Tocqueville, libéral ou républicain ?

La place de Tocqueville dans le paysage intellectuel a suscité, depuis toujours,  un certain embarras. Ses proches, déjà, avait du mal à lui trouver une place dans le spectre philosophico-politique. Issu d’un milieu globalement légitimiste, même si son père était assez « libéral », il n’avait aucune nostalgie de l’Ancien régime sans avoir, pour autant, la moindre sympathie pour les révolutionnaires et leurs héritiers, dont les bonapartistes.

Tocqueville est fréquemment classé parmi les libéraux mais ce classement ne va pas de soi, comme l’a montré Arnaud Coutant qui est l’auteur d’un ouvrage intitulé ‘’Une critique républicaine de la démocratie libérale’’ dans lequel il dévoile les fondements républicains des critiques faites par Tocqueville à l’endroit de la démocratie libérale : ‘’Il s’agit de démontrer que, derrière les risques de la démocratie, l’auteur place en réalité des causes libérales aux dérives possibles du régime qu’il décrit tout en proposant des solutions républicaines’’ (Arnaud Coutant ; page 59). La critique du libéralisme n’est donc pas nécessairement monarchiste, réactionnaire ou fasciste, elle peut aussi être républicaine.

Tocqueville : un humaniste civique ?

Arnaud Coutant a analysé la pensée de Tocqueville en la comparant aux idées propres à l’humanisme civique, un courant de la philosophie politique qui se développa tout d’abord dans l’Italie médiévale (Marsile de Padoue : 1275-1342) et qui connut une seconde jeunesse au cours de la Renaissance italienne (Machiavel, Guichardin, Gianotti…) puis une expansion en Angleterre au XVIIe siècle et aux États-Unis au XVIIIe siècle (ce fut le moment machiavélien analysé par John Pocock). L’humanisme civique est une forme du républicanisme fortement influencée par la pensée d’Aristote. L’utilisation de l’appellation « humanisme civique » permet d’éviter l’utilisation du mot « républicanisme » lequel, au début du XIXe siècle, plus encore que de nos jours, renvoyait à la Révolution et à ses horreurs. La république n’était alors revendiquée que par les héritiers directs de la Révolution française ; or, Tocqueville avait horreur des révolutions et, de plus, il pensait que certaines des idées essentielles mobilisées par les révolutionnaires étaient très dangereuses (tout particulièrement, les notions rousseauistes de volonté générale infaillible et de souveraineté absolue). En fait, en ce début du XIXe siècle, tous ceux qui n’adhéraient pas à l’ensemble des idées de la Révolution française étaient désignés soit comme « libéraux » soit comme «légitimistes ». Tocqueville n’était pas légitimiste et il n’était pas non plus croyant, il était donc classé comme « libéral ». Mais, il se rendit compte que ses idées différaient très largement de celles de la plupart des libéraux, ce qui l’amena à dire qu’il était « un libéral d’une espèce différente », ni révolutionnaire, ni légitimiste, ni bonapartiste, ni même libéral en fait. Arnaud Coutant a montré que la pensée tocquevillienne s’apparente, sous bien des rapports, à celle de l’humanisme civique que John Pocock opposait à celle de l’ «humanisme marchand ». A la différence de l’humanisme civique qui promeut la liberté politique (égalité politique et participation à la vie politique), ce dernier privilégie la liberté privée, les droits de l’individu détaché de la société, le commerce et le bien-être.

Dans la « Démocratie en Amérique », Tocqueville a décrit, entre autres choses, les égarements possibles de la démocratie, sous la forme soit de la tyrannie de la majorité (puis de la tyrannie de l’opinion) soit du despotisme démocratique et, par ailleurs, les dangers liés à la montée de l’individualisme généré par les régimes démocratiques (c’est-à-dire, selon Tocqueville, les régimes ayant instauré l’égalité civile).

