Une critique républicaine de la Révolution française

L’idéologie de la Révolution est à l’origine de la pensée progressiste française qui a d’abord été fondamentalement libérale. Un courant socialiste, celui dont Babeuf fut la figure marquante, vit le jour pendant la Révolution mais il ne se développa qu’à partir de la Restauration  et ce n’est qu’en 1921 que le parti communiste, prosoviétique, vit le jour. Tous ces courants politiques ont pour origine commune, l’idéologie de la Révolution française et le fait que beaucoup d’intellectuels socialistes ou communistes aient basculé dans le libéralisme après 1991 ne doit rien au hasard ; ils n’ont fait que retourner aux sources libérales du progressisme.

Les quatre piliers de l’idéologie progressiste sont l’individualisme, l’émancipationnisme, le refus du monde tel qu’il est, la croyance dans l’amélioration morale des humains par l’éducation et l’idée de droits de l’homme. On peut ajouter l’idée d’égalité naturelle et celle d’égalité économique mais elles ne concernent que certains courants.   

Contrairement au « républicanisme » issu de la Révolution française, qui est pleinement progressiste, le républicanisme ancien ne l’était pas.

L’idéologie révolutionnaire était libérale et individualiste

L’historien des idées et militant de gauche Jacques Julliard qui revendique l’héritage de la Révolution française, tout en déplorant les excès auxquels les révolutionnaires se sont livrés, a écrit au sujet de la Révolution française : ‘’Son actif, c’est le transfert de la souveraineté au peuple ; c’est l’établissement d’un régime de liberté fondé sur les droits de l’homme, c’est-à-dire, en définitive, sur le primat absolu de l’individu. Son passif, c’est le despotisme révolutionnaire’’ (« Les gauches françaises » ; page 253) ; l’individualisme est au cœur de l’idéologie révolutionnaire.

L’individualisme est une idéologie selon laquelle l’humanité est constituée non pas d’abord  de groupes sociaux (famille, communautés locales, nations….) mais d’individus ; ses partisans refusent toute forme d’appartenance à un groupe. Certes, nous sommes tous des êtres uniques et nous aspirons, en général, à préserver notre vie et à disposer des libertés personnelles qui nous permettent de nous épanouir mais nous sommes aussi des êtres très sociaux qui, le plus souvent, se comportent de manière altruiste et parfois même de manière extraordinairement altruiste, au point de prendre d’énormes risques pour venir en aide à d’autres personnes (a contrario, il existe une petite minorité de psychopathes qui n’ont aucune empathie pour qui que ce soit et qui se comportent de manière parfaitement égoïste). Par ailleurs, dès notre naissance, nous nous attachons à nos proches ainsi qu’à la langue, aux mœurs et aux règles de notre groupe ; nous avons abordé ce sujet dans un article précédent (« De l’anthropologie à la politique »). Généralement, les humains ne sont pas libres comme l’air ; ils sont arrimés à un groupe, dès leur plus jeune âge. L’idéologie individualiste est une construction  intellectuelle qui satisfait sans doute une minorité de personnes qui ne sont pas attachées à leur groupe de naissance, une minorité seulement. L’idéologie individualiste existait déjà dans l’Antiquité grecque ; elle refit surface en Angleterre au Moyen Âge (Guillaume d’Ockham) mais ce sont les libéraux du XVIIe siècle qui en firent une machine de guerre intellectuelle. Au cours de la Révolution anglaise du XVIIe siècle, les libéraux, les républicains et les royalistes s’affrontèrent brutalement ; ce sont les libéraux qui sortirent vainqueurs de cette confrontation. A partir de là, l’Angleterre, devint l’épicentre  de la diffusion du libéralisme et ce sont les libéraux qui sont à l’origine de la Révolution française laquelle aura une coloration différente de la précédente qui résulte de l’influence de Rousseau notamment. ‘’Elle a en fait mêlé deux sources d’inspiration : l’individualisme libéral d’une part, selon lequel l’élément constituant du pacte social est l’activité libre des hommes à la poursuite de leurs intérêts et de leur bonheur. Et de l’autre, une conception très unitaire de la souveraineté du peuple, à travers l’idée de nation ou de « volonté générale »’’ (François Furet ; « La Révolution », I, page 149). Les révolutionnaires ont essayé de faire une synthèse entre l’individualisme libéral et l’unanimisme de la volonté générale légué par Rousseau. Ce dernier a mené à la Terreur et à la terrible loi des suspects. Quant au premier, il finit par remplir tout l’espace politique quand tout le monde eût dénoncé le terrorisme révolutionnaire sans avoir bien compris que son origine se situait dans l’unanimisme issu de la théorie de la « volonté générale ». Comme l’a écrit Jacques Julliard, malgré la Terreur, le bilan net de la Révolution française est libéral et individualiste : ‘’En dépit de l’épisode de la Terreur qui brouille les pistes sans modifier en profondeur la nature du phénomène, 1789 a accompli, contre l’Ancien régime, une révolution libérale ; elle a institué une société d’individus, là où auparavant existaient des ordres, des corporations, des professions organisées. Ce n’est pas seulement en matière juridique et politique, comme en témoigne la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, que la Révolution française est individualiste ; elle est en outre libérale en matière économique, favorable à la propriété individuelle et à la libre entreprise’’ (Jacques Julliard ; « Les gauches françaises ; page 643). Les révolutionnaires furent pratiquement tous, à l’exception de Babeuf et de ses rares amis, des partisans du libéralisme économique, obsédés par la propriété, qui refusèrent toute réforme agraire : ‘’Au sens économique que nous donnons aujourd’hui à ce terme, les hommes de 89 mais aussi ceux de 93 étaient des libéraux’’ (« Les gauches françaises » ; page 186).

