Les nations face aux empires

Les nations face aux empires

Nationalisme ou nationisme ?

Le mot « nationalisme » fait partie de ces mots qui ont acquis une signification très négative, surtout depuis la seconde guerre mondiale. Les universalistes, communistes, socialistes et libéraux, lui reprochent d’être, à l’instar de l’hitlérisme, une idéologie suprémaciste et haineuse. Mais en fait, par delà le nationalisme, ce sont les nations elles-mêmes qui sont visées ; les libéraux, qui constituent désormais, les gros bataillons du progressisme,  leur vouent, tout comme les socialistes et les communistes, une haine totale, comme nous le verrons plus loin.

Certes, il y eut des nationalismes haineux et criminels mais il y eut aussi, en France, des haines collectives et meurtrières liées à l’idée de « liberté » (et même un génocide, en Vendée, qui fut le premier des génocides politico-idéologiques) et, dans les pays communistes, des haines féroces, générées par une idéologie centrée sur l’égalité, provoquèrent la mort de dizaines de millions de personnes. Toutes les idées, sans exception, peuvent devenir monstrueuses si elles dépassent certaines limites et versent dans l’absoluité, la radicalité des concepts. Les idéologues libéraux américains ont soutenu la dictature de Pinochet, la CIA fut à l’origine de ce régime criminel et les très libéraux « Chicago boys » ont conseillé le tyran chilien. Au nom des droits de l’homme et de la démocratie, les Occidentaux, sous commandement américain,  ont tué des centaines de milliers de civils (1,5 millions ?) en Irak et en Afghanistan, sans atteindre, d’ailleurs, aucun de leurs buts (instauration de régimes démocratiques ; respect de ce que les Occidentaux appellent les « droits de l’homme……).

La libération des nombreux peuples soumis à des empires s’est faite au nom de la nation ; je pense tout particulièrement aux Irlandais mais ce fut le cas en Algérie, au Maroc….et en Inde, par exemple. Henri Temple a écrit que ‘’Le sentiment national est la conscience et l’amour ou l’estime de soi, de sa culture, de son groupe. Pas la haine de l’autre national, de l’autre culture, de l’autre groupe’’ (« Théorie générale de la nation » ; page 214). Romain Gary opposait le patriotisme, qui était pour lui l’amour de la patrie, au nationalisme qui serait la haine des autres nations, mais l’amour de la patrie n’exclut pas forcément la haine des autres nations ; cette distinction est donc inopérante.  Quant au philosophe israélien Yoram Hazony, il donne des définitions positives des mots « nationalisme » et « nationaliste » ; selon lui ‘’Le nationaliste, lui, dessine une frontière par terre et dit au reste du monde : « Au-delà de cette limite, je renonce à faire imposer ma volonté. Je laisse mes voisins libres d’être différents »’’. Pour lui, ‘’le nationalisme est vertueux, car il limite sa propre arrogance et laisse les autres conduire leur vie à leur guise’’ (Le Figaro Magazine, 21 décembre 2018).

Ceci dit, le néologisme « nationisme », qui apparut à la fin du siècle dernier dans les pays anglo-saxons, est sans doute plus approprié parce qu’il permet d’éviter des débats aussi longs que stériles portant sur la bonne définition du nationalisme. De plus, il est vrai que le mot « nationaliste » est revendiqué par des adeptes de variantes réellement pathologiques du nationalisme, partisans nostalgiques, qui plus est, de régimes politiques épouvantables et très nettement hostiles au républicanisme.

Le nationisme est l’idée selon laquelle l’ordre des nations correspond à un optimum entre une humanité organisée de manière tribale et un monde régi par un ou plusieurs empires.  Un ordre des nations permet d’assurer une pluralité culturelle tandis que les empires uniformisent toujours les populations assujetties.

