus avaient à peu près autant de membres les unes que les autres à l’origine mais la situation évolua avec la croissance de la Cité et devint assez contrastée ; l’inégalité du nombre de leurs membres s’accentua considérablement tout au long de l’ère républicaine.

Le concile de la plèbe (concilium plebis ; 35 tribus) élisait les tribuns et les édiles de la plèbe ; il votait les plébiscites et jugeait les auteurs d’abus de pouvoir. Environ 90% des Romains appartenaient à la plèbe ; les membres de la classe sénatoriale ne participaient pas au concile de la plèbe.

Les sénateurs étaient répertoriés dans un album par les censeurs qui le mettaient régulièrement à jour. Les deux censeurs étaient élus pour 18 mois.

Les consuls (élus pour un an) présidaient le sénat et nommaient les dictateurs avec l’accord de ce dernier. Ils convoquaient et présidaient les comices centuriates, tributes et curiates (ces derniers prenaient des décisions relatives aux adoptions et aux changements de classe).

La fonction de préteur (2 à 8 préteurs élus pour un an) fut créée vers 366 pour assister les consuls dans leurs tâches judiciaires et les questeurs (4 à 20 questeurs élus pour un an) veillaient à la bonne santé des finances publiques (cette fonction existait déjà à l’époque royale).

Les édiles curules (deux édiles élus pour un an ; patriciens à l’origine, ils furent plus tard indifféremment patriciens ou plébéiens), dont la fonction fut créée en 365, géraient l’administration urbaine. Quant à la fonction d’édile de la plèbe (deux édiles élus pour un an), elle fut créée en 494 en même temps que le tribunat de la plèbe. Les édiles de la plèbe étaient des assistants des tribuns.

Dans la démocratie grecque, les magistrats étaient tirés au sort, à l’exception toutefois des stratèges qui étaient élus parce que leur fonction exigeait de très grandes compétences. Le tirage au sort, n’était pas le fruit d’une idéologie égalitariste ; les Athéniens pensaient que cette procédure renforçait la cohésion de la Cité en permettant à tous les citoyens d’accéder aux fonctions les plus élevées. Les Romains privilégiaient l’efficacité  et préféraient que les décisions importantes soient prises par les plus compétents d’entre eux, fussent-ils membres d’une caste régulièrement contestée. Cependant, les tribuns de la plèbe avaient un droit de véto sur toutes les décisions des magistrats, y compris les consuls, et sur celles du sénat. Les institutions de la république romaine étaient donc très différentes de celles de la démocratie grecque. De nos jours, la plus grande confusion règne à ce sujet ; nous confondons république, démocratie et système représentatif (appelé aussi démocratie libérale) lesquels sont trois systèmes différents. Comme l’a souligné le sociologue Jules Monnerot, il n’y a jamais eu de démocratie en France, ni d’ailleurs dans le monde occidental postérieurement à la fin de l’Antiquité. De plus, l’arrière plan philosophique de chacun de ces trois systèmes diffère de ceux des deux autres, en particulier celui de la démocratie libérale du fait de l’importance essentielle de  l’individualisme dans ce dernier cas.

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Author: BG

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