A propos des fondateurs de la IIIe République, Jacques Julliard a écrit : ’’Pour eux, la République est la forme politique enfin trouvée du libéralisme, la seule qui protège la société de toute tentation autoritaire, qu’elle vienne de droite ou de gauche. Pour eux, si la République est la forme politique du libéralisme, le libéralisme est la philosophie implicite de la République’’ (« Les gauches françaises » ; page 598). En France, le républicanisme et le libéralisme ont été confondus depuis le début de la Révolution. Pour les acteurs de cette dernière, comme François Robert, par exemple, qui est l’auteur d’un pamphlet écrit en 1791 (« Le républicanisme adapté à la France ») dans lequel il exigeait l’abdication du roi, le passage à la république se résumait à l’abdication du roi. Le républicanisme ancien rejetait lui aussi toute forme de monarchie mais, et c’est la différence essentielle avec le républicanisme de nos révolutionnaires, il n’était pas individualiste et il était profondément patriotique et attaché aux traditions morales de la Cité. A contrario, les acteurs de la Révolution française visaient l’émancipation du genre humain. En France, le régime qui incarne l’idéologie libérale est appelé république. Il est important de souligner cette confusion; ce que nous appelons république, en France, est en fait un régime libéral.

Jacques Julliard pense, à juste titre, que les acteurs de la Révolution française, qui se réclamaient fréquemment des Anciens, ne partageaient nullement leur façon de voir les choses. La république romaine était en fait très « communautarienne » (ce néologisme est anachronique, bien sûr) tandis que le prétendu républicanisme de nos révolutionnaires était, quant à lui, terriblement individualiste : ‘’Ainsi la fascination pour l’antique que les hommes de 89 et surtout de 93 ont affichée ne doit pas induire en erreur. La Révolution française est, dans ses principes, l’antithèse de la politique selon les Anciens, et le véritable acte de naissance du libéralisme moderne. Voilà ce que Benjamin (il s’agit de Constant) veut essentiellement en retenir ; à ce titre on peut, sans hésitation, le ranger parmi les hommes de gauche et comme l’un des pères fondateurs du libéralisme politique’’ (Jacques Julliard ; « Les gauches françaises » ; page581). J. Julliard classe Benjamin Constant parmi les siens et il a parfaitement raison de le faire ; les libéraux appartiennent depuis toujours au camp progressiste et ils sont à l’origine de ce que nous appelons la gauche.

Le « progrès » c’est d’abord l’émancipation absolue du genre humain

A propos de l’idée de progrès, dont les pères sont Turgot et Condorcet, et dont Jacques Julliard dit qu’elle est la ‘’poutre maîtresse de l’édifice philosophique de la gauche’’, ce dernier écrit : ‘’En quoi consiste cette croyance ? D’abord dans l’idée que l’histoire, en dépit d’inévitables périodes de stagnation, voire de recul momentané, poursuit une marche en avant continue, qui mènera le genre humain vers l’unité, grâce à la destruction des inégalités entre les nations et entre les individus d’une même nation ; d’autre part que l’homme lui-même va vers le perfectionnement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales. …. ; que le progrès technique améliore la condition matérielle des hommes et que cette amélioration matérielle engendrera à son tour le progrès moral de l’humanité’’ (« Les gauches françaises » ; page 45) et il ajoute à propos de Condorcet : ‘’ Grâce au progrès des sciences et des techniques, l’humanité est en marche vers un avenir meilleur, où les progrès du bien-être entraîneront un amendement moral des humains ; en matière d’eschatologie, le marxisme n’a jamais fait mieux’’. (« Les gauches françaises » ; page 122).

Cette idée d’un progrès moral qui résulterait de l’augmentation du niveau de vie et de la qualité de l’éducation est très discutable. Hannah Arendt pensait que l’idée de progrès est morte à Auschwitz parce que, selon elle, le peuple allemand qui était parmi les plus riches, les plus éduqués et les mieux formés a commis des crimes de masse inimaginables. Il a suffi qu’une majorité d’Allemands aient le sentiment que leur nation était menacée de disparition, à cause des conditions du traité de Versailles, des menaces qu’étaient, pour une majorité d’entre eux, les communistes allemands et les Soviétiques et de la crise économique qui frappait durement leur pays, pour qu’ils acceptent d’obéir aveuglément à un leader charismatique qui leur promettait de les sauver en éliminant une population qu’il accusait d’être à l’origine de tous leurs maux. Cette histoire tragique nous a appris effectivement que les êtres humains les plus riches et les plus cultivés peuvent, dans certaines circonstances, devenir des bêtes fauves. Quant l’intérêt vital est en jeu, tous les progrès apparents liés à l’éducation et au niveau de vie peuvent disparaître en un instant. C’est vrai pour les personnes comme pour les peuples.