Il y a Nation et nation

En France, le sens du mot « nation » est ambigu du fait de son utilisation par les révolutionnaires libéraux et leurs héritiers, depuis 1789. Siéyès, le plus brillant des théoriciens de la Révolution française, disait ‘’Une loi commune, une représentation commune, voilà ce qui fait la Nation’’. Cette définition préfigure le « patriotisme constitutionnel » de Habermas ; elle est en rupture totale avec celle que Furetière en donnait un siècle plus tôt : ‘’une nation c’est un peuple’’, c’est-à-dire une communauté humaine résultant d’un processus historique, dotée de caractéristiques culturelles propres et dont les membres sont liés par un même sentiment d’appartenance et une même loyauté. La Nation des révolutionnaires est un agrégat aléatoire d’individus, libérés de tout attachement à quelque legs du passé que ce soit, qui s’associent sur la base d’un projet politique adossé à une idéologie. La Nation est donc en quelque sorte la négation de la nation, mais les deux significations sont souvent mêlées, ce qui ne manque pas de créer une certaine confusion. Pour nous, la nation est la nation telle qu’on l’entendait avant la Révolution et même depuis la Rome antique où elle avait le sens du mot grec « ethnos ».

Sept principes pour un ordre des nations

 Le philosophe anglais Roger Scruton, qu’on peut définir comme un national-conservateur, était partisan d’un ordre d’États nationaux indépendants (voir dans son ouvrage «The philosopher on Dover beach », le chapitre « In defense of the Nation »), tout comme le philosophe Yoram Hazony qui est l’auteur d’un ouvrage intitulé « Les vertus du nationalisme».  Cet auteur utilise le mot « nationalisme » alors que la définition qu’il donne de ce dernier correspond à ce que les politologues anglo-saxons, et Henri Temple en France (« Théorie générale de la nation »), appellent désormais « nationisme, à savoir l’idée selon laquelle les nations sont des communautés culturelles, historiques et territoriales qui doivent se respecter les unes les autres au sein d’un ordre mondial des nations qui est le moins mauvais des ordres possibles, les autres solutions étant, d’une part, le modèle « féodal » qui se traduit par l’existence d’une multitude de petits groupes dirigés par des autocrates autour desquels se rassemblent des groupes soumis et la solution impériale qui se traduit toujours par la domination d’un  groupe ethnoculturel sur tous les autres groupes cohabitant dans un même empire. ‘’La   vérité est que depuis l’aube de l’histoire, le gouvernement et les forces armées de l’État impérial ont reposé sur des liens de loyauté mutuelle qui relient entre eux les membres d’une unique nation – de la nation  dominante qui constitue  le noyau de l’État impérial’’ (« Les vertus du nationalisme » ; page 102) ; il en a été ainsi dans tous les empires connus,  depuis l’Antiquité.

Yoram Hazony a défini sept principes qui devraient structurer un ordre mondial des nations de qualité. Premier de ces principes : ‘’En premier lieu, l’ordre des États nationaux est un ordre qui accorde une indépendance politique aux nations qui sont suffisamment cohérentes et fortes pour pouvoir le conserver’’ (« Les vertus du nationalisme » ; page 172).

Second principe : ‘’…la non ingérence dans les affaires internes des autres États nationaux est une nécessité absolue….En l’absence d’un tel principe, des nations puissantes prendraient le contrôle des nations plus petites et l’ordre des États nationaux se dégraderait pour devenir un ordre impérial’’ (page 173).

Troisième principe : ‘’….le gouvernement dispose d’un monopole de la force organisée au sein de l’État’’ (page 173). A défaut, le risque serait grand que des groupes ou des communautés infra-étatiques cherchent à imposer leur volonté ce qui mènerait à l’anarchie et à la dissolution de la nation.

Quatrième principe : ‘’…maintien d’une poly-centralité des centres de pouvoir’’ (page 176) . LesÉtats nationaux doivent s’attacher à maintenir un équilibre des puissances entre eux, de façon à empêcher toute nation, ou toute coalition de nations, de devenir suffisamment puissante pour pouvoir s’imposer aux autres nations.

Cinquième principe : ‘’La création de nouveaux États nationaux et la modification des frontières doivent cependant être sous-tendues……par la plus grande prudence dans la création des États indépendants’’ (page 177). Il faut éviter la formation d’entités nationales de plus en plus petites, comme cela a été fait pour le Kossovo (il y a désormais deux petits États albanais).