Dans la première partie de son étude, Arnaud Coutant a analysé la position de Tocqueville concernant la « tyrannie de la majorité », un thème qui préoccupait beaucoup les libéraux d’alors, tout comme notre auteur d’ailleurs. Tocqueville s’inquiétait beaucoup, à juste titre, de cette dérive possible du système démocratique. La volonté générale n’étant, au-delà des sujets les plus fondamentaux (volonté de vivre, de ne pas être maltraité ou mis en esclavage ou soumis à un pouvoir brutal et arbitraire), qu’une vue de l’esprit, la démocratie ne peut fonctionner que sur une opposition majorité/minorité, le risque étant que la majorité tyrannise la minorité, ce qui serait contraire à l’esprit du républicanisme lequel impose le respect de la personnalité de chacun (aequitas) et, donc, le respect des idées de tous les citoyens. Sur ce point, Tocqueville est en accord avec les libéraux mais, pour autant, cela permet-il de dire qu’il était un libéral parmi d’autres ? Non, parce que le refus de toute tyrannie, y compris celle de la majorité, est une idée dont le libéralisme a hérité du républicanisme. Le philosophe italien Maurizio Viroli, qui a enseigné la philosophie politique à Princeton, a écrit que le libéralisme est un républicanisme qui a mal tourné ; on peut ajouter que l’adoption de l’individualisme par John Locke et ses successeurs, a transformé en profondeur le legs du républicanisme ancien. De ce fait, certaines idées spécifiquement républicaines ont été conservées par les libéraux, intactes ou modifiées selon les cas. L’origine républicaine de certaines idées portées par les libéraux génère une certaine confusion entre ce qui est libéral et ce qui est républicain mais, pour autant, les deux courants sont différents et s’opposent sur des points essentiels.

Poursuivant son analyse du risque de formation d’une tyrannie de la majorité, qu’il avait commencée dans le premier tome de la « Démocratie en Amérique », en 1835, Tocqueville en vient à penser que ce que l’on doit vraiment craindre c’est la tyrannie de l’opinion, une tyrannie qui viserait à interdire toute expression d’idées considérées comme étant non-conformes à une doxa largement assimilée par le peuple. Dans le deuxième tome de son ouvrage, qui parut en 1840, Tocqueville laisse au second plan le thème de la tyrannie de la majorité, un thème très en vogue dans les cénacles libéraux, et il met en avant, ce qu’il présente alors comme le vrai risque auquel sont exposées les sociétés démocratiques : la tyrannie de l’opinion ou tyrannie intellectuelle. Il y a là une inflexion importante dans sa pensée, puisqu’il passe d’une position très libérale à autre chose.

Les libéraux pensaient que la souveraineté illimitée du peuple était dangereuse et qu’elle pouvait amener la majorité à exercer une réelle tyrannie sur la minorité. Dans les faits, comme l’a souligné plus tard Georges William Pierson, ce risque n’existe pas dans une société démocratique parce que la majorité change fréquemment. Tocqueville a-t-il suivi le même raisonnement entre 1835 et 1840 ? Peut-être ; le fait est qu’il change de point de vue entre ces deux dates et qu’il rompt avec les positions libérales. ‘’Le fait de renoncer à la tyrannie de la majorité en 1840 pour une autre tyrannie, de refuser l’idée d’une simple tyrannie politique et de la remplacer par une autre considérée comme plus importante, fait de lui un auteur qui ne semble plus s’inscrire dans le mouvement libéral en posant des éléments particuliers qui constituent autant de différences. Cette différenciation se poursuit et culmine dès lors dans ce qui va démarquer cette fois intégralement Tocqueville des libéraux : le rejet intégral de la première tyrannie’’ (Arnaud Coutant ; page 163). Tocqueville a reconnu, dans ses notes de préparation du deuxième tome de la « Démocratie en Amérique » qu’il s’était trompé à ce sujet et que ce qu’il pensait en 1835 était ‘’rebattu et superficiel’’. Cette évolution est ignorée par beaucoup de commentateurs qui en restent au Tocqueville contempteur de la tyrannie de la majorité laquelle est abandonnée dans le second tome de son œuvre principale. ‘’Le fait de renoncer à la tyrannie de la majorité en 1840 pour une autre tyrannie, de refuser l’idée d’une simple tyrannie politique et de la remplacer par une autre considérée comme plus importante, fait de lui un auteur qui ne semble plus s’inscrire dans le mouvement libéral…..’’ (Arnaud Coutant ; page 163).

