Libéralisme, conservatisme ou républicanisme ?

Depuis quelques années, une certaine droite qui s’inspire essentiellement du conservatisme anglo-saxon, tente de créer un courant politique conservateur en France. Mais qu’est-ce que le conservatisme ? Une idéologie ou une dogmatique selon certains, un supplément d’âme du libéralisme ou un libéralisme modéré, selon d’autres, une attitude comme le pensait Michael Oakeshott ? L’affaire est assez embrouillée et nous allons essayer d’y voir un peu plus clair.

Le conservatisme n’est-il qu’un complément naturel du libéralisme ?

Jean-Philippe Vincent est énarque et économiste ; il a publié un ouvrage intitulé « Qu’est-ce que le conservatisme ? » qui traduit bien l’ambiguïté de la pensée libérale-conservatrice dont il se fait le héraut. Libérale-conservatrice plutôt que conservatrice parce que, comme nous le verrons, le conservatisme anglo-saxon, dont les origines se situent dans la pensée de Burke, est intimement lié au libéralisme.

Liberté ou libertés ?

Jean-Philippe Vincent met en avant l’idée de liberté mais que recouvre cette notion ? La liberté politique est, pour les républicains, l’absence d’arbitraire et, pour les libéraux, l’absence d’interférences (selon Philip Pettit) mais que signifie le mot « liberté » pour les conservateurs ? L’auteur, qui utilise beaucoup ce mot (toujours au singulier) ne le dit pas clairement. Or, comme le pensait Julien Freund, le seul sens que peut avoir le mot « liberté » quand il est employé seul et au singulier, c’est celui d’absence totale d’obstacles, ce qui relève de l’utopie. Il y a, d’une part, la liberté politique qui est un élément de la philosophie politique et, d’autre part, les libertés personnelles, qui sont accordées par les communautés politiques et qu’il faut nommer et définir, cas par cas.

Jean-Philippe Vincent, reprend à son compte un point de vue de Bertrand de Jouvenel selon lequel la liberté serait essentiellement aristocratique mais le républicain Machiavel disait autre chose ; le Florentin pensait au contraire que c’est le « popolo minuto » (le « petit » peuple) qui est le garant de la liberté politique parce que le « popolo grasso » (les « gros ») ne pense qu’à dominer le premier tandis que le « popolo minuto », n’ayant pas les moyens de dominer, ne pense qu’à abolir cette domination.

Pour les libéraux, la « liberté » implique la « souveraineté individuelle » tandis que pour les républicains, depuis l’abolition de la royauté à Rome, la liberté politique c’est l’absence d’arbitraire laquelle va de pair avec le règne de la loi commune choisie par le corps des citoyens. La liberté politique, dans la Rome républicaine, était étroitement liée à une morale civique et patriotique exigeante. Ces deux conceptions de la liberté sont fondamentalement différentes et inconciliables.

Libéral et conservateur ?

Jean-Philippe Vincent mobilise Cicéron dont il dit qu’il aurait été « conservateur », ce qui est anachronique, puisque le conservatisme est né au moment de la Révolution française, et incongru puisque l’Arpinate était républicain ; il fut même le dernier et le plus brillant des admirateurs de la république romaine. Quant à Tocqueville, que l’auteur, comme tous les libéraux-conservateurs, revendique comme un des siens, nous avons montré par ailleurs que son aversion pour l’individualisme permettait de le ranger du côté des républicains comme le font généralement les philosophes d’outre-Atlantique.

Citant Robert Nisbet, l’auteur semble reprendre à son compte le point de vue du sociologue américain selon lequel trois idéologies auraient eu de l’importance au cours des deux derniers siècles : le libéralisme, le conservatisme et le socialisme. Le libéralisme et le conservatisme seraient donc deux idéologies différentes. Comment peut-on être alors libéral et conservateur ?

Jean-Philippe Vincent semble penser qu’un libéralisme « sans primauté de l’individu », tel que l’a imaginé la constitutionnaliste Élina Lemaire, ressemble fort au conservatisme mais un libéralisme sans primauté de l’individu, c’est le républicanisme. Le libéralisme est un républicanisme qui a mal tourné quand il s’est emparé de l’individualisme au XVIIe siècle et, de ce fait, les libéraux ont progressivement rejeté toutes les idées  « conservatrices » dont certaines  étaient déjà présentes dans le républicanisme ancien. Les révolutionnaires libéraux de 1789 voulaient rompre avec le passé, l’héritage culturel, les traditions……et croyaient qu’ils pourraient forger un « homme nouveau » issu d’une « régénération » du genre humain ! Par contre, ils étaient de fervents défenseurs de la propriété que Jean-Philippe Vincent considère comme un élément clé du conservatisme. Dans l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, dans l’article premier de celle du 29 mai 1793 (déclaration dite girondine) et dans l’article 2 de la déclaration dite « montagnarde » du 24 juin 1793, la propriété figure en bonne place parmi « les droits naturels et imprescriptibles de l’homme » ! Les libéraux, y compris nos libéraux de tendance jacobine, sont depuis toujours obsédés par la propriété ; ce n’est pas une caractéristique propre au conservatisme.

Il y aurait, selon J.P. Vincent, des conservateurs libéraux et d’autres qui seraient illibéraux (« Qu’est-ce que le conservatisme ? » ; page 125). Michael Oakeshott serait ainsi un « conservateur individualiste » mais on avait cru comprendre que le conservatisme était un libéralisme non individualiste. On s’y perd un peu. Comment peut-on être individualiste et conservateur puisque les notions de communauté nationale et de patrie, mises en avant par les conservateurs, sont incompatibles avec l’individualisme (de nos jours, c’est au nom des droits de l’individu souverain que les partisans de l’ individualisme réclament le droit pour chacun de s’installer où bon lui semble sans tenir compte des frontières nationales qui seraient un résidu du passé). Cicéron, que l’auteur classe de manière incongrue dans la catégorie des « conservateurs », privilégiait clairement la Cité. Ainsi, il a écrit ‘’Les plus nobles ce sont les soins accordés au salut de la patrie (« De la république ») et il a écrit que si son père avait nui à la patrie et qu’il avait dû choisir entre son père et cette dernière, il aurait choisi sa patrie. Pour Cicéron, la pérennité de la patrie était le premier des objectifs. Sa pensée n’était pas du tout individualiste, elle était républicaine, patriotique et civique et il était un fervent admirateur de la tradition romaine, celle du « mos majorum ». La république romaine était une communauté historique et culturelle de citoyens liés par un corpus de traditions et un patriotisme puissant tandis que le libéralisme est la théorie de l’homme sans racines et sans attachements. Vouloir les associer synthétiquement et harmonieusement est tout simplement impossible. Soit on privilégie l’individu, soit on pense que la pérennité de la Cité est ce qu’il y a de plus important tout en ayant le souci d’accorder toutes les libertés personnelles qui ne mettent pas en danger l’existence de la dite Cité. Le premier point de vue est celui des individualistes, et donc des libéraux, tandis que le second est celui des républicains inspirés par le républicanisme ancien. Le libéral-conservatisme est fondé sur une contradiction insurmontable.