Sixième principe : la protection des minorités incluses dans un État national est absolument nécessaire. A défaut, le mécontentement peut gagner les minorités lesquelles peuvent se dresser contre l’État comme ce fut le cas dans le Donbass à partir de 2014 quand le gouvernement de Kiev a voulu leur interdire de parler russe et que le président ukrainien Porochenko a déclaré qu’il fallait en finir avec cette minorité russophone qui, finalement, est devenue pro-russe.

Septième principe : impossibilité de transférer les pouvoirs du gouvernement à des institutions universelles. ’’Il est impossible de transférer de l’autorité à ces institutions sans assister à l’effondrement de l’ordre des États nationaux pour le plus grand bénéfice de l’ordre impérial’’ (page 179). Concernant l’Union Européenne, Hazony a écrit : ‘’Mais c’est tout autre chose de transférer les pouvoirs de l’État à une Union Européenne dominée par l’Allemagne, qui est en réalité un État universel n’ayant aucune frontière naturelle, et gouvernant au nom de doctrines universelles…….Un tel ordre impérial ne peut tolérer l’existence d’États nationaux indépendants’’ (page 180).

Libéralisme et nationalisme

On a souvent lié la cause nationale à l’idéologie libérale. Cette assimilation est liée au souvenir des événements de 1848 (le printemps des peuples), en particulier, au cours desquels les libéraux soutenaient les nationalistes désireux de sortir des griffes des empires européens. Mais l’association des nationalistes et des libéraux n’a été que conjoncturelle ; le libéralisme, non seulement n’est pas favorable aux nations, mais il lui est même fondamentalement hostile. Le philosophe libéral Friedrich Hayek (1899 – 1992) a écrit à ce sujet : ‘’Le fait que le libéralisme s’est d’abord allié avec le nationalisme était dû à une coïncidence historique puisque pendant le XIXe siècle, ce fut le nationalisme qui, en Irlande, en Grèce, en Belgique, en Pologne et plus tard en Italie et en Autriche-Hongrie, lutta contre le même type d’oppression que ce contre quoi le libéralisme était dressé’’ (« The Economic Conditions of Interstate Federalism » – New Commonwealth Quarterly).

’Friedrich Hayek, le plus important théoricien du libéralisme du siècle dernier, défendait également la thèse qu’une application cohérente du « point de vue libéral » menait à un État fédéral international n’ayant pas de réelles frontières entre les nations – une aspiration qu’il faisait bruyamment sienne’’ (Yoram Hazony, « Les vertus du nationalisme », page 45). Le même Hayek, dont la pensée inspire les « libéraux-conservateurs », a écrit ‘’L’abrogation des souverainetés nationales et la création d’un État de droit international réel est un complément nécessaire à l’aboutissement logique du programme libéral……L’idée d’une fédération interétatique est le développement logique du point de vue libéral’’ (« The Economic Conditions of Interstate Federalism »). Dans son ouvrage intitulé « Le libéralisme dans la tradition classique », l’économiste et philosophe libéral Ludwig von Mises (1881 – 1973) en appelait à se débarrasser des États nationaux au profit d’un « super-État mondial ». La quasi-totalité des dirigeants des États européens et de la machine bruxelloise sont en accord avec les points de vue des penseurs libéraux que nous venons de citer, ‘’Tous partent des postulats libéraux : l’unification politique européenne ; l’essor du libre commerce non faussé ; l’immigration sans entraves des populations ; la transformation des entreprises commerciales en corporations « multinationales » au service de l’économie globalisée plutôt que d’un intérêt national particulier ; la soumission des nations à un corpus de loi internationale en expansion constante ; l’agitation en faveur d’un régime de droits universels de droits humains via les organisations non gouvernementales , les institutions de l’ONU et les tribunaux internationaux ; l’homogénéisation des universités mondiales dans un système de normes internationales et d’une évaluation par les pairs. La mise en œuvre de tout ceci est de l’ordre de l’évidence pour les diplômés formés à la pensée de Locke’’ (« Les vertus du nationalisme » – page 46).