Les humanistes civiques ont défendu très tôt l’idée selon laquelle le respect de chacun, et donc de ses idées, était un impératif essentiel. Cette idée était déjà centrale dans la Rome républicaine où on la nommait « aequitas ». En dénonçant la tyrannie de l’opinion, Tocqueville renoue avec celle-ci et rejoint le courant républicain sur ce point ; nous verrons plus loin qu’il était également en phase avec les républicains sur un point essentiel et même déterminant : l’individualisme. Il était également sur la même ligne que les républicains pour ce qui concerne la notion de liberté. L’idée qu’il se faisait de la liberté a tout d’abord été très floue, ce qui permettait de le ranger dans la famille libérale. Mais progressivement sa pensée s’est clarifiée et s’est alignée sur celle du courant de l’humanisme civique qui, sans rejeter les libertés personnelles, plaçait tout en haut de sa hiérarchie de valeurs la liberté politique, c’est-à-dire la liberté que doit avoir le libre citoyen de participer à l’élaboration du Bien commun.

La tyrannie de l’opinion était déjà une réalité lorsque Tocqueville visita les États-Unis : ‘’…. ; quand une idée a pris possession de l’esprit du peuple américain, qu’elle soit juste ou déraisonnable, rien n’est plus difficile que de l’en extirper’’ (« De la démocratie en Amérique » ; tome I ; page 210). Il voyait, à juste titre, dans cette tendance unanimiste un risque majeur pour la liberté de pensée, un risque qui de nos jours est, plus que jamais, une réalité. On peut toutefois se demander si cet unanimisme est une conséquence de l’égalité démocratique ou plutôt une conséquence du mimétisme qui est un des comportements humains les plus répandus (Gabriel Tarde : « Les lois de l’imitation »). Si c’est le cas, l’idéal républicain sera toujours menacé par cette tendance naturelle à imiter ses semblables qu’a tout être humain. La liberté de pensée est des plus précaires et elle impose de lutter en permanence contre l’uniformisation intellectuelle, c’est un des enjeux essentiels de l’engagement républicain.

Individualisme et égoïsme selon Tocqueville

Tocqueville distinguait l’égoïsme dont il pensait que c’était un défaut naturel, propre à l’individu, de l’individualisme qui serait un défaut d’ordre civique, propre au citoyen. L’individualisme, selon notre auteur, serait d’ordre sociopolitique tandis que l’égoïsme serait un vice de la nature humaine. ‘’L’individualisme n’a pas, selon Tocqueville,  pour effet premier de vicier les rapports des individus entre eux mais d’apporter une tare grave dans les rapports de l’individu et du bien commun de la société politique’’ (Jean-Claude Lamberti ; « La notion d’individualisme chez Tocqueville » ; page 12).

Mais l’individualisme faciliterait l’expression de l’égoïsme parce qu’ ‘’à la longue, écrit Tocqueville, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme’’. L’individualisme est, selon lui, une philosophie sociale qui permet de justifier et de masquer l’égoïsme. Tandis que l’égoïsme est un vice vieux comme le monde, l’individualisme serait apparu dans le cadre des sociétés démocratiques modernes ; il progresserait avec l’égalisation des statuts des citoyens : ‘’Les hommes qui habitent les pays démocratiques n’ayant ni supérieurs, ni inférieurs, ni associés habituels et nécessaires, se replient volontiers sur eux-mêmes et se considèrent isolément’’ (« De la démocratie en Amérique » ; vol. II). Les progrès de l’égoïsme, qui sont de plus en plus évidents dans les sociétés occidentales, auraient donc pour origine cette philosophie sociale qu’est l’individualisme lequel constitue un élément essentiel de l’idéologie libérale. Comme nous le verrons plus loin, Tocqueville pensait qu’il était possible de combattre l’individualisme et, ce faisant, de réduire l’égoïsme. Tocqueville aurait contesté les politiques menées par les dirigeants occidentaux lesquels approuvent et facilitent la montée en puissance de l’individualisme et, par voie de conséquence, de l’égoïsme.