La propriété, une valeur centrale du conservatisme

Nous l’avons déjà dit, les conservateurs accordent une très grande importance à la propriété laquelle serait, selon eux, la condition première de toute liberté. J.P. Vincent, qui n’échappe pas à la règle, va dans ce sens et il illustre son propos en citant l’exemple romain. A ce sujet, le philosophe du droit Michel Villey, qu’on ne peut pas accuser de progressisme, a écrit que, pour les Romains, la propriété n’avait pas l’importance qu’elle a acquise dans les sociétés libérales occidentales. Dans son ouvrage consacré au droit romain, il a écrit, à propos du dévoiement qu’a subi le droit romain depuis le XVIIe siècle sous l’influence des idées des théoriciens bourgeois,  ‘’Il peut être utile de noter que ces formules absolutistes ne sont pas romaines ; elles trouvent leur source, plutôt qu’à Rome, dans la philosophie moderne libérale individualiste (et ce qu’on appelle couramment «type romain de propriété » ne devrait pas être ainsi nommé). A Rome, en fait, les pouvoirs du propriétaire subissent diverses limitations, provenant non seulement des mœurs familiales, mais du contrôle du censeur et plus tard des lois impériales’’ (« Le droit romain » ; page 94) et il ajoute qu’au cours de la période républicaine, le droit de propriété véritable est encore peu répandu et soumis à des conditions sévères. Il y avait beaucoup de terres publiques dans la Rome républicaine et elles étaient, en général, cultivées par des citoyens qui possédaient certaines des parcelles de ces terres mais dont ils n’étaient pas propriétaires ; les Romains distinguaient la possession de la propriété. Michel Villey a écrit, au sujet des terres publiques : ‘’Cependant, le dominium était loin de porter sur toutes les terres, sur tous les biens. Non seulement les terres publiques (très importantes et grossies des conquêtes de la cité victorieuse), les terres communes lui échappaient, de telle sorte que ce premier régime romain est plus proche peut-être du communisme que du système de Code civil entièrement individualiste….’’ (« Le droit romain » ; page 91). Et il ajoute dans une note : ‘’Les modernes ont eu tendance à méconnaître l’importance des choses publiques en droit romain. Un exemple : il est fort question, au moment où nous écrivons ces lignes, de nationaliser certaines usines françaises : d’en faire des res publicae. Il n’y aurait dans cette mesure rien de tellement incompatible avec l’esprit du droit romain classique’’.  Ce n’est qu’à la fin de l’empire romain, sous Justinien, que la notion de « proprietas » devint  exclusive. A Rome, surtout à l’époque républicaine, la notion de propriété était très différente de celle qui prévaut dans l’Occident moderne.

Par ailleurs, J.P. Vincent pense que la propriété est un droit naturel mais qu’est-ce qu’un droit naturel ? Ce que l’anthropologie contemporaine a mis en évidence, c’est le fait qu’avant le Néolithique et dans les sociétés « primitives » qui ont été observées, la propriété privée n’existait que de manière limitée.  Au Paléolithique, la forme essentielle de la propriété était communautaire ; elle consistait en un espace de chasse et de cueillette suffisant pour assurer les besoins vitaux du groupe. L’anthropologue Pascal Boyer explique que, partout, les humains admettent spontanément qu’un objet façonné par une personne appartient à cette personne mais il explique aussi que, tout aussi spontanément, partout, les humains considèrent comme injustes les grands écarts de richesse et donc une trop grande disparité  entre les propriétés. Ceci dit, la propriété, qui n’est pas un droit naturel, résulte d’une inclination psychologique universelle.

Les anthropologues et les archéologues semblent s’accorder pour dire que si la violence existait au Paléolithique, elle s’est accrue au Néolithique ce qui va à l’encontre de l’affirmation de J.P. Vincent selon lequel la propriété privée permettrait de réduire les violences. En fait, l’apparition de la propriété privée, au Néolithique, a sans doute permis aux individus les plus forts, les moins sociables et les plus avides de richesse d’imposer brutalement leur loi et d’exercer leur domination. C’est au Néolithique qu’apparurent des sociétés dotées de hiérarchies très rigides et très contraignantes tandis qu’au Paléolithique, comme dans toutes les sociétés dites primitives étudiées par les anthropologues et ethnologues au cours du siècle passé, les hiérarchies étaient très modérées voire faibles. La propriété privée est une institution, fondée sur une inclination psychologique comme nous l’avons dit précédemment et qui peut satisfaire le plus grand nombre d’humains, mais à laquelle des limites doivent être fixées.

Nous ne soutenons pas l’idée d’une suppression de la propriété privée, bien entendu, mais l’idéal républicain a toujours été celui d’une communauté de petits propriétaires dont aucun n’aurait de moyens suffisants pour imposer un quelconque arbitraire aux autres membres de la communauté. Les sociétés libérales sont très éloignées de ce modèle, c’est le moins que l’on puisse dire, et, de nos jours, une poignée de personnages au profil inquiétant disposent de richesses inouïes qui leur permettent de dicter leur conduite aux chefs d’États eux-mêmes, y compris au président des États-Unis. Cette situation, acceptée et même approuvée par nos prétendues élites dirigeantes est en totale contradiction avec le principe de base du républicanisme, à savoir le refus de l’arbitraire. Sur ce sujet essentiel, les conservateurs n’ont de toute évidence rien à dire ; en tout cas, on ne les entend jamais dénoncer les excès insupportables des très grands propriétaires. Bien au contraire, la plupart d’entre eux plaident pour que les très riches paient moins d’impôts alors que la richesse de ces derniers augmente de manière extravagante. Sur ce point leur attitude est indécente mais on peut dire la même chose des libéraux qui nous dirigent.

Les conservateurs, comme les libéraux, accordent une importance beaucoup trop grande  à la propriété privée et peu leur chaut qu’une grande partie de nos compatriotes ne possèdent rien. Quant aux républicains dignes de ce noble nom, ils ne peuvent qu’être partisans d’une répartition très large de la propriété, y compris de la propriété des outils de production, ce qui fera l’objet d’un prochain article.

La propriété est une institution qui s’est greffée sur une inclination naturelle des humains, celle qui nous fait admettre que chacun est propriétaire des objets qu’il a fabriqués (cf Pascal Boyer – « La fabrique de l’humanité »)  mais la propriété n’est pas la matrice des libertés ; ces dernières ont pour origine une autre inclination naturelle des humains qui les pousse à refuser toute forme de pouvoir excessif et toute forme d’arbitraire. La volonté, typiquement républicaine, de lutter contre l’arbitraire et d’imposer à tous les membres de la communauté une même loi commune choisie par ces derniers, est la seule voie permettant d’accéder à la liberté politique et aux libertés personnelles. Quant à la propriété, si elle n’est pas limitée, elle peut générer des pouvoirs exorbitants, comme ceux qu’ont acquis les GAFAM, qui menacent notre liberté politique et nos libertés personnelles. La propriété ne doit jamais atteindre une dimension permettant à son propriétaire d’exercer une domination arbitraire sur les autres membres de la communauté ; or, c’est très exactement ce qui se passe quand on laisse le libéralisme se déployer sans limites.