Pour aller au fond du sujet, il faut remonter aux sources de l’idéologie libérale, c’est-à-dire à John Locke (1632 – 1704) lequel pensait que l’humanité constitue une seule et même communauté et que la Raison ne pouvait que désapprouver l’existence de frontières séparant les humains. ‘’Pour Locke la loi de la Nature étant la même chose que la Raison universelle, ceci implique que les hommes guidés par la raison, donc ni corrompus ni méchants, ne s’embarrasseront pas de frontières nationales’’ (« Les vertus du nationalisme » ; page 45). John Locke a fait école puisque ses écrits ont inspiré J.J. Rousseau (« Le Contrat social » – 1762), E. Kant (« Traité de paix perpétuelle » ; 1795), John Rawls (« Théorie de la justice » ; 1972) et Ayn Rand (« La grève » ; 1957)…….’’Ils échafaudent sans relâche un monde fantasmagorique, travaillant et retravaillant la vision d’êtres humains libres et égaux, menant une vie d’accumulation de biens. Ils ne connaîtraient pas d’autres obligations que celles résultant de leur propre libre consentement. J’appellerai la théorie ou le programme obéissant à cette conception rationaliste une théorie ou un programme libéral’’ (« Les vertus du nationalisme » ; page 44). Pour une telle théorie, seul l’individu compte et les communautés, dont les nations et les familles, sont superflues ; plus même, elles sont des sources de contraintes dont les libres individus doivent s’affranchir. Par ailleurs, comme le pensait déjà Montesquieu, du point de vue du commerce, « l’ensemble du monde n’est constitué que d’un État unique » ; les frontières nationales ne font donc que gêner les affaires.

Aujourd’hui, l’idéologie libérale est le principal facteur de destruction des nations et le leader du monde libéral, les États-Unis, vise à imposer un « nouvel ordre mondial » ordonné à cette idéologie (comme l’a rappelé à nouveau J. Biden en mars 2022). La « Pax americana » est une nouvelle mouture de toutes les expériences impériales précédentes.

La nation face à l’empire

‘’Pour moi, tout État universel ou impérial ne peut être que despotique. C’est la thèse de Stuart Mill, à qui les réalités des empires étaient familières. Scrutant l’Autriche-Hongrie de son époque, il perçut à quel point les différentes nationalités n’avaient pas la moindre chance de forger des liens de loyauté mutuelle entre elles au sein d’un État impérial………Ce qui maintenait unies des nations rivales était la force militaire autrichienne. Elle servait à étouffer une à une les rébellions nationales. Le ciment de l’unité de tout empire demeure de fait la cohésion d’une nation réelle dont les membres sont liés par les chaînes de la loyauté mutuelle. Dans l’empire autrichien, c’était la nation allemande qui était capable, avec le concours plus ou moins important des Hongrois, de dominer par la force. Les autres peuples soumis ne jouissaient pas de libertés très larges’’ (Yoram Hazony ; ‘’Les vertus du nationalisme’’ ; page 138). Certains rêvent d’un nouvel empire autrichien, à l’échelle européenne, qui serait un paradis irénique dans lequel chaque peuple mènerait son existence conformément aux canons de sa propre culture mais cela n’a jamais existé dans le passé et il n’y a aucune raison pour que cela arrive demain parce qu’il y a un trait caractéristique, universel et permanent du comportement humain, bien identifié par l’anthropologue Evelyne Heyer, qu’elle appelle « ethnocentrisme ». De l’empire romain au Reich hitlérien, tous les empires ont été dominés par un groupe ethno-politique, ce qui a suscité dans la Gaule intégrée dans l’empire romain un très grand nombre de soulèvements, les bagaudes, qui furent toujours réprimés avec la plus grande des brutalités. Pour tous ceux qui n’étaient ni Autrichiens, ni Hongrois, l’empire austro-hongrois était la « prison des peuples », et même les Hongrois en vinrent à souhaiter leur indépendance nationale.