Au sujet de l’idée d’un progrès moral qui serait généré par l’éducation, Jacques Julliard a écrit : ‘’Nous savons aujourd’hui que la généralisation de l’instruction ne produit aucun progrès moral significatif dans l’espèce humaine’’. (« Les gauches françaises » ; page 121).

Un autre volet de l’idéologie progressiste, qui est peut-être le plus important de nos jours, est l’émancipationnisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’individu doit s’affranchir de tous les attachements, familiaux, locaux, nationaux, auxquels les progressistes reprochent d’être à l’origine de contraintes qui limitent les libertés de l’individu. Le combat pour l’émancipation du genre humain a d’abord été dirigé contre le pouvoir royal, contre celui des nobles et contre la suprématie spirituelle et morale de l’Église, mais une fois ces premiers objectifs atteints, les révolutionnaires entreprirent de détruire toutes les structures héritées du passé et certains envisagèrent la destruction de la famille elle-même. Depuis, ce processus n’a jamais cessé et, plus que jamais, les progressistes s’attaquent méthodiquement à toutes les dominations, y compris celles qui sont nécessaires (la domination des parents sur leurs enfants, des maîtres sur leurs élèves, de l’État sur les citoyens, des officiers sur les soldats……). Entre autres choses, le républicanisme diffère du libéralisme, du libertarisme et du libertarianisme en ce qu’il vise à supprimer certaines dominations mais pas toutes. Le républicain Machiavel a été très clair à ce sujet ; la lutte sans fin contre les dominations ne peut aboutir qu’à la destruction des États et des sociétés. La république romaine est née de la mort de la royauté mais, pour autant, les Romains n’ont pas fait table rase du passé, bien au contraire. Ils ont su conserver tout ce qui permettait de pérenniser leur Cité, en particulier le code moral très exigeant qu’était le « mos majorum ». Le républicanisme ancien n’était pas un émancipationnisme bien qu’il s’opposât aux dominations arbitraires ; à la différence du libéralisme des Modernes, il savait fixer des limites tandis que le libéralisme est exempt de tout principe d’autolimitation.

Dans la conclusion de son livre intitulé « L’émancipation promise », P.A.Taguieff écrit : ‘’Mais ce que masque l’apologie de l’ «émancipation» ainsi comprise, tentative proprement moderne de ré-enchantement du monde par la dés-appartenance volontaire et sans réserve, c’est un désir frénétique d’abolition totale des différences et des identités, un rejet absolu du passé, une quête destructrice d’indifférenciation. Bref, une déshumanisation. D’où le paradoxe tragique aux allures comiques : cette déshumanisation est accomplie au nom de l’ «humanisme», sous le ciel des Lumières, par des «hommes que la raison gouverne»’’ (page 335). La dernière élucubration des émancipationnistes est la théorie du genre qui est un élément essentiel du wokisme ; selon Jean-François Braunstein, ‘’Grâce à l’invention du transgenre, la théorie du genre annonce une promesse inouïe, celle de pouvoir changer de sexe ou de genre à volonté. Avec cette utopie de la « fluidité de genre », l’idéal d’émancipation universelle serait porté à son terme : il serait possible de se libérer radicalement de ce dont nous sommes le plus esclaves, notre corps’’ (« La religion woke » ; page 104). Avec le wokisme, nous atteignons le bout de l’utopie émancipationniste. Notre corps, qui nous limite et qui nous contraint, est devenu insupportable à ceux qui sont obsédés par la liberté ; ‘’La recherche de l’émancipation totale va de pair avec l’utopie d’un auto-engendrement de chaque individu, une utopie ordonnée à l’idéal d’un humain purement rationnel qui ne devrait rien à personne, hors de l’Histoire et délivré de son histoire personnelle’’ (Pierre-André Taguieff ; «L’émancipation promise» ; page 46). A ce stade, l’idée de liberté devient pathologique ; c’est une tare majeure de l’idéologie libérale qui ne possède aucun ressort de rappel intrinsèque susceptible de limiter l’exigence de liberté. Le « libéral-conservatisme », dont les partisans ont bien compris la dangerosité du libéralisme, espèrent modérer ses effets en lui opposant les limites de la tradition mais ils ne parviennent qu’à retarder ses effets pervers.