Aristote, qui, selon J.P. Vincent, aurait été, lui aussi, conservateur, était très réservé sur la propriété. A la différence de Platon, il n’était pas partisan de la mise en commun des biens et il pensait que tous les citoyens devaient avoir une propriété leur permettant de satisfaire leurs besoins élémentaires et de dégager un petit surplus leur permettant de se nourrir l’esprit. Par ailleurs, le Stagirite condamnait l’obsession de l’enrichissement (« Politique » ; I, 9, 1258a)   qu’il appelait la mauvaise chrématistique; il était donc à mille lieues de l’idéologie libérale sur ces deux sujets importants et, pour lui, la propriété n’avait pas l’importance considérable que les libéraux et les conservateurs lui accordent. Aristote pensait qu’il fallait limiter les écarts de richesse : ‘’Le mieux, c’est encore de s’efforcer, par voie de réglementation légale, de faire en sorte que nul parmi les citoyens ne s’élève trop au-dessus des autres en puissance, soit par le nombre des amis, soit par l’étendue des richesses, ou sinon, de les éloigner par des voyages à l’étranger’’ («La Politique» ; V, 8, 1308b). Voilà qui ne s’accorde pas avec l’individualisme possessif revendiqué par J.P. Vincent.

La dénonciation de l’envie

L’envie est une inclination certes détestable et vivre dans un monde d’envieux serait bien sûr insupportable. Ceci dit, nommer « envie » toute  contestation des inégalités les plus criantes et les moins justifiables, ce que font de manière récurrente les libéraux et les libéraux-conservateurs, est malhonnête. On peut leur rétorquer que la cupidité, qui est généralement liée à l’égoïsme et qui est même une valeur du libéralisme (cf Mandeville), est une inclination qui est considérée très négativement par une large majorité des humains, aussi bien dans les sociétés indiennes d’Amazonie que dans les sociétés occidentales.

Aristote, auquel se réfère beaucoup Vincent, a dit tout le mal qu’il pensait de la chrématistique, cette recherche frénétique de l’enrichissement ; nous l’avons déjà dit, le Stagirite pensait qu’il fallait limiter les écarts de fortune , or, ces écarts ont augmenté considérablement depuis 1990 et ils sont de nos jours dans un rapport de 1 à plusieurs millions ! Contester un tel rapport, ce n’est pas être envieux, c’est être inquiet pour nos libertés parce que les milliardaires ont désormais des pouvoirs exorbitants qui leur permettent de tenir en laisse les citoyens de tous les pays y compris ceux des pays les plus riches. Aucun citoyen ne devrait avoir assez de moyens pour imposer sa domination sur la vie politique et sur les médias. Le refus de l’arbitraire que nous imposent les très riches est en cohérence avec l’idée  républicaine essentielle que les Romains appelaient « Libertas » laquelle n’est pas la liberté de l’individu souverain mais l’absence d’arbitraire (c’est pour atteindre cet objectif qu’ils mirent fin à la royauté). Refuser l’arbitraire que nous imposent les très riches n’a rien à voir avec l’ «envie» dénoncée en boucle par les libéraux et les conservateurs.

Cicéron, dont J.P. Vincent a fait un conservateur avant l’heure, a écrit : ‘’Il n’y a pas de forme de cité plus affreuse que celle où les riches passent pour être les meilleurs’’ (« De la république » ; Livre I, XXXIV, 51). Or, n’est-ce pas ce que les libéraux susurrent en permanence et n’est-ce pas au gouvernement des très riches, auxquels les médias occidentaux, qui leur appartiennent, prêtent fréquemment la qualité de « philanthropes », qu’aboutissent toutes les « démocraties libérales » ? Aux États-Unis, les milliardaires sont même considérés comme des « élus de Dieu » par les conservateurs calvinistes (idée de prédestination) !

Décentralisation

Jean-Philippe Vincent écrit que les conservateurs sont favorables à la décentralisation de la société ; nous ne pouvons qu’adhérer à ce point vue, mais la décentralisation doit avoir, elle aussi, des limites. Tout ce qui peut être fait et décidé par les communautés familiales ou locales doit l’être, mais la communauté nationale dans son ensemble doit avoir un droit de regard de façon à ce que des limites ne soient pas franchies ; les communautés familiales et locales doivent respecter la loi commune et aller dans le sens du Bien commun.

‘’L’ancrage dans le local est également une dimension importante du conservatisme : les communes, les associations, les régions, la nation sont des réalités historiques éprouvées et c’est ce qui fait leur valeur éminente’’ (« Qu’est-ce que le conservatisme ? » ; page 97). Soit, mais l’attachement à ces communautés est tout simplement inconciliable avec l’esprit du libéralisme parce que l’individu souverain des libéraux n’est pas porté à s’embarrasser de liens communautaires contraignants. L’association du libéralisme et du conservatisme ne va pas de soi.

Autorité

Selon Jean-Philippe Vincent, l’autorité est une valeur centrale du conservatisme. L’autorité à laquelle il pense n’est pas l’autorité des autoritaires mais celle des compétents, de ceux dont l’autorité est reconnue, auxquels il est possible de confier un commandement sans qu’ils soient confrontés à la désobéissance (cf le présupposé commandement/obéissance défini par Julien Freund). Mais l’acceptation d’une telle autorité est-elle spécifiquement « conservatrice » ? Non, bien sûr, puisque les Romains de l’ère républicaine, acceptaient le principe de l’autorité des compétents, en l’occurrence celle du Sénat et celle des magistrats. Le principe de l’autorité des compétents n’est pas propre au conservatisme qui n’est apparu qu’à la fin du XVIIIe siècle. Par ailleurs, l’anthropologue Pascal Boyer a écrit à ce sujet que c’est une tendance naturelle des humains de se fier aux plus compétents et de les imiter tout en refusant l’autoritarisme des ambitieux. Rien que de très humain dans tout cela ! Notons que ce sont les gauchistes qui s’opposent, au nom d’un égalitarisme infondé, à cette tendance aussi naturelle qu’universelle. Ceci dit, l’existence de différences de compétences entre les uns et les autres ne sauraient justifier, comme le font certains conservateurs, celle de castes sociales.