L’hitlérisme n’était pas un nationisme ni même un nationalisme mais un impérialisme ; Hitler voulait construire un Reich à l’échelle européenne dans lequel la race supérieure germanique (et non pas la nation allemande) devait imposer son pouvoir à des peuples soumis, réduits parfois en esclavage (c’était le sort que les nazis réservaient à ceux des Slaves qui n’auraient pas été chassés vers l’est ou massacrés). Le sort de la France aurait été celui d’un peuple de rang inférieur réduit au rang de supplétif de la race supérieure. A aucun moment, Hitler et sa bande de criminels n’ont adhéré au projet d’organisation de l’humanité selon les principes d’un ordre des nations. La reductio ad hitlerum de tout nationisme est infondée mais elle est pratiquée par toutes les gauches, des libéraux aux communistes.

‘’Comme je l’ai laissé entendre, le désir de conquête impériale a une longue histoire et il a toujours été alimenté par des théories sur la rédemption de l’humanité. Le christianisme, l’islam, le libéralisme, le marxisme et le nazisme ont dans un passé récent tous servis de moteurs à l’édification de l’empire’’ (« La vertu du nationalisme » ; page 222).

‘’J’ai souligné plus d’une fois que c’est l’impérialisme qui a produit les plus grands destructeurs que nous connaissons, avec pour l’époque moderne des personnalités comme Napoléon, Staline ou Hitler’’ (« La vertu du nationalisme » ; page 221). Et rappelons que, contrairement à ce que disent en boucle les partisans du nouvel empire européen en gestation, dont nous commençons à voir poindre le caractère autoritaire et germano-centré, ce ne sont pas les nations qui sont à l’origine des deux guerres mondiales mais les empires et tout particulièrement les IIe et IIIe Reich qui avaient en ligne de mire la création d’empires à l’échelle européenne, empires dominés dans un cas par les Allemands et dans l’autre par la race supérieure germanique ou germano-nordique selon les chapelles. L’empire austro-hongrois a eu, lui aussi, une grande responsabilité dans le déclenchement de la première guerre mondiale.

En 1915, le Kaiser Guillaume II écrivait, dans un ordre du jour : ‘’Le triomphe de la grande Allemagne, destinée un jour à dominer l’ensemble de l’Europe, est le seul objet de la lutte dans laquelle nous sommes engagés’’ ; c’est, selon Hazony, cette idée qui décida l’Allemagne à se lancer dans une guerre mondiale. Son successeur, Hitler, entendait bien, lui aussi, dominer toute l’Europe et, comme l’ont écrit un universitaire allemand (H. Münkler ; « Empires » ; page 144) et Yoram Hazony (« Les vertus du nationalisme » ; page 49), un objectif essentiel d’Hitler était de détruire le système des États nationaux et de revenir à un ordre impérial. ‘’Un État impérial ne peut pas être un État libre. Il est toujours un État despotique. Ce peut être un despotisme bienveillant ou un despotisme  plus retors, en fonction des situations et du caractère de ses dirigeants à un moment donné…..Mais, dans aucun cas l’État impérial n’offre la liberté à la nation….Il en suit qu’un ordre d’États nationaux sera l’ordre qui offrira la plus grande possibilité d’autodétermination collective pour les nations. Cette conclusion peut être formulée selon la thèse bien connue que la liberté existe uniquement lorsque des centres de pouvoir nombreux et indépendants subsistent’’ (pages 126 et 127).