Quand les adeptes de la secte wokiste constateront que nous ne parvenons pas à modifier durablement notre nature, même en modifiant chirurgicalement nos corps et en injectant des substances, il est probable qu’ils seront nombreux à se suicider comme ce fut le cas de ce jeune homme, David Reimer, que le béhavioriste John Money voulut transformer en fille au cours des années 1950. Le béhaviorisme est un courant scientifique qui affirme qu’il n’y a pas plus de nature humaine que de nature animale. Selon les adeptes de ce courant, un conditionnement ad hoc permettrait de faire ce que l’on veut d’un être humain. Notre comportement serait le seul résultat du conditionnement social, ce qui a été démenti par une énorme quantité d’études menées par les éthologues et les neurobiologistes qui ont découvert que tout un ensemble de molécules générées naturellement par nos organismes influent sur notre comportement. Mais, envers et contre tout, cette idée a toujours du succès dans certains milieux et tout particulièrement dans le milieu woke qui réfute les enseignements de la biologie. Il faut souligner que les GAFAM diffusent avec ferveur la religion woke, tout comme toutes les autres grandes compagnies commerciales qui mettent en pratique les principes du wokisme dans leurs propres structures et qui utilisent leur publicité pour en faire la promotion. Cette convergence entre le capitalisme libéral et l’émancipationnisme le plus radical étonnera sans doute certains mais c’est ce même capitalisme libéral qui nous impose l’immigration depuis des décennies et qui plaide en faveur de l’effacement de toutes les frontières et pour la libre circulation des humains. Le capitalisme libéral est fondé sur l’individualisme (le froid calcul de son intérêt par chacun des individus constituant le « genre humain ») et ce dernier s’oppose naturellement à toute forme de contrainte. Contrairement à ce que pense Laëtitia Strauch-Bonart, le capitalisme libéral (et celui-là seulement) ou, si on préfère le libéralisme économique, mène aux folies émancipationnistes (symétriquement, l’adhésion à l’émancipationnisme mène au libéralisme économique comme l’a montré Jean-Claude Michéa). Matthew Crawford a analysé ce qu’on appelle « la construction de soi », laquelle vise à l’autonomie absolue de l’individu libéré de tous les déterminismes, de toutes les « assignations » et même de toute réalité. Il a écrit que ‘’Le progressisme devient alors une guerre contre le concept même de réalité – ce qui n’est pas choisi et qui existe indépendamment de nos désirs – et je pense que c’est au cœur de la politique du genre’’ (cité dans un article par E. Bastié). Les progressistes rêvent du « self made man », l’homme qui se construit et se reconstruit sans cesse, et ‘’le projet du capitalisme d’aujourd’hui, à l’âge du metaverse, le conduit à engager une « guerre contre la réalité », dans laquelle le genre a une place majeure’’, comme l’a écrit Jean-François Braunstein (« La religion woke » ; page 118). Selon Pierre-André Taguieff, ‘’L’idéal d’une émancipation radicale inclut le rêve d’un total effacement des limites censées empêcher les humains d’être libres’’ (« L’émancipation promise » ; page 316).

Pierre-André Taguieff a écrit très justement qu’il faut s’émanciper de l’émancipationnisme, ‘’Sortir du rêve d’une émancipation totale. Remplacer le désir d’auto-transformation par le projet d’auto-limitation’’ (« L’émancipation promise ; page 341) ; ‘’Il est temps pour les humains de s’affranchir du désir d’affranchissement sans limites, de se libérer des promesses mensongères de l’émancipation totale et universelle dans l’Histoire’’ (« L’émancipation promise » ; page 331). Il faut rejeter l’individualisme et, donc, le libéralisme sans pour autant appeler à la fusion du peuple en un seul bloc comme l’ont fait les partisans d’un holisme fondé sur la nation ou la race, et ceux du collectivisme égalitariste, au cours du XXe siècle.

Contrairement à ce que disent les « néo-républicains » contemporains (Pettit….) pour lesquels l’individualisme ne peut être  contesté, ce dernier doit l’être à défaut de quoi nous sommes condamnés à en rester les prisonniers. C’est le cas de P. Pettit, dont les positions sont finalement si proches de celles des libéraux qu’on peine à distinguer les unes des autres. Les réflexions des « néo-républicains » anglo-saxons contemporains tournent autour de la notion d’ «absence d’interférences arbitraires» (ou absence de domination arbitraire) qui est sans aucun doute, pour les républicains, l’essence de la liberté politique. Cette notion s’oppose à la liberté selon les libéraux que Pettit définit comme l’« absence d’interférences » ; c’est-à-dire que les libéraux refuseraient toute forme d’interférences (celles de l’État, des familles…..) tandis que les républicains accepteraient certaines d’entre elles, à savoir celles qui sont validées démocratiquement. Si la définition qu’il donne de la liberté selon les républicains est incontestable, il n’en va pas de même pour la liberté selon les libéraux ; en effet, certains libéraux (John Rawls, par exemple) plaident en faveur d’interventions étatiques visant à donner, à tous les individus, les mêmes chances, au début de leur vie. Par ailleurs, au fil du raisonnement de Pettit, la notion d’absence d’interférences arbitraires (ou de domination arbitraire) glisse vers celle d’absence de domination tout court ! A partir de là, Pettit part en guerre contre toutes les dominations et fait exactement ce contre quoi Machiavel nous avait mis en garde ; Pettit finit par s’égarer dans l’émancipationnisme. Le «néo-républicanisme» anglo-saxon ne présente que peu d’intérêt parce qu’il n’est au final qu’un palliatif médiocre aux maux générés par le libéralisme.