Liberté et individualisme

Pour Tocqueville, la liberté politique n’est pas seulement un droit ; elle implique tout un ensemble de devoirs  à l’égard de soi-même, des autres et de la cité. ‘’L’erreur des individualistes est de croire qu’ils pourront jouir de leur droit à l’indépendance et de leur droit à l’égalité sans accomplir leurs devoirs de citoyens, ou plus précisément, en réduisant l’exercice de la liberté politique au minimum. Le « jugement erroné » qui est à l’origine de l’individualisme consiste à considérer la liberté seulement comme un droit, jamais comme un devoir. Et cette voie ne peut mener qu’au despotisme démocratique’’ (Jean-Claude Lamberti ; opus cité). Tocqueville a tout d’abord considéré l’individualisme comme une « maladie infantile de la démocratie » puis, plus tard, il pensa qu’il s’agissait d’«un jugement erroné ». Ces deux points de vue peuvent sembler incohérents mais en fait ils ne se situent pas sur le même plan. L’individualisme comme pathologie de la démocratie libérale concerne les relations des citoyens entre eux tandis que l’individualisme comme idée erronée est d’ordre théorique ; il incite ses adeptes à agir sur l’organisation de la société de façon à favoriser le comportement individualiste. Ses effets s’ajoutent donc à la pathologie individualiste qui se développe dans les démocraties libérales ; ce processus, qui est en cours dans toutes les sociétés occidentales ou occidentalisées, mène à la dissolution de ces sociétés parce qu’il provoque le dépérissement de tous les principes communautaires (sens du devoir, participation à la recherche d’un Bien commun, civisme, solidarité….) et de toutes les institutions.

Un despotisme inédit

Selon Tocqueville, l’égalité des statuts individuels est, en partie, à l’origine de l’individualisme moderne. L’individu égal se recentre sur lui-même et ne se préoccupe que de ses affaires : ‘’L’homme des siècles démocratiques n’obéit qu’avec une extrême répugnance à son voisin qui est son égal ; il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes, il se défie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir ; il le craint et il le méprise ; il aime à lui faire sentir à chaque instant la commune dépendance où ils sont tous les deux du même maître’’ (« De la démocratie en Amérique » ; vol. II ; page 302). Notons que les libéraux dénoncent ce qu’ils appellent « repli national ou communautaire », dont ils disent qu’il s’agit d’une «régression», mais ils promeuvent le repli de l’individu sur lui-même !  Or, Aristote, E.O. Wilson et beaucoup d’autres grands esprits nous ont appris que l’être humain est essentiellement un être social ; on peut donc considérer l’individualisme, à la fois, comme une théorie erronée et comme un comportement aberrant.

Tocqueville avait bien perçu l’évolution des mœurs au sein des sociétés démocratiques dont les membres ne pensent qu’à leur bien-être individuel et à leur enrichissement dans la plus grande indifférence à l’égard de tout bien commun : ‘’Ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent à leurs affaires particulières pour s’occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d’en abandonner le soin au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs qui est l’État’’ (De la démocratie en Amérique ; vol.II ; page 300). Le philosophe américain Patrick Deneen a souligné ce point dans son analyse remarquable du libéralisme (« Pourquoi le libéralisme a échoué ») ; l’individualisme se traduit par une montée en puissance de l’État, ce que nous constatons dans toutes les sociétés occidentales. Les libéraux européens accusent souvent le socialisme d’être à l’origine de cette dérive de nos sociétés mais, en fait, l’individualisme d’origine libérale a, lui aussi, une responsabilité importante dans cette affaire.

Précisons tout de suite que malgré cet effet néfaste de l’égalité statutaire, juridique et politique, des citoyens, Tocqueville ne la rejette pas. Il pensait que le temps des aristocraties était révolu et qu’il n’était plus possible de revenir en arrière. Tocqueville n’envisageait donc pas, à l’instar des légitimistes, de revenir sur l’égalité des statuts mais il chercha et il proposa des remèdes aux effets néfastes générés par cette dernière.