La solution fédérale est souvent présentée comme une alternative à la solution impériale, une alternative plus conforme à l’esprit de la république et à celui de la démocratie. En fait, ces deux solutions ne sont pas toujours très différentes  sauf quand les États fédérés partagent une même culture, une même religion et une même histoire comme c’est le cas aux États-Unis. A contrario, en Europe, les différents États nationaux ont des cultures, des religions et des histoires très différentes les unes des autres et l’Union Européenne qui n’est pas encore vraiment une fédération mais dont les dirigeants œuvrent en ce sens, est déjà dominée par un État, l’Allemagne, qui ne conçoit l’UE qu’ordonnée à sa culture et à ses intérêts. ‘’Les nations européennes sont, comme chacun le comprend, dominées par l’Allemagne. L’Union Européenne est un État impérial allemand qui n’en a pas simplement le nom’’ (page 151). Certes , c’est un empire inabouti puisque l’Allemagne, pour des raisons historiques, hésite à reconstruire son armée, elle préfère utiliser l’OTAN et sa relation privilégiée avec les États-Unis. Cet empire européen n’est donc qu’un satellite de l’empire américain : ‘’Cependant, tant que l’Allemagne aspire à éviter de reconstruire son appareil militaire pour prendre la responsabilité de la sécurité du continent, l’Union Européenne demeurera un protectorat américain – un protectorat qui est également un empire à sa manière’’ (page 151).

Notons que Bruno Le Maire a écrit le 9 novembre 2018, dans un tweet, que l’Union Européenne doit s’affirmer comme un empire ! Les européistes ne prennent même plus la peine de dissimuler leurs intentions.

Le mythe de l’État neutre

Le mythe de l’État neutre, ou civique, est au centre des théories libérales  contemporaines, celles de Rawls et Habermas par exemple. Remarquons qu’il en va de même pour les libéraux de droite et plus encore pour les libertariens qui, tous, s’inspirent de Hayek, Mises ou Nozick. Selon ces théories qui reposent sur l’idée d’une humanité constituée d’individus et qui minimisent très fortement, voire nient totalement, l’importance des communautés intermédiaires situées entre la personne et l’humanité, l’État doit être neutre, c’est-à-dire qu’il ne doit être porteur d’aucune culture spécifique. Les philosophes communautariens ont raison de souligner qu’un tel État neutre ou purement civique n’a jamais existé et qu’il n’en existera probablement jamais un qui sera durable. Yoram Hazony pense comme eux :

‘’Mais la vérité demeure que l’État neutre est un mythe. Il est avancé encore et toujours par ceux qui s’imaginent que l’État peut exister en l’absence de la moindre cohésion tribale ou nationale – alors qu’en réalité, c’est uniquement la cohésion tribale ou nationale qui permet à un  État indépendant d’être fondé et de perdurer sans avoir recours à une répression politique interminable. L’image de l’État neutre est une utopie au même titre que les descriptions socialistes de l’économie sont des utopies,….’’ (page 154). ‘’Les États neutres n’existent pas. Ce qui permet la cohérence d’un État libre demeure la loyauté mutuelle de ses membres à la nation ou à la tribu majoritaire….Tout État libre est, en d’autres termes, un État tribal ou national’’ (page 155). ‘’ La domination écrasante d’une nationalité unique et cohérente, caractérisée par des liens puissants et indissolubles de loyauté mutuelle, est en réalité le seul fondement de la paix intérieure dans le cadre d’un État libre’’ (page 160). ‘’ A chaque fois, la domination écrasante d’une majorité nationale a permis l’émergence d’États qui ont été bien plus stables, prospères et tolérants que les États voisins qui n’ont pas été pensés comme des États nationaux. Lorsque l’État n’est pas constitué comme un État national, c’est exactement le contraire qui se passe : les différentes nations et tribus mises de force dans le même sac, n’ayant aucune religion, langue ou souvenirs d’engagements contre des ennemis communs ne peuvent forger des liens de loyauté mutuelle et ne peuvent donc pas devenir une nation. Elles s’affrontent pour s’emparer du pouvoir jusqu’à ce que ce qu’un groupe tribal ou national réussisse à prendre le contrôle du gouvernement’’ (page 161). La guerre qui a opposé l‘État ukrainien à la Russie illustre parfaitement les problèmes liés à la diversité interne d’un État dont les limites ont été fixées sans souci d’homogénéité (bien au contraire, Staline avait l’habitude de mélanger les populations au sein des différentes régions de l’Union soviétique) par un État soviétique qui maintenait l’ordre en utilisant la force la plus brutale. La Russie qui comprend de grosses minorités a elle aussi été confrontée à la volonté d’émancipation des musulmans de Tchétchénie qu’elle a brisée par la force.