Le progressisme n’est pas uniquement communiste, socialiste ou écologiste, il est aussi libéral et il a d’abord été libéral : ’Le progressisme est le ciment qui lie malgré eux le communisme et le libéralisme’’(Pierre-André Taguieff ; « L’émancipation promise’’, page 336). Les libéraux, les socialistes et les communistes partagent une même utopie futuriste qui ‘’consiste à imaginer le genre humain comme constitué d’individus « libérés » ou « émancipés »’’ (Pierre-André Taguieff ; « L’émancipation promise » ; page 334) ; quant à ‘’l’idée marxienne d’une sortie révolutionnaire de l’aliénation, pensée comme le chemin, et le seul, qui conduit vers l’émancipation universelle’’ (Pierre-André Taguieff ; « L’émancipation promise » ; page 41), elle s’inscrit elle aussi dans la veine émancipationniste. A propos de cette obsession de l’émancipation, Taguieff a écrit que ‘’Vouloir s’émanciper de tout lien relève s’une certaine forme de folie’’ (« L’émancipation promise » ; page 340).

Droits de l’homme ?

Nous savons que le général de Gaulle s’est mis en colère lorsqu’il apprit que Michel Debré avait inscrit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dans le préambule de la constitution de la cinquième république. Avait-il raison de craindre les conséquences de cette inscription ?

 L’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dit ‘’Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits’’. Il n’est pas écrit que les citoyens sont égaux en droits mais bel et bien que ce sont les hommes, c’est-à-dire tous les individus qui constitue le « genre humain », qui le sont. La Déclaration, à la différence de ce que pensait Cicéron qui distinguait les citoyens des étrangers, ne connaît que des hommes qui sont accessoirement citoyens de telle ou telle « association politique ». Les Romains reconnaissaient bien sûr des droits aux uns et aux autres mais ce n’étaient pas les mêmes. Tout ce qui relevait du « jus gentium » faisait partie du « jus civile » mais le contraire n’était pas vrai ; le « jus civile » réservait certains droits (comme les droits politiques) aux seuls citoyens.

Comme l’a écrit Raymond Aron, l’expression ‘’naître libre’’ n’a strictement aucun sens ; on a des libertés si on a la chance de naître dans une communauté politique qui accorde des libertés à ses citoyens ; on ne peut qu’être libre de faire certaines choses, tout ce qui n’est pas interdit par la loi commune par exemple, mais « être libre » tout court n’a aucun sens.

L’article 2 de la même Déclaration précise que ‘’Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme’’. Là aussi, il est question de l’homme générique et non pas du citoyen français ; les droits de cet homme ne seraient pas liés à son appartenance à une communauté politique donnée mais au fait qu’il soit humain. La Déclaration ne reconnaît donc que l’individu et le « genre humain » ; ses rédacteurs n’accordaient aucune importance aux communautés intermédiaires (familles, nations…). Il est évident que pour ses rédacteurs et pour leurs héritiers, l’individualisme est l’idée de base de la Déclaration et, au-delà, de la Révolution française dans son ensemble.  C’est en cela que l’idéologie de la Révolution française est étrangère au républicanisme ; c’est une idéologie libérale. Les républicains romains ne connaissaient, eux, que des citoyens, ceux de Rome et ceux des cités étrangères et, comme l’a noté le philosophe du droit Michel Villey, à Rome les « droits de l’Homme » étaient inconnus. Les citoyens de la république romaine avaient des droits qui leur étaient octroyés et garantis par leur Cité ; ces droits ne découlaient pas de leur statut d’être humain. Là se situe une différence fondamentale entre républicanisme et libéralisme.

Pour les révolutionnaires français, la république était le régime politique dans lequel il n’y avait pas de monarque. Certes,  c’est pour mettre un terme à l’arbitraire monarchique que les Romains créèrent, en 509 avant notre ère, un nouveau système politique qu’on appelât plus tard la république mais le républicanisme ne se limite pas à cela et, en particulier, il va de pair avec le patriotisme, l’attachement à une cité particulière, tandis que le libéralisme qui est individualiste tend naturellement à l’universalisme et à la disparition des communautés historiques et culturelles enracinées dans l’histoire.

Hannah Arendt, qui a fait la terrible expérience de l’apatridie, a constaté qu’un être humain privé d’appartenance nationale, ce qui est le cas des apatrides, n’a réellement aucun droit. Elle a tiré de son expérience personnelle l’idée selon laquelle il n’y a qu’un seul droit universel qui devrait être reconnu aux humains, celui d’être citoyen d’une communauté politique. Elle a écrit, dans « Il n’y a qu’un seul droit de l’homme » : ‘’Ces remarques semblent être une confirmation tardive, amère et ironique des célèbres arguments avancés par Edmund Burke contre la Déclaration des droits de l’homme de la Révolution française. Ce n’est que maintenant que ses thèses semblent trouver confirmation, qu’il est plus sage de s’appuyer sur des droits « traditionnellement hérités », des droits que l’on transmet à ses enfants comme la vie elle-même, et qu’il est plus sage de revendiquer ses droits en tant que « droits de l’Anglais » plutôt qu’en tant que droits humains inaliénables. Selon Burke, les droits dont nous jouissons découlent « de la nation » et n’ont guère besoin de lois de la nature, ni du commandement divin, ni d’un quelconque projet comme celui de Robespierre qui faisait du « souverain de la terre, qui est le genre humain la source de leur validité’’ (page 103). Et elle a ajouté : « La perte des droits nationaux a entraîné dans tous les cas celle des droits de l’homme ; jusqu’à nouvel ordre, seule la restauration ou l’établissement de droits nationaux, comme le prouve le récent exemple de l’État d’Israël, peut assurer la restauration des droits humains» (« L’impérialisme » – page 603).