Justice sociale

Une des bêtes noires de J.P. Vincent est la notion de « justice sociale » laquelle serait un mirage selon Hayek que notre auteur considère comme un conservateur (Hayek a pourtant écrit un long article intitulé « Pourquoi je ne suis pas un conservateur » et il est très souvent désigné comme un libertarien, c’est-à-dire comme ce qu’il y a de pire dans l’espace libéral). Quand il s’agit de justifier l’action de M. Thatcher (qui serait une authentique conservatrice) contre les syndicats, J.P. Vincent invoque le bien commun de la nation qui doit prévaloir sur les intérêts catégoriels mais quand il s’agit des intérêts de l’ « individu souverain » ou de ceux, aussi considérables qu’injustifiables, de la caste aristocratique britannique, la nation semble être reléguée au second plan ; les conservateurs sont, en général, du côté des classes privilégiées. Ils sont prompts à dénoncer les excès des moins riches et ils sont tout aussi prompts à défendre les plus riches. Il y eut toutefois des exceptions, en France notamment où R. de la Tour du Pin et A. de Mun fondèrent un courant catholique conservateur qui était très préoccupé par la question sociale. Mais, de ceux-là, J.P. Vincent ne parle pas !

Les libéraux-conservateurs ne sont pas intéressés par les problèmes sociaux. Sur ce sujet, comme sur tous les sujets liés à l’économie, ils s’en remettent totalement au marché et refusent de voir que le marché n’a pas que des qualités et qu’il génère des inégalités insupportables qui mettent en péril la cohésion des nations, comme l’avait bien compris le général de Gaulle (entretien avec David Rousset en avril 1968). Ce dernier serait effaré par les fortunes himalayesques qui ont été créées depuis 1990 tandis que nos libéraux-conservateurs dénoncent en permanence la « spoliation fiscale » dont les très riches seraient les victimes. Tandis que le Général pensait qu’il fallait réduire les écarts de richesse pour préserver la cohésion nationale, la nation étant pour lui la valeur suprême, pour certains libéraux-conservateurs, le sentiment national doit être entretenu de façon à ce que les tensions sociales générées par le marché soient reléguées à l’arrière-plan ce qui revient à utiliser le patriotisme comme un remède palliatif aux effets destructeurs du marché, ce que J.P. Vincent exprime aussi à sa façon dans son livre !

Mandeville, une référence ?

L’économiste et philosophe libéral Friedrich Hayek, dont l’œuvre inspire les libéraux-conservateurs, considérait Mandeville (1670 – 1733) comme un de ses maîtres à penser. Bernard Mandeville, que ses contemporains baptisèrent « Man Devil » et dont les écrits furent dans le collimateur des censeurs de l’époque, publia la fameuse « Fable des abeilles » dans laquelle il affirmait que ce sont les plus mauvaises des inclinations humaines, l’égoïsme et la cupidité notamment, qui sont à l’origine de la dynamique économique. Il ne condamnait pas ces inclinations, dont la plupart des humains pensent le plus grand mal mais, bien au contraire, il en faisait l’éloge ! Il osa même suggérer que l’élection des pires d’entre nous pourrait bien, en définitive, être voulue par Dieu !

Selon Mandeville, qui est un des pères du libéralisme économique, « la vertu publique ne résulte que des vices privés » ; sa théorie repose sur l’idée que les humains sont fondamentalement des êtres égoïstes qui ne pensent qu’à leur intérêt individuel. Or, cette idée est inexacte. Les humains sont les plus coopératifs et les plus altruistes de tous les mammifères, même s’il est vrai qu’il y a une minorité d’égoïstes et de psychopathes parmi eux. Abigail Marsh, la directrice du laboratoire de neurosciences  de l’université de Georgetown, évalue à 30% la part des égoïstes dans la population des États-Unis. On peut penser que c’est beaucoup trop mais ce n’est qu’une minorité ; la grande majorité des humains sont altruistes ou plutôt altruistes. La psychologue souligne le fait que l’idée d’une nature humaine profondément égoïste est sous-jacente à la recherche contemporaine en économie. L’égoïsme serait, selon les économistes, le fondement de toutes les motivations des  humains lesquelles peuvent se résumer à une comptabilité des coûts et des bénéfices ; les spéculations des économistes sont donc en grande partie infondées, comme l’a souligné de son côté l’anthropologue Pascal Boyer, mais il est fort probable que les 30% d’égoïstes doivent se comporter plus ou moins conformément au modèle économique libéral. Je n’ai pas connaissance d’une étude concernant une éventuelle corrélation entre égoïsme et adhésion à l’idéologie libérale mais une étude de l’université Bond (la plus importante des universités privées d’Australie), qui a fait l’objet d’une communication devant la société australienne de psychologie le 14 septembre 2017, a mis en évidence le fait qu’il y a  21% de psychopathes parmi les chefs d’entreprises alors que selon A. Marsh il n’y en a que 1% dans l’ensemble de la population américaine. Selon A. Marsh la psychopathie est fortement héréditaire, à hauteur de 70%, (« Altruistes et psychopathes » ; page 69) et, 30% des Étatsuniens auraient « plus ou moins » des traits propres aux psychopathes ; par ailleurs, elle considère que le psychopathe est l’égoïste parfait (page 144). Les 30% d’égoïstes sont-ils les mêmes que les 30% de « plus ou moins psychopathes » ? On peut le penser et on aimerait en savoir plus sur les 79% de chefs d’entreprise qui ne sont pas des psychopathes au plein sens du terme; il est probable     que la part des « plus ou moins psychopathes » est surreprésentée dans ce dernier contingent. L’analyse de Mandeville ne serait donc qu’en partie fausse ; les entrepreneurs, qui sont à l’origine de la dynamique économique et qui jouent donc un rôle important dans les sociétés industrielles, auraient fréquemment un profil psychologique pour le moins particulier, ce qui devrait nous inciter à les maintenir à l’écart du pouvoir politique, or, c’est très exactement le contraire qui se passe dans le monde libéral.

J.P. Vincent n’a pas évité de parler de Mandeville en dépit du caractère sulfureux de la pensée de ce dernier ; sans doute parce qu’elle est incontournable (toutefois, s’il cite la « Fable des abeilles », il s’est bien gardé d’évoquer un autre ouvrage de Mandeville, « Recherches sur les origines de la vertu morale », qui est bien plus transgressif que le premier). Sa position par rapport à cette pensée est ambiguë, comme l’est toujours la pensée conservatrice ; il écrit : ‘’Le point de vue conservateur et le point de vue mandevillien  ne sont pas totalement opposés mais ils divergent sensiblement cependant’’ (« Qu’est-ce que le conservatisme ? » ; page 206) ! Il ne précise pas en quoi les deux points de vue ne sont pas opposés….La gêne de l’auteur est évidente ; il n’est pas facile d’assumer l’héritage libéral quand, par ailleurs, on affirme que l’honnêteté et l’esprit de justice sont des « valeurs » conservatrices et que le conservatisme est étroitement lié au christianisme. Notons que l’honnêteté et l’esprit de justice sont plus que des « valeurs », ce sont des inclinations naturelles universelles dont sont dotés spontanément la plupart des humains, comme le rappelle fréquemment, dans ses ouvrages, l’anthropologue Pascal Boyer. Ce qui choque profondément dans les écrits de Mandeville c’est précisément le fait qu’il transgresse ce qui constitue indubitablement une loi naturelle.