Les vertus de l’État national

Dans ses « Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité », Herder a écrit que l’État le plus naturel est la nation ; il la pensait comme une famille étendue qui traverse les siècles en évitant de s’étendre à des populations différentes parce qu’il estimait que les États hétérogènes sont fragiles du fait de leur incapacité à générer un affect collectif commun. Selon Herder, ces derniers, dont les empires, ne parviennent pas à créer durablement une loyauté partagée par l’ensemble des populations qui les composent. Yoram Hazony reprend à son compte ce point de vue.

Les mondialistes reprochent aux nations d’être à l’origine de nombreux conflits tout en oubliant de mentionner que les conflits entre tribus étaient infiniment plus nombreux. Dans les derniers mondes tribaux étudiés par les anthropologues, environ 20% des humains étaient victimes des conflits intertribaux et il semble qu’il en allait de même au Paléolithique. Par ailleurs, ils accusent les nations d’être à l’origine de conflits provoqués en réalité par les empires. ‘’Les guerres qui ravagèrent l’Europe – et de fait le reste du monde – ne furent cependant pas des guerres entre États nationaux cherchant à l’emporter sur leurs rivaux. Il s’agissait plutôt de guerres idéologiques, livrées au nom d’une doctrine universelle qui devait apporter le Salut à l’ensemble de l’humanité. Au nom de cette doctrine universelle, des armées furent envoyées de par le monde pour engloutir une nation après l’autre, en espérant bouleverser l’ordre établi de la vie dans chaque nation vaincue. Ce fut le cas pendant la guerre de Trente ans, qui fut menée afin d’assurer la domination de l’empire catholico-germanique sur l’Europe. Ce fut également vrai lors des guerres napoléoniennes, qui visaient à renverser le vieil ordre politique et à établir un empire libéral français sur l’ensemble du continent et au-delà. De même lors de la Seconde Guerre mondiale, quand un empire allemand nazi aspirait à établir un nouvel ordre répondant à sa théorie universelle perverse sur la manière d’amener l’humanité au Salut’’ (page 119).

A la différence des empires qui tendent à provoquer des conflits d’origine idéologique, de grande ampleur, les nations sont à l’origine de conflits locaux. Ainsi le conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine pourrait n’être qu’un conflit de voisinage, entre deux nations, mais l’empire américain tente d’en faire un conflit de grande ampleur, au nom de principes idéologiques, en mobilisant tous ses vassaux et en faisant pression sur les autres États. L’objectif de l’empire américain est toujours le même : écraser les forces du mal, c’est-à-dire tous les États qui refusent de se soumettre à « l’empire du bien » qu’il prétend être. La guerre d’Ukraine est une guerre menée par les États-Unis contre la Russie parce que cette dernière refuse très clairement de se soumettre à l’Occident sous commandement américain, depuis le début de ce millénaire. L’empire américain, comme tous les empires, veut imposer à l’ensemble de l’humanité sa vue-du-monde, son mode de vie, sa hiérarchie de valeurs et son universalisme guerrier. Quant à l’empire colonial français, il avait pour mission de répandre les Lumières et le progrès dans le monde. Etc etc

On peut reprocher à certains États nationaux, comme la France, d’avoir été en quelque sorte, dans leur jeunesse, de petits empires. Les premiers États nationaux ont souvent été des États monarchiques qui ont rassemblé, autour de la couronne et d’une même foi religieuse, des communautés parlant des langues différentes mais le processus d’unification culturelle, qui fut en partie souhaité et en partie subi, a fait son œuvre. Les cultures de ces communautés étaient différentes mais en partie seulement, car l’importance de la religion commune était très grande, lors de la formation de ces États. De l’intégration non choisie de ces communautés locales dans des États monarchiques sont issues des communautés nationales qui font encore preuve d’une grande résilience en dépit des coups qui leur sont portés par les mondialistes et, en Europe, par les partisans d’un empire européen. On peut regretter la façon dont ils ont été construits mais nous ne referons pas l’histoire ; les États nationaux existent et, en dépit de leurs défauts, ils sont plus satisfaisants que les empires et que les micro-États tyranniques et guerriers qui les ont précédés. L’État national est l’espace politique qui permet à la fois la préservation de la diversité culturelle de l’humanité, l’instauration d’institutions républicaines et démocratiques et la pratique d’une solidarité économique et sociale au sein de la communauté des citoyens.