Nous avons vu que l’expression « naître libre » n’a aucun sens mais naissons-nous égaux en droits ? Oui, mais seulement si la communauté dans laquelle nous naissons accorde l’égalité des droits à tous ses citoyens. Hannah Arendt a écrit à ce sujet : ‘’L’égalité ne nous est pas donnée ; elle est produite par une organisation humaine guidée par un principe de justice. Nous ne sommes pas nés égaux, nous ne le devenons en tant que membres d’un groupe qu’en vertu de notre décision de garantir des droits égaux aux uns et aux autres’’ (« Il n’y a qu’un seul droit de l’homme » – page 108). Le seul fait d’appartenir à l’espèce humaine ne garantit pas l’égalité des droits, d’ailleurs certains humains, de nos jours encore, naissent esclaves.

Le discours sur les droits de l’homme lie ces derniers à la notion de « liberté ». Mais qu’est-ce-que la « Liberté » si fréquemment invoquée sinon l’absence totale d’obstacles à la volonté et aux désirs individuels ? Or cette « Liberté » là ne peut exister parce qu’il y a nécessairement un très grand nombre d’obstacles incontournables (la volonté et les désirs des autres, les impératifs de la vie commune, les menaces extérieures, les limites et les contraintes imposées par notre nature biologique….) qui interdisent à tout jamais son existence. En fait, les libertés personnelles sont octroyées par les communautés humaines à leurs membres et ces libertés peuvent ne pas être les mêmes d’une communauté à l’autre, ce qui est généralement le cas ; même si tous les peuples vivaient dans des républiques, ces libertés varieraient d’une république à l’autre, à l’exception toutefois des libertés fondamentales.

L’obsession de l’unanimité : volonté générale et souveraineté

La souveraineté de la nation est un élément essentiel de l’idéologie révolutionnaire ; la souveraineté absolue du roi a été transférée à la nation, par les idéologues révolutionnaires, qui avaient lu Rousseau. Rousseau, qui n’est pas plus à l’origine de l’idée de souveraineté indivisible et absolue que de celle de volonté générale, nous a légué, par contre,  l’idée selon laquelle le peuple est un et qu’il a, comme un individu, une volonté unique, ce qui est absurde. ’’Qu’il soit incarné par un seul homme, le roi, ou par le peuple lui-même, ce principe est celui de l’unité. Comme certains plus tard lui en adresseront le reproche, par exemple Proudhon : non seulement la Révolution n’a pas détruit le principe, à ses yeux métaphysique et tyrannique, de la souveraineté, mais en l’attribuant à un nouveau détenteur, plus conforme à l’esprit du temps, mais non moins unique et solitaire que le précédent, elle lui a donné une seconde jeunesse’’ (Jacques Julliard ; « Les gauches françaises » ; page 190). Comme l’a écrit Jean-Jacques Chevallier, la volonté générale est mystérieuse, on ne sait pas vraiment ce qu’elle est et, d’ailleurs, Rousseau lui-même en a donné des définitions différentes ; il lui est même arrivé de penser que la volonté générale ne concernait que certains sujets importants. Effectivement, tous les humains, à de rares exceptions près, ont envie de vivre, d’avoir à manger et de ne pas être livrés aux éléments naturels ; ils ne veulent pas être esclaves ou livrés à l’arbitraire d’un maître ou d’un groupe et ils ne veulent pas être maltraités et martyrisés. Enfin, ils préfèrent avoir certaines libertés personnelles, notamment les libertés de penser, de croire ou de ne pas croire et de s’exprimer…… Si la volonté générale concernait ces différents sujets et seulement eux, elle aurait un sens précis et elle serait effectivement générale, ou presque, mais ce n’est pas dans ce sens restreint qu’elle fut comprise par les révolutionnaires et nous ne savons pas à quoi pensait vraiment Rousseau quand il lui arrivait de s’interroger sur sa nature.