Le député de Valognes avait compris qu’un nouveau despotisme était en train de se former dans les sociétés occidentales ; un despotisme très différent de celui qui existait dans les sociétés anciennes, ‘’plus étendu et plus doux’’ qui ‘’dégraderait les hommes sans les tourmenter’’. ‘’Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là, s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance  paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance, il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leur héritage ; que ne peut-il leur ôter complètement le trouble de penser et la peine de vivre ?’’ (« De la démocratie en Amérique » ; vol. II ; page 324). Cette citation est un peu longue mais elle décrit parfaitement ce qui s’est passé au cours des deux derniers siècles. Quelle perspicacité !

Tocqueville avait compris que le citoyen des sociétés démocratiques modernes avait abdiqué, qu’il n’était plus qu’un sujet et même qu’un consommateur : ‘’… ; en renonçant au nécessaire effort qu’exige la liberté vivante, il a perdu d’abord toutes les vertus publiques, et voici que maintenant l’État tuteur, né de l’abdication individualiste, lui ôte les occasions d’exercer son libre arbitre et tout en affirmant la souveraineté du peuple fait des citoyens « plus que des rois et moins que des hommes »’’ (Jean-Claude Lamberti ; « La notion d’individualisme chez Tocqueville » ; page 68). Non seulement l’individualisme corrode, selon lui, le civisme mais, de plus, il finit par affaiblir les vertus privées elles-mêmes et à générer un égoïsme sans limites (« De la démocratie en Amérique » ; vol. II ; page 105) associé au despotisme étatique décrit précédemment.

Tocqueville avait noté que l’existence des Américains était ordonnée à l’intérêt individuel  et que, de ce fait, leur patriotisme était douteux : ‘’Les habitants des États-Unis parlent beaucoup de leur amour pour la patrie ; j’avoue que je ne me fie point à ce patriotisme réfléchi qui se fonde sur l’intérêt et que l’intérêt, en changeant d’objet, peut détruire’’ (« De la démocratie en Amérique » ; page 435).

Tocqueville, contre l’individualisme et pour la morale civique

Tocqueville pensait que le développement optimal de chacun dans un espace de libertés personnelles le plus large possible était un impératif mais il avait compris qu’au-delà de certaines limites les libertés personnelles peuvent provoquer un effondrement du civisme (vertu, virtu, virtus) et, de ce fait, de la communauté nationale ; les libertés personnelles doivent donc avoir des limites (ce qu’on a oublié dans nos États libéraux) et ces limites sont celles du nécessaire civisme. Le philosophe français Ivan Gobry a écrit dans un ouvrage intitulé « La personne » : ‘’L’homme n’est ni un individu, ni une composante de la société : il est les deux inséparablement’’. L’être humain est un être partagé entre le souci de sa survie en tant qu’individu et celui de la survie du groupe auquel il appartient, dont dépend très largement la première. Il ne fait aucun doute que Tocqueville aurait souscrit à la  définition de l’homme que nous a livrée Ivan Gobry laquelle résume parfaitement notre point de vue républicain.