La nation et la république

L’affect national est très puissant et sa manipulation est toujours possible ; il y en eut, malheureusement, dans le passé. Au nom de l’amour de la nation des partis politiques peuvent instaurer des lois dangereuses pour les libertés et même pour la sûreté des citoyens. Ils peuvent aussi s’en prendre à des minorités ou à des peuples étrangers. Sans aller jusqu’à ces extrémités, ils peuvent imposer des règles injustes ou, au nom de l’unité nationale, interdire tout ce qui pourrait être désigné comme relevant de la lutte des classes ; cette idée est d’ailleurs récurrente au sein des mouvements conservateurs. Pour empêcher les dérives que nous venons d’évoquer, il faut que l’affect national soit limité dans ses effets qui peuvent être catastrophiques. L’affect national n’est pas le mal absolu mais, comme toutes les idées, y compris celles de liberté et d’égalité, il peut devenir parfaitement délétère, si ses effets dépassent certaines limites. Le républicanisme, tel que nous le pensons, peut être le ressort de rappel indispensable. Le refus de l’arbitraire, le respect de la personnalité de chacun, l’égalité politique et juridique des citoyens, le respect des autres nations, sont autant de principes républicains qui peuvent, selon les cas, freiner les dérives possibles. L’hystérie nationaliste doit être absolument évitée pour que les nations puissent cohabiter sans être tentées d’utiliser inconsidérément la violence. Bien sûr, il y aura toujours des conflits entre les États mais il faut noter que l’ordre des États nationaux modernes a permis une diminution considérable du nombre des morts violentes liées à la guerre, conséquences désastreuses des deux guerres mondiales incluses.

La nation et la république entretiennent un rapport très fructueux. Contrairement à ce que pensaient, et pensent encore parfois leurs rares héritiers, les monarchistes et les fascistes, à savoir que la république détruit la nation, nous pensons qu’au contraire elle la renforce. Un peuple de citoyens égaux au plan politique et au plan juridique dont les membres sont respectés par tous (aequitas), participant librement et également à la vie politique, ayant le droit de penser, de s’exprimer et de contester sans craindre pour leur sûreté et n’ayant pas à subir un quelconque arbitraire, est plus fort parce que plus riche en liens sociaux qu’un peuple de sujets soumis à un monarque, un despote, un tyran ou un parti unique.  Il est vrai que les monarchistes et les fascistes contestaient la république, telle que nous la connaissons en France depuis 1789 ; une « république » qui est profondément imprégnée de libéralisme et donc d’individualisme lequel est le pire des ferments de dissolution des communautés et des nations. Quant à l’affect national, il est un liant extrêmement efficace qui permet un bon fonctionnement de la république. Une communauté nationale et républicaine est nécessairement beaucoup plus résiliente qu’une société d’individus reposant sur un prétendu « patriotisme constitutionnel » et ouverte à tous.

Face au mondialisme, qu’il soit libéral ou socialiste, face à l’impérialisme américain qui vise à la création d’un « nouvel ordre mondial », face à la politique de destruction des nations menée par l’Union Européenne qui s’articule parfaitement à la Pax americana, la solution, politique et culturelle, c’est le communautarisme national et républicain. Ce dernier ne vise pas uniquement à doter la nation d’institutions conformes au républicanisme tel que nous le pensons, c’est-à-dire inspiré par le républicanisme ancien, mais aussi, plus largement, à développer une culture ordonnée aux principes du républicanisme et du « nationisme ».

Le « nationisme » républicain n’exclut nullement l’association de certains États nationaux, bien au contraire. Nous reviendrons dans un autre article sur la nécessaire confédération des nations d’Europe.

BG
Author: BG

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