Le conservatisme n’est-il qu’un supplément d’âme du libéralisme ?

J.P. Vincent a conclu son livre en se posant une question : ‘’Ce serait faire injure au libéralisme que de prétendre qu’il n’a pas de conscience ou d’âme. Le libéralisme a une éthique et celle-ci a beaucoup de force : souveraineté de l’individu, nécessité de la société civile, modération des passions, liberté des modernes, en particulier. Tout cela est constitutif des sociétés dans lesquelles nous vivons et ne peut être renié d’aucune façon. Mais est-ce suffisant ? C’est là que les conservateurs font entendre leur petite musique : leur supplément d’âme. Alors, le conservatisme, supplément d’âme du libéralisme : pourquoi pas ? ’’ (« Qu’est-ce que le conservatisme ? » ; page 244). Supplément d’âme ou complément destiné à « combler les lacunes de la pensée libérale’’, il est évident que le conservatisme (tout du moins le conservatisme anglo-saxon) est intimement lié au libéralisme. Les conservateurs ont compris que l’individualisme libéral ne répond pas aux besoins de la plupart des humains et qu’il a un effet corrosif sur les communautés et sur les traditions. En fait, il va même à l’encontre de la nature humaine qui est profondément sociale. Les contradictions que recèle le conservatisme, l’incompatibilité absolue entre individualisme (souveraineté de l’individu) et civisme patriotique en particulier, sont insatisfaisantes du point de vue de la logique. Il est vrai que le comportement humain n’est pas ordonné à la logique ; il a été façonné au cours de l’évolution pour que les humains soient adaptés à leur environnement, ce qui est très différent. Cette adaptation a fait de nous ce que nous sommes, des êtres partagés entre les impératifs sociaux et leurs intérêts individuels. Edward Wilson a estimé que les premiers prévalaient, en général, sur les seconds, mais ce n’est pas vrai pour les psychopathes ni pour ceux qui, comme les psychopathes, souffrent d’un mauvais fonctionnement du système de production de l’ocytocine laquelle est à l’origine de l’attachement. Or, en l’absence d’attachement à une communauté, il ne peut y avoir de loyauté à son égard. Il n’y a pas d’égalité dans ce domaine et l’éducation ne peut pas compenser le déficit d’ocytocine ; nous ne sommes donc pas tous aussi « sociaux », ni attachés à un pays et à sa culture, les uns que les autres même si la grande majorité d’entre nous le sont. Il n’est besoin que de constater ce qui se passe quand une communauté nationale se trouve en situation de conflit avec une autre communauté nationale, pour s’en convaincre, seule une petite minorité refuse de faire preuve de loyauté communautaire, comme l’illustre ce qui s’est passé récemment en Russie (départ à l’étranger d’une petite minorité -libérale et pro occidentale- qui refuse de servir son pays). Ce que nous pouvons surtout reprocher au conservatisme, ce n’est pas tant le fait qu’il soit parcouru par une contradiction, c’est le fait qu’il privilégie l’individu au détriment de la communauté nationale, ce qui se traduit par la mise en œuvre de politiques qui défont la nation. Margaret Thatcher, toute conservatrice ardente qu’elle fut, a participé à la déconstruction de la nation anglaise et à la transformation du Royaume Uni en une société multiculturelle qui convient parfaitement au nouveau roi très conservateur.

La plupart des traits prêtés au conservatisme étaient présents dans le républicanisme romain, ce que reconnaît de fait J.P. Vincent quand il mobilise la pensée de Cicéron. Toutefois, dans le républicanisme romain l’individualisme n’avait pas sa place, pas plus que l’importance démesurée qui est accordée à la propriété par les conservateurs et les libéraux. Il était ordonné d’abord au Bien commun de la Cité, qui fut une idée républicaine bien avant de devenir une idée conservatrice (Cicéron disait « re publica » quand il parlait de l’intérêt général) et, dans la Rome républicaine, la propriété privée côtoyait un vaste domaine public.

Le républicanisme romain ne se limitait pas à ceux de ses traits qu’il a en partage avec le conservatisme moderne, il reposait sur des idées d’une très grande portée dont celles qui concernent le refus de l’arbitraire et le règne de la loi commune adoptée par le corps des citoyens. Le républicanisme ancien a une portée beaucoup plus grande que n’en ont les seuls traits du conservatisme et il est né longtemps avant ce dernier. Enfin, autant le conservatisme et le libéralisme s’articulent mal du fait de la nature individualiste de ce dernier, autant le républicanisme ancien est né avec des traits « conservateurs » qui s’accordent harmonieusement avec le reste de son corpus.

Le conservatisme selon Laetitia Strauch-Bonart

Selon la philosophe Laetitia Strauch-Bonart, auteure de « Vous avez dit conservateur ? », qui se réclame explicitement du conservatisme britannique : ‘’[Mais] le conservatisme est un libéralisme modéré: il ne considère pas la liberté comme le principe unique de la vie commune. Pour lui, la société civile, les traditions et les liens entre les hommes ont presque plus d’importance que l’individualisme – même si libéralisme et individualisme diffèrent’’ (Entretien avec FigaroVox). Plusieurs remarques et objections viennent immédiatement à l’esprit. Tout d’abord, on peut opposer que, si l’individualisme et le libéralisme ne se recouvrent pas complètement, il n’en est pas moins vrai que l’individualisme est un élément essentiel du libéralisme. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà dit, parler de « liberté » au singulier n’a strictement aucun sens ; Julien Freund disait qu’on ne pouvait parler que de « libertés » au pluriel, chaque liberté concrète ayant des limites précises. Enfin, la société civile, les traditions et les liens entre les hommes  auraient « presque plus d’importance que l’individualisme», mais ce n’est pas certain ! Nous retrouvons là la contradiction qui est au cœur du conservatisme anglo-saxon. Un conservateur est, en fait, un individualiste lucide qui sait que l’individualisme mène à la destruction des sociétés, des nations, des traditions…..et qui espère pouvoir contenir les effets destructeurs de l’individualisme en lui opposant des traditions communautaires, sans le combattre vraiment. Concrètement, les conservateurs britanniques ou états-uniens, n’ont fait que retarder les effets destructeurs de l’individualisme libéral ; ils n’y ont jamais mis un terme. La meilleure illustration des contradictions propres au conservatisme d’outre Manche est sans aucun doute le nouveau roi Charles III. Ce monarque, qui est une caricature de la caste nobiliaire britannique et le symbole vivant du conservatisme anglais, est, comme les libéraux de droite et de gauche mais aussi comme tous les « progressistes », un partisan de la «diversité ethnique», c’est-à-dire de l’immigration, et du multiculturalisme. Il est aussi très écologiste tout en étant un très grand propriétaire terrien (18000 hectares de terres) qui pratique l’agro-business vert et un multimillionnaire (500 millions d’euros environ, sans parler des biens de la Couronne). Autant dire que Charles III, qui provoque la pâmoison des conservateurs, ressemble parfaitement aux milliardaires progressistes.