Selon Tocqueville, dans les sociétés démocratiques, l’individualisme mène au despotisme ; c’est la raison pour laquelle, il appelait à lutter contre cette pathologie et à « instruire la démocratie ». Selon l’essayiste A. Redier, Tocqueville était un « professeur de morale civique ». Dans une lettre adressée en 1856 à Madame Swetchine, il écrivait : ‘’Je ne demande point, sans doute aux prêtres, de faire aux hommes dont l’éducation leur est confiée ou sur lesquels ils exercent, je ne leur demande pas de faire à ceux-ci un devoir de conscience d’être favorables à la république ou à la monarchie ; mais j’avoue que je voudrais qu’ils leur disent plus souvent qu’en même temps qu’ils sont chrétiens, ils appartiennent à une de ces grandes associations humaines que Dieu a établies, sans doute pour rendre plus visibles, plus sensibles les liens qui doivent attacher les individus les uns aux autres : associations qui se nomment des peuples, et dont le territoire s’appelle la patrie. Je désirerais qu’ils fissent pénétrer plus avant dans les âmes, que chacun se doit à cet être collectif avant de s’appartenir à soi-même ; qu’à l’égard de cet être-là, il n’est pas permis de tomber dans l’indifférence, bien moins encore de faire de cette indifférence une sorte de molle vertu qui énerve plusieurs des nobles instincts qui nous ont été donnés…..’’. Dans ce courrier, Tocqueville ‘’s’éloigne dangereusement de la doctrine de l’Église et de l’individualisme qui est le sien nécessairement puisque le salut éternel des âmes n’est et ne peut être qu’une affaire individuelle’’ (Jean-Claude Lamberti – « La notion d’individualisme  chez Tocqueville » – page 30). Considérer que chacun se doit à l’être collectif national avant de s’appartenir à soi-même c’est adhérer au civisme des Anciens. Pour Tocqueville, comme pour Machiavel d’ailleurs, le point faible du christianisme  c’est sa négligence des vertus publiques : ‘’Les devoirs des hommes entre eux en tant que citoyens, les obligations du citoyen envers la patrie me paraissent mal définis et assez négligés dans la morale du christianisme. C’est là, ce me semble, le côté faible de cette admirable morale, de même que c’était le seul côté vraiment fort de la morale antique’’ (« Œuvres », tome  IX, page 46).

Tocqueville disait qu’il était un libéral d’une espèce nouvelle ; c’est le moins que l’on puisse dire parce que, comme nous le verrons ci-dessous, la particularité du libéralisme, ce qui le différencie radicalement du républicanisme ancien, c’est l’individualisme, que Tocqueville récusait. Les spécialistes américains de philosophie politique, contrairement à leurs collègues français, considèrent que l’intellectuel normand était un républicain, ce qui semble pertinent si on se réfère au républicanisme ancien (ou à l’humanisme civique, comme l’a fait Arnaud Coutant dans son ouvrage « Une critique républicaine de la démocratie libérale »). Tocqueville ne se reconnaissait pas dans le républicanisme français dont certaines branches évoluaient vers le socialisme quand il écrivit ses grands ouvrages, entre 1830 et 1860. Bien qu’il reconnût des mérites à certaines idées des Révolutionnaires, il ne les fit pas toutes siennes, loin s’en faut, notamment celles de 1793. Il était aussi opposé au centralisme jacobin qu’à l’idéologie individualiste radicale (Marcel Gauchet a évoqué l’individualisme radical de Siéyès dans le « Dictionnaire critique de la Révolution française » et Jacques Julliard l’héritage individualiste radical que nous ont légué les révolutionnaires, dans le « Les gauches françaises »)  et au despotisme des Bonaparte. Il ne se reconnaissait ni dans l’Ancien régime, ni dans le « républicanisme » issu de la Révolution française, ni dans le bonapartisme. Il était inclassable et les républicains français, qui ne le considéraient pas comme un des leurs, l’ont étiqueté « libéral », à tort. Le fait que ses grands-parents maternels et son arrière grand-père, le grand Malesherbes, aient été assassinés par les révolutionnaires le 20 avril 1794, l’a profondément marqué et l’a, sans aucun doute, conduit à rejeter ce qu’on appelait alors « républicanisme ».

Où se situe le clivage entre libéralisme et républicanisme ?

Philip Pettit a situé le clivage entre républicanisme et libéralisme au niveau de la définition de la liberté. Selon le philosophe irlandais, les libéraux pensent que la liberté est l’absence d’interférences tandis que, pour les républicains, la liberté est l’absence d’interférences arbitraires. Cette définition serait pertinente si tous les libéraux étaient unanimes, or ce n’est pas le cas et seuls les libertariens militent pour la disparition de toute forme d’interférences (dont celles  d’origine étatique bien sûr) ; les autres libéraux admettent tous plus ou moins que l’État doit intervenir pour donner à tous les individus les mêmes chances d’accession au bonheur individuel.