 Benjamin Constant pensait que l’origine du terrorisme révolutionnaire se situait dans une phrase de Rousseau, selon lequel ‘’…quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre’’ (Contrat social, livre I, chapitre VII) ; c’est à cette phrase que font référence, le plus souvent, ceux qui contestent la Révolution mais il avait aussi compris que le principe de « souveraineté illimitée » était très dangereux parce qu’un pouvoir politique illimité ne peut que devenir tyrannique. Dans une république, le pouvoir doit avoir des limites et la première d’entre elles est le respect des minoritaires et la reconnaissance de leurs droits de contestation et d’opposition, ainsi que celle de leurs libertés de pensée et de s’exprimer. En fait, c’est l’idée de volonté générale qui a créé un problème majeur en induisant le refus absolu de la pluralité des opinions. Rousseau ne fut pas, semble-t-il, à l’origine de cette idée mais il l’a reprise à son compte et il a substitué cette mystérieuse volonté générale à la volonté du monarque qui, elle, était unique. Pour pouvoir faire du peuple le nouveau souverain, il fallait le doter d’une volonté unique. Tout cela n’est qu’un bricolage idéologique assez grossier mais un bricolage qui fut lourd de conséquences. Selon Keith Baker, la notion de souveraineté qui fut adoptée par la Constituante ‘’impliquait que l’unité de l’Assemblée émane directement de l’unité du corps de la nation/peuple. La volonté de la nation souveraine devait être aussi unitaire qu’elle était inaliénable : le corps du peuple devait incarner la même unité que celle qu’il cherchait à imposer à ses députés ; on ne pouvait tout simplement pas tolérer en son sein de différences. Dans cette logique, l’unité est la condition de la souveraineté ; la nation est unanime ou n’est rien. D’où l’aversion permanente, tout au long de la période révolutionnaire, pour une forme quelconque d’activité politique qui menacerait l’unité de la volonté souveraine en énonçant explicitement des volontés particulières ou des intérêts partiaux. D’où la tendance constante à concrétiser l’unité au moyen de l’exclusion. Dès le début, la Révolution constitua la nation souveraine en en extirpant une aristocratie privilégiée. Mais la logique d’une volonté unitaire, renforcée par la guerre et la division interne, étendit peu à peu la catégorie d’ «aristocratie » tout en restreignant son pendant, la «nation» ou le «peuple». Dénonciations, purges, appels à la justice révolutionnaire contre les ennemis de la nation allongèrent indéfiniment la liste des suspects’’ (« Dictionnaire critique de la Révolution française ; pages 500 et 501). Keith Baker met là le doigt sur un point essentiel ; l’unanimisme qui procède de la théorie rousseauiste de la volonté générale est extrêmement dangereux et il conduisit à une montée aux extrêmes. L’aspiration à l’unanimité plongea la France dans un processus d’autoépuration permanente (François Furet). Au cours de l’hiver 1793-1794, Robespierre exprima l’idée que ‘’la terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible […], une émanation de la vertu’’ ! Voilà à quoi mènent les idées aussi abstraites que coupées du réel. Le terrorisme révolutionnaire qui découle de l’unanimisme aboutira à l’effrayante loi des suspects : ‘’C’est dit : la démocratie de Robespierre sera une démocratie du soupçon. Car dans le moment même où l’Incorruptible est en train de gagner dans les esprits et dans les cœurs – qui peut se vanter de résister toujours aux manifestations de sa sincérité, fussent-elles exhibitionnistes – il faut se rappeler qu’il est le véritable auteur, par Couthon interposé, de cette loi du 22 prairial, dite loi des suspects, que ses partisans veulent bien consentir à juger terrible et qu’un esprit objectif se voit contraint de qualifier d’abominable. Véritable loi « d’extermination » (Mathiez) dont aucun régime totalitaire du XXe siècle, à l’exception peut-être de celui de Pol Pot au Cambodge, n’osa jamais s’approcher, au moins en termes juridiques : la défense est supprimée de même que l’interrogatoire des accusés ; les jurés, à défaut de preuves concrètes, peuvent se contenter de preuves morales……. « Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître, il s’agit moins de les punir que de les anéantir », commence Couthon. C’est là la source de la politique d’extrême-gauche, conçue comme éthique d’extermination’’ (« Les gauches françaises » ; page 199).

Avoir voulu bâtir le nouveau régime à partir de la notion de souveraineté fut une très mauvaise idée. L’unanimisme est une idée fausse parce qu’il ne peut jamais y avoir d’unanimité au sein d’un peuple. De plus, c’est une idée éminemment dangereuse comme l’a souligné Bertrand de Jouvenel qui a écrit, au sujet de la fiction selon laquelle  la  volonté générale, transférée à l’assemblée, est celle de chacun des citoyens, qu’elle est telle ‘’qu’un particulier est dit en contradiction avec lui-même et prononcé coupable s’il n’obéit point à la volonté qu’il a consenti de tenir pour sienne. Cette doctrine est le principe de toutes les tyrannies, soit césaristes, soit jacobines. Elle ne pose d’abord l’autonomie de la volonté individuelle que pour conclure enfin à son écrasement. Elle justifie un despotisme bien plus grand que celle qui, honnêtement, oppose aux volontés des gouvernés la volonté distincte des gouvernants, ce qui permet de fixer à celle-ci des bornes’’ (« Essai sur la politique de Rousseau »). L’historien Albert Sorel avait noté la dangerosité de l’unanimisme révolutionnaire : ‘’Au fond de tous les paradoxes et de tous les sophismes qui ont égaré la Convention, on découvre ce terrible postulat de l’unanimité. Tous la veulent, tous la jugent nécessaire, mais chacun l’imagine selon son utopie ou selon son ambition, et c’est la notion même que chacun se fait de l’unité de doctrine et de pouvoir qui engendre les plus acharnées discordes. Faute de se pouvoir convaincre, on cherche à s’exclure et à se supprimer l’un l’autre’’ (« L’Europe et la Révolution française » ; t. III ; page 68).

Rousseau lui-même avait sans doute perçu la dangerosité de l’idée de volonté générale, laquelle est à l’origine de l’unanimisme, comme l’a souligné Jacques Julliard : ‘’Benjamin Constant ne veut pas un instant emboîter le pas au naïf Jean-Jacques, qui pense que la volonté générale, à qui l’individu aura tout concédé, tout abandonné, ne sera jamais tentée d’abuser de son pouvoir, parce que l’on n’instrumente pas contre soi-même. Mais si ! Comment en douter ? C’est pourquoi, conscient d’avoir ouvert la porte à la tyrannie démocratique la plus absolue, Rousseau, affolé, prétend annuler cette imprudence théorique en la subordonnant à une condition qui la rend impossible : il pose que la volonté générale ne saurait se déléguer, sous peine de s’abolir. La belle affaire ! Que feront ses disciples sous la Révolution, alors que ses cendres sont encore tièdes, sinon de décider tout net, par le truchement de Siéyès, que l’assemblée élue sera la dépositaire légitime de la souveraineté populaire, et qu’une fois sa désignation acquise, le peuple n’aura plus que le droit de se taire’’ (« Les gauches françaises » ; page 219).

 Le républicain Machiavel qui avait étudié l’histoire, celle de Florence mais aussi l’histoire de la république romaine, savait que les peuples sont toujours traversés par des conflits liés aux divergences des intérêts et des opinions. Il avait même tiré de ses études la certitude d’une opposition permanente entre le popolo grasso et le popolo minuto ce qui ne lui posait aucun problème bien qu’il sût que cette opposition pouvait dégénérer en conflits fratricides. Mais c’est le rôle du politique d’apaiser les conflits en trouvant des solutions acceptables par tous. Le point de vue de Machiavel est réaliste, celui de Rousseau est une élucubration, dangereuse de surcroît.

Les notions de volonté générale et de souveraineté populaire, qui n’ont pas été empruntées au républicanisme ancien, soulignons-le, sont dangereuses quand elles sont interprétées comme elles l’ont été par Robespierre, entre autres, qui « affirmait que le gouvernement populaire trouvait son ressort principal dans cette vertu par laquelle les volontés individuelles s’identifiaient à la volonté générale’’ (Keith Baker ; Dictionnaire critique de la Révolution française ; Idées ; page 501). Cet unanimisme holiste, porté paradoxalement par des gens qui, en même temps, diffusait une idéologie individualiste radicale, a clairement une coloration totalitaire. C’est dans ce paradoxe que tient toute l’instabilité révolutionnaire qui oscille entre unanimisme et liberté de pensée, holisme unitaire et atomisme libéral. Les révolutionnaires furent incapables de trouver une solution à l’instabilité constitutive de la pensée révolutionnaire ; c’est Bonaparte qui imposera sa solution en créant le premier des gouvernements totalitaires (cf Guglielmo Ferrero ; « Les deux révolutions françaises » ; page 133).

L’idée de souveraineté transférée au peuple et celle de volonté générale qui en est une conséquence obligée, sont de mauvaises idées nées au XVIIIe siècle et qu’ignoraient totalement les républicains auparavant. Pour nous, dans une république digne de ce nom, le peuple est autonome dans un État indépendant. Il est autonome, c’est-à-dire qu’il est libre de décider seul des lois auxquelles il accepte de se soumettre. L’unanimité étant impossible, la seule règle qui puisse s’appliquer est celle de la majorité, sous réserve que cette dernière ait le devoir de respecter les droits de la minorité laquelle doit pouvoir s’exprimer et contester les décisions prises par la majorité. Le pouvoir de la majorité doit avoir de telles limites.

De la vertu à la Terreur

Les révolutionnaires ont fait un large usage de la notion de « vertu » mais Rousseau n’est pas à l’origine de son introduction dans le discours révolutionnaire : ‘’L’idée que la république requiert la vertu et le sacrifice des intérêts particuliers au bien public est en fait un lieu classique de la pensée politique du XVIIIe siècle. D’autres auteurs, aussi connus que Rousseau par les révolutionnaires, ont développé la même idée, en particulier Mably, mais aussi Montesquieu. Robespierre lui-même associe l’idée de vertu à Montesquieu. La contribution propre de Rousseau tient plutôt à ce qu’il marie, par l’usage qu’il fait du terme de vertu, la vertu républicaine classique à la bonté’’ (Bernard Manin ; « Dictionnaire critique de la Révolution française » ; Idées, page 477). Maximilien Robespierre a dit : ‘’Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire, le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C’est la vertu ; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine ; de cette vertu qui n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois’’ (cf « Sur les principes de morale politique »).

La « vertu », au