Dans l’interview qu’elle a accordée au FigaroVox, Laetitia Strauch-Bonart  a dit que les libéraux du XVIIIe siècle étaient conservateurs ! Montesquieu aurait été choqué par les exigences des libéraux contemporains en matière de mœurs notamment, dit-elle, ce qui ne fait aucun doute. Mais, ce qu’elle ne semble pas comprendre c’est qu’il y a une dynamique libérale ; les potentialités du libéralisme ne se sont pas traduites immédiatement dès son origine. Fixer son attention sur Montesquieu ou sur un autre intellectuel libéral du passé sans percevoir ce qui, au sein du libéralisme, provoque d’inéluctables avancées progressistes, à savoir l’individualisme, c’est se condamner à ne rien comprendre au problème que pose le libéralisme. Ce dernier est apparu au sein de sociétés pétries de traditions ; les libéraux du passé étaient eux-mêmes imprégnés de ces traditions, même s’ils l’étaient sans aucun doute beaucoup moins que le reste de leurs compatriotes. Le processus d’imprégnation libérale dure depuis le XVIIe siècle, il est progressif. Pour évaluer la nature du libéralisme, il faut analyser ses effets sur trois siècles (depuis 1762 comme l’a fait Jacques Julliard ?) et le constat est sans appel. Les libéraux-conservateurs peuvent avoir la nostalgie de la période au cours de laquelle le libéralisme n’avait pas encore provoqué la destruction de la culture traditionnelle et au cours de laquelle les libéraux composaient avec elle  mais nous ne reviendrons pas à ce temps-là qui est définitivement révolu.

Michéa a-t-il tort ?

La philosophe est en accord avec Jean-Claude Michéa, qui fut son professeur, quand ce dernier analyse le processus qui conduit beaucoup de libertaires de gauche à glisser progressivement vers le camp libéral mais elle pense que le raisonnement inverse, qui est tenu par certains, n’est pas pertinent. C’est peut-être vrai au plan philosophique mais concrètement la politique et l’économie telles qu’elles sont pratiquées par les libéraux ont, souvent, des conséquences tout à fait comparables à celles des politiques menées par les progressistes. Par exemple, la politique d’immigration voulue par le patronat libéral depuis les années 1960 a eu des conséquences bien plus importantes que n’en a eu l’action des militants pro-immigration. De la même façon, le patronat libéral a constamment œuvré en faveur de la monnaie unique et du démantèlement des frontières, lesquels contribuent très largement à la dévitalisation de la nation. Une bonne partie du patronat, notamment celui des multinationales, adhère massivement à toutes les idées émises par les progressistes, y compris les plus absurdes (néo-féminisme, théorie du genre et même wokisme) ; il semble bien que l’adhésion aux thèses économiques libérales soit fréquemment suivie de l’assentiment à l’émancipationnisme des progressistes, ce qui n’est pas étonnant puisque les unes et l’autre sont fondées sur l’individualisme.

Laetitia Strauch-Bonart pense que le conservatisme n’est qu’un libéralisme modéré, mais un libéralisme modéré c’est quand même une forme de libéralisme dont les effets sont plus lents, mais pas moins destructeurs à terme, que ceux des autres formes de libéralisme.

Le conservatisme de Roger Scruton

Plusieurs ouvrages du philosophe britannique Roger Scruton ont été publiés en France dont « Conservatisme » (Éditions Albin Michel) et « De l’urgence d’être conservateur » (Éditions L’Artilleur). Ces deux ouvrages sont incontournables pour quiconque s’intéresse à ce courant de pensée.

De sa pensée très riche,  nous retiendrons, en particulier, les points de vue suivants auxquels nous souscrivons :

  • Les institutions, les traditions et les lois rôdées par l’histoire et qui satisfont une large majorité doivent être préférées à toutes les innovations ; elles doivent être maintenues et préservées. Détruire ce qui existe est aisé mais recréer des institutions, des traditions, des lois….qui donnent satisfaction est très difficile et prend beaucoup de temps. L’histoire nous montre que les innovations radicales ont été très souvent catastrophiques.
  • Il faut toujours préférer l’expérience et l’observation du réel aux idées abstraites. Contrairement à ce que pensent trop souvent les intellectuels français, à savoir qu’il faut partir des principes et les pousser jusqu’à leurs conséquences ultimes, y compris quand elles sont délétères (dixit Jacques Villemain), il faut au contraire, aussi souvent qu’on le peut, partir de l’expérience et de l’observation et en tirer des conclusions prudentes.
  • En toutes choses, il doit y avoir des limites.
  • Une société enracinée dans un territoire, une culture et des traditions est préférable à une société constituée de nomades sans attaches.
  • La pluralité des nations et des cultures nationales doit être préservée ; il est impératif de mettre un terme au chaos multiculturel qui est engendré par l’immigration et qui s’étend au sein des sociétés occidentales ; l’homogénéité des peuples est préférable à leur hétérogénéité.

Roger Scruton a écrit très justement qu’il n’y a pas ‘’de première personne du pluriel dont les institutions européennes seraient l’expression’’, ce qui signifie qu’il n’y a pas de peuple européen (il n’y a pas de culture paneuropéenne ni d’affect national européen). La préservation des cultures nationales, est à son avis le seul objectif que des conservateurs authentiques doivent se fixer. Le conservatisme de Roger Scruton s’oppose de manière frontale à tous les constructivismes européistes ; à celui de l’Union Européenne bien sûr (qui a pour objectif d’établir le règne du marché et de l’idéologie individualiste/universaliste des droits de l’homme) mais aussi à celui des partisans d’un ‘’empire européen’’ qui viendrait se substituer aux nations européennes au nom d’une civilisation européenne qui n’existe pas ; un ensemble d’héritages grecs, romains, celtiques, germaniques, slaves….d’époques diverses ne constitue pas une civilisation du XXIe siècle. Son point de vue est, par contre, conciliable avec le projet d’une confédération de nations européennes.