En fait, le clivage le plus pertinent réside dans l’importance qui est accordée respectivement à l’intérêt individuel et à l’intérêt commun. Sur ce point essentiel, les libéraux, quels qu’ils soient, de gauche ou de droite, libertariens ou non, sont tous d’accord : pour eux, l’intérêt individuel prévaut sur quelque intérêt commun que ce soit. C’est cette innovation liée à l’individualisme anglo-saxon, dont l’origine se situe dans le nominalisme de Guillaume d’Ockham, qui a dénaturé le républicanisme ancien et qui a généré les différents libéralismes, y compris ce qu’on appelle le « républicanisme » en France lequel est un mix de libéralisme et de républicanisme rousseauiste dont l’individualisme est un élément essentiel. Depuis la Révolution, les « républicains » français, comme les libéraux, considèrent que l’autonomie individuelle (est autonome celui qui vit selon ses propres lois) est la marque du monde moderne (occidental en fait). Ainsi, Pierre Nora a écrit dans le « Dictionnaire critique de la Révolution française » : ’’Ainsi les vainqueurs de Mac-Mahon mêlent-ils, au lendemain du 16 mai 1877, dans la synthèse républicaine de 1875-1880, l’autonomie de l’individu, principe du monde moderne, à la nécessité d’en faire un citoyen éclairé par la  raison historique, lointain écho du thème de la régénération’’. C’est un exemple parmi des centaines d’autres, d’un intellectuel qui définit le but à atteindre, à savoir « l’autonomie individuelle », noyau dur du libéralisme, et qui admet que, pour atteindre le saint Graal, l’État doive assurer au préalable une œuvre de « régénération » ! Nous voilà bien loin des libertariens (qui veulent retirer tout rôle éducatif à l’État), mais l’objectif des libéraux est le même que celui des libertariens : l’autonomie d’êtres humains isolés, émancipés et totalement maîtres d’eux-mêmes.

Le libéralisme est ordonné à l’intérêt individuel, même si les libéraux acceptent certaines interventions de l’État visant à donner à tous les moyens d’atteindre le bonheur individuel, tandis que le républicanisme est ordonné au Bien commun et à la liberté civique (égalité civique et juridique, égale participation à la vie politique et absence d’arbitraire) laquelle n’est pas exclusive des libertés personnelles ; le républicanisme n’est pas un holisme, il vise aussi à octroyer toutes les libertés personnelles qui ne mettent pas en péril la communauté nationale. En cela, il diffère à la fois du libéralisme, qui ne se préoccupe pas du Bien commun, et des systèmes conservateurs autoritaires, du fascisme et du nazisme qui, au nom de l’intérêt national, abolirent toute liberté politique, imposèrent les décisions arbitraires d’une minorité partisane et essayèrent de faire des sociétés concernées des collectifs nationaux  dans lesquels la personne n’avait plus aucun degré de liberté.

Combattre l’individualisme

Pour combattre l’individualisme, Tocqueville recommandait de mettre en place une éducation civique pratique en impliquant les citoyens dans la vie politique des communautés de base : les communes, les départements et les associations. Cette éducation civique, il la pensait non pas en termes d’information sur des droits aussi infinis que naturels mais en termes de pratique permettant au citoyen de comprendre que son intérêt particulier est inséparablement lié à l’intérêt public. Jean-Claude Lamberti a commenté la pensée de Tocqueville : ‘’La création de corps intermédiaires démocratiques permettra l’apprentissage de la liberté politique et celle-ci est le seul moyen de combattre l’individualisme et le despotisme dont il est gros…..Il importe donc de ne pas laisser l’individu seul face à l’État et de créer des communautés assez petites pour que chacun puisse, en s’intégrant à leur vie publique, découvrir et renforcer les liens qui l’attachent à la société’’ (« La notion d’individualisme chez Tocqueville » ; page 18). Contrairement à Benjamin Constant qui vantait ‘’l’isolement salutaire et fécond de l’homme dans le monde élargi et aplani’’ et qui louait ‘’l’orgueilleux et jaloux isolement de l’individu dans la forteresse de son droit’’, Tocqueville pensait qu’il fallait combattre l’individualisme en développant l’activité politique de l’ensemble des citoyens. En cela, il n’était pas libéral mais très républicain ; la vertu (virtù ; virtus) républicaine n’est rien d’autre que le civisme (patriotisme, participation politique, engagement en faveur de la défense de l’indépendance de la cité, de la liberté comme absence d’arbitraire et du Bien commun).