  • La communauté nationale ne doit pas être soumise à l’appareil étatique ; son autonomie doit être la plus large possible.
  • L’économie de marché est préférable à la collectivisation des outils de production, mais l’évolution du capitalisme contemporain qui se caractérise par le gigantisme et l’externalisation des coûts que les firmes s’ingénient à transférer aux Etats, et donc aux peuples, est très inquiétante et traduit leur irresponsabilité actuelle. Scruton pensait que l’économie doit être au service de la communauté nationale. Il espérait voir émerger un courant conservateur nouveau qui se préoccuperait de défendre la propriété privée contre ceux qui en abusent et de garantir la liberté de la présente génération sans que cela en coûte à la suivante, qui ne se satisferait pas de cette économie mondialisée, de l’OMC et du nouveau capitalisme sans foi ni loi et qui ‘’proposerait aux citoyens européens un modèle d’entreprise responsable, où les initiatives de petite taille, la transparence et les liens locaux trouveraient la place qu’ils méritent – la place sans laquelle le marché ne reviendra pas à l’équilibre mais se dirigera cahin-caha vers la catastrophe environnementale’’ (« De l’urgence d’être conservateur » ; page 107).
  • Les projets visant à façonner les humains ‘’conformément à une certaine vision idéale’’ sont contraires à l’esprit du conservatisme. Croire qu’il serait possible d’améliorer les humains au plan moral  en égalisant leurs conditions de vie et en améliorant ces dernières, est une illusion.
  • La vie religieuse doit relever de la seule sphère privée ; l’islam, qui ne peut admettre cette idée, est, avec l’idéologie du ‘’politiquement correct’’, une des deux grandes menaces auxquelles sont confrontées les cultures occidentales.
  • Il faut s’opposer à la centralisation et redonner aux communautés locales certains pouvoirs qui ont été confisqués par les bureaucraties centralisées, y compris les institutions internationales telles que l’OMC, les Nations unies et l’UE.

Une grande partie de la philosophie « conservatrice » de Roger Scruton est compatible avec le républicanisme néo-romain tel que nous l’entendons ; certains éléments essentiels de sa philosophie allaient de soi dans la Rome républicaine. Ainsi, les Romains, y compris après l’abolition de la royauté, ont toujours préféré la tradition (mos majorum) aux innovations ce qui ne les a pas empêché d’innover mais en prenant le temps de réfléchir au bien-fondé des innovations envisagées. Le respect du « mos majorum » s’est toujours imposé à eux jusqu’à ce que le développement de l’empire ait provoqué l’importation de morales étrangères très différentes qui finirent par le supplanter (selon Cicéron).

Ceci dit, s’il a critiqué l’évolution de l’idéologie des droits de l’homme qui, partie de l’affirmation de certains droits-libertés a abouti à la réclamation de droits-créances innombrables et contradictoires ainsi qu’à la recherche d’une émancipation totale de l’individu, Scruton n’a pas contesté l’individualisme, l’idée d’un ‘’individu souverain’’ qui est une des racines principales du libéralisme. Plus exactement, il dénonçait la forme radicale de l’individualisme, dont il pensait que les effets sont délétères, mais, l’individualisme tout court est dangereux, même quand il n’est pas radical, parce qu’il impose la prévalence de l’individu sur le Bien commun, c’est-à-dire sur l’intérêt national, et qu’il mine la cohésion de la communauté nationale. Roger Scruton a écrit : ‘’ La manière dont Locke et Montesquieu ont théorisé l’individualisme libéral a rendu possible son adoption à la fois par les révolutionnaires américains et par les révolutionnaires français, bien plus radicaux ; les thèses principales des deux auteurs se retrouvent aussi bien dans les écrits conservateurs que dans les écrits libéraux. Il est important de saisir cela pour comprendre la naissance du conservatisme moderne et ce qu’il a pu en définitive représenter……..On ne peut donc comprendre le conservatisme moderne comme mouvement politique que si l’on est conscient que certains éléments de l’individualisme libéral font partie de la conceptualisation originale du conservatisme’’ (« Conservatisme » ; pages 28 et 29). Effectivement, l’individualisme est présent dans toutes les variantes du conservatisme anglo-saxon, ce qui pose problème. La philosophie de Roger Scruton, qui est intéressante sur beaucoup de points, n’échappe pas à l’ambiguïté caractéristique du conservatisme anglo-saxon.

Le conservatisme n’est-il qu’une attitude ?

Le philosophe britannique Michael Oakeshott a écrit qu’être conservateur «est une disposition qui sied à l’homme particulièrement conscient d’avoir quelque chose à perdre et qui lui tient à cœur. […] Être conservateur, alors, c’est préférer le familier à l’inconnu, l’éprouvé à l’inédit, le fait au mystère, le réel au possible, le limité à l’illimité, le proche au distant, le suffisant au surabondant, le convenable au parfait, et la joie présente à un utopique bonheur. Les relations et les loyautés familières seront préférées à l’attrait d’attachements plus utiles ; acquérir et agrandir importera moins que garder, cultiver et aimer ; la douleur de la perte sera plus aiguë que l’excitation de la nouveauté ou de la promesse». Nous nous reconnaissons pleinement dans tout cela mais est-ce suffisant pour penser l’organisation politique d’une communauté ? Non, bien sûr.

Le sociologue Karl Mannheim pensait que ce qui caractérise le conservatisme c’est qu’il est méfiant à l’égard du pouvoir mais qu’il défend l’autorité,  qu’il fait l’apologie des coutumes et des aristocraties, qu’il est enclin aux réformes mais qu’il a horreur des coups de force et des révolutions, qu’il puise son inspiration dans le passé, qu’il est attaché au présent et au caractère local des événements et, enfin, qu’il se méfie des avenirs radieux et des généralisations abusives. C’est tout du moins ainsi que Jean-Philippe Vincent résume le point de vue du sociologue. Hormis l’apologie des aristocraties (la république romaine n’était pas purement aristocratique ; Cicéron, après Tite-Live et Polybe, disait que c’était un système mixte qui emprunte à la monarchie, à l’aristocratie et à la démocratie ce qu’elles ont de meilleur), les autres traits que Mannheim prête au conservatisme sont intéressants. Mais cela constitue-t-il une théorie politique ? Évidemment, non !

Contrairement à Emmanuel Terray, Laetitia Strauch-Bonart pense que le conservatisme n’est pas qu’une attitude et qu’il y a un corpus théorique conservateur qui ne se limite pas à la seule volonté de conservation. Soit, mais alors pourquoi dire de ce corpus qu’il est conservateur ?

La révolution conservatrice allemande

Quant au mouvement philosophico-politique allemand  qu’Armin Mohler a appelé « Révolution conservatrice », il est très différent des conservatismes anglo-saxons et français. Nous ne faisons que signaler son existence parce que son importance, qui a été grande dans l’Allemagne du début du siècle dernier, est résiduelle de nos jours. Seul le courant dit « Nouvelle Droite » continue de faire sa promotion mais sans avoir jamais réussi à percer ni au plan politique ni même au plan intellectuel. La principale caractéristique de la « Révolution conservatrice allemande », qui fut un mouvement assez hétéroclite, était sans aucun doute son hyper-nationalisme revanchard. Pour le reste il était certes très hostile au libéralisme et à la démocratie mais aussi au républicanisme. Certains de ses nombreux cercles étaient monarchistes tandis que d’autres s’inspiraient du fascisme ; tous étaient marqués par le pangermanisme et parfois par une idéologie raciste, suprémaciste et bio-mystique (courant völkisch). Il compta même un courant dit national-bolchevik !

Armin Mohler, qui publia un gros ouvrage consacré à cette nébuleuse et qui créa  l’expression « Révolution conservatrice », fut après la guerre le secrétaire d’Ernst Jünger, ce que beaucoup de gens savent, mais ce que l’on sait moins c’est qu’il avait quitté sa Suisse natale pour s’engager dans la Waffen SS ! Une grande partie des gens appartenant à cette mouvance rejoignirent le parti nazi après 1933 et Jünger, qui n’adhéra pas au NSDAP, se contenta de critiquer de manière voilée le régime hitlérien, tout en bénéficiant de la mansuétude du Führer qui avait du respect pour le héros de la Grande Guerre qu’était l’écrivain; il ne participa à aucun des complots visant à éliminer Hitler. On ne peut pas dire que le plus brillant, et de loin, des auteurs de la « Révolution conservatrice » ait fait preuve d’exemplarité, c’est le moins que l’on puisse dire.

Ce conservatisme ne présente plus qu’un intérêt historique. Nous ne nous y attarderons donc pas.

Le néo-conservatisme américain

Le néo-conservatisme qui est apparu aux États-Unis à la fin du siècle dernier, est un courant libéral-conservateur un peu particulier qui selon J.P. Vincent est une sorte de fusion entre le conservatisme et le libertarianisme (la plus extrémiste des formes du libéralisme) et dont l’idée la plus caractéristique est celle selon laquelle l’hégémonie culturelle, idéologique, économique, politique et militaire des États-Unis est légitime !  Selon les néoconservateurs, les États-Unis et leurs vassaux (dont ceux de l’Union européenne) ont le devoir d’imposer par la force, quand c’est nécessaire, l’idéologie libérale-conservatrice américaine. Les intellectuels néoconservateurs sont souvent d’anciens trotskystes qui ont conservé de leur passé l’idée d’une conquête idéologique par la guerre. Autant dire que ce courant qui est en fait essentiellement libéral et partisan d’un capitalisme sans limites, est l’ennemi de tous les peuples qui entendent rester indépendants et maîtres chez eux.

Notons que les Girondins ont été les premiers idéologues libéraux qui voulurent imposer leur idéologie à l’ensemble du « genre humain » et qui, pour cela, entreprirent de faire la guerre à toute l’Europe. Plus récemment, l’économiste libéral Ludwig von Mises (1881-1973) a écrit ‘’La principale question idéologique à laquelle l’humanité a dû jamais répondre….est de savoir si nous réussirons à créer à travers le monde un état d’esprit…qui correspondrait à rien de moins que l’acceptation sans condition et sans réserve du libéralisme. La pensée libérale doit pénétrer dans l’ensemble des nations, les principes libéraux doivent imprégner la totalité des institutions politiques afin que les conditions pour une paix soient créées et que les causes des guerres disparaissent’’ («Liberalism in the classical tradition»). De là à vouloir utiliser le gros bâton pour convertir toute l’humanité à l’idéologie libérale, il n’y avait qu’un pas que les néoconservateurs américains ont allègrement franchi. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les néoconservateurs ont plus d’influence sur les Démocrates que sur les Républicains (il y a chez les Républicains une tentation isolationniste, dont l’élection de Trump a été une manifestation, et un courant réaliste qui rejette le messianisme politique) ; ils portent la responsabilité du déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine qu’ils ont rendu, volontairement, inévitable (Montesquieu pensait que les responsables ne sont pas ceux qui déclarent une guerre mais ceux qui la rendent inévitable).

Conclusion

Comme l’a écrit Bérénice Levet, le choix du mot « conservateur » n’est pas heureux ; son étymologie renvoie au refus de tout changement, ce qui est perçu comme une réelle tare par la plupart des Français. En France, le conservatisme est compris comme l’acceptation d’un système économique injuste et/ou comme l’attachement à une culture et à des mœurs surannées. 1% des Français seulement se disent conservateurs ; bien que certaines idées considérées comme étant propres au conservatisme (mais qui ne le sont pas toujours) soient intéressantes, l’emploi des mots « conservateur » et « conservatisme » est, en France, un lourd handicap. Associé au libéralisme dans la notion de « libéral-conservatisme », il devient un vrai fardeau parce que la très grande majorité des Français sont méfiants ou hostiles à l’égard du libéralisme (3% des Français se disent libéraux).

Le républicanisme ancien a incontestablement des traits « conservateurs », qu’il avait très longtemps avant l’apparition d’un courant conservateur à l’extrême fin du XVIIIe siècle, mais il ne se résume pas à ces seuls traits, il en avait d’autres qui étaient plus importants, dont le refus de l’arbitraire qui était le plus important de tous et sur lequel fut fondé le républicanisme romain.

Nous avons vu que selon certains conservateurs le conservatisme est un libéralisme modéré (Laetitia Strauch-Bonart) ou un supplément d’âme du libéralisme (J.P. Vincent), voire une simple attitude couplée à un individualisme revendiqué (Oakeshott). Roger Scruton professait certaines idées très intéressantes tout en restant attaché, de manière très contradictoire, à l’individualisme. Quoi qu’il en soit, le conservatisme contemporain, d’inspiration anglo-saxonne, est intimement lié au libéralisme et comme ce dernier, il incline toujours du côté de la souveraineté individuelle (individualisme) à la différence du républicanisme qui privilégie la Cité, la communauté nationale, à l’intérêt individuel. Le républicanisme ancien privilégiait la Cité, Cicéron a été très clair a ce sujet.

Les conservateurs anglo-saxons, à la différence des libéraux pur jus, ont conscience que l’individualisme menace les sociétés, les nations et les cultures traditionnelles, et comme la plupart des humains,  ils sont partagés entre l’intérêt individuel et l’intérêt de la communauté mais la solution qu’ils proposent est plus favorable à l’individu qu’à la communauté nationale. C’est la raison pour laquelle ce conservatisme ne parvient jamais à mettre un terme à l’évolution souhaitée par les libéraux ; il ne fait, au mieux, que la freiner. Le conservatisme anglo-saxon est ordonné à la liberté des Modernes tandis que le républicanisme ancien admettait l’extension des libertés personnelles,  mais sous réserve qu’elles fussent compatibles avec la pérennité et la cohésion de la Cité.

Les libéraux-conservateurs aspirent à la « souveraineté individuelle » tout en espérant bénéficier de la chaleur communautaire. Mais on ne peut pas tout avoir. Toute communauté impose nécessairement des limites aux libertés individuelles et comme le pensait Cicéron, dans une communauté politique et culturelle, l’intérêt de cette dernière doit prévaloir sur l’intérêt de tel ou tel individu.

Les idées les plus intéressantes du corpus conservateur, c’est-à-dire celles qui ne doivent rien au libéralisme, sont incompatibles avec l’individualisme libéral alors qu’elles s’articulent harmonieusement avec les principes du républicanisme ancien. Le libéral-conservatisme d’inspiration anglo-saxonne n’est pas une alternative satisfaisante au libéralisme.

BG
Author: BG

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