Selon François Monconduit la décentralisation souhaitée par Tocqueville permettrait de former les citoyens à la politique, de développer la solidarité et de se rapprocher d’une organisation politique réellement populaire. Tocqueville pensait aussi que, en plus d’empêcher le citoyen de sombrer dans l’individualisme en ancrant le débat politique au plus près de lui, la décentralisation créerait des contre-pouvoirs face au centre politique : ‘’au lieu de remettre au souverain seul tous les pouvoirs administratifs qu’on enlève à des corporations ou à des nobles, on peut en confier une partie à des corps secondaires temporairement formés de simples citoyens ; de cette manière la liberté des particuliers sera plus sûre sans que leur égalité soit moindre ‘’ (« De la démocratie en Amérique » ; tome I ; page 216). Tocqueville reprochait aux Bourbons d’avoir essayé de renforcer une aristocratie moribonde tout en maintenant les institutions centralisées léguées par Bonaparte au lieu d’avoir donné aux communes et aux départements un rôle dans l’administration du pays (Lettre à son ami Louis de Kergorlay). Dans l’administration seulement car Tocqueville n’était pas partisan d’une France fédérale qui, selon lui, deviendrait inévitablement une France faible (« De la charte provinciale ») ; il n’était pas non plus partisan, comme l’étaient les légitimistes, d’un retour aux anciennes provinces.

Despotisme démocratique et individualisme

Pour Tocqueville, il était évident que l’individualisme, qui provoque l’émiettement de la société et l’isolement des personnes, ouvre la voie à un possible despotisme lequel s’impose plus facilement à des individus isolés : ‘’le despotisme, qui, dans sa nature est craintif, voit dans l’isolement des hommes le gage le plus certain de sa propre durée’’ (« De la démocratie en Amérique » ; tome II ; page 616). Le despotisme a tout intérêt à ce que l’individualisme se développe de façon à ce que les individus soient absorbés par leurs affaires privées plutôt que par les affaires publiques. Selon lui, le « despotisme démocratique » ‘’appelle esprits turbulents et inquiets ceux qui prétendent unir leurs efforts pour créer la prospérité commune et, changeant le sens naturel des mots, il nomme bons citoyens ceux qui se renferment étroitement en eux-mêmes’’ (« De la démocratie en Amérique » ; tome II ; page 616).

Tocqueville évoque dans le premier tome de la « Démocratie en Amérique » (page 362) une forme nouvelle de despotisme inconnue de nos aïeux mais il ne semble pas avoir imaginé ce que pourrait être le despotisme des grandes compagnies commerciales, lesquelles n’existaient pas encore en 1835-1840 (ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que ces grandes compagnies commencèrent à attirer l’attention des observateurs). Le libéralisme économique a permis le développement de monstrueuses organisations qui règnent sur des masses d’individus plus isolés que jamais. Ces individus isolés, qui souvent encore se croient libres, ne pèsent rien face à ces organisations tentaculaires qui détiennent le pouvoir médiatique et même le pouvoir politique puisque ce sont elles qui choisissent de plus en plus fréquemment les dirigeants politiques, depuis longtemps déjà aux USA mais aussi en Europe désormais. Le sentiment qu’ils ont de leur impuissance face à ces organisations gigantesques rend les citoyens apathiques et les incite à se réfugier dans leur sphère privée aussi médiocre soit-elle ; ce qui permet un accroissement sans fin du despotisme exercé par les dites organisations.

Face au despotisme de ces grandes organisations, que les sociétés libérales ne combattent pas, bien au contraire, la renaissance d’un républicanisme authentique s’impose car seule la volonté de corps civiques décidés à préserver la liberté de leurs communautés nationales permettra de mettre un terme à l’expansion de la domination de ces organisations tyranniques.

BG
Author: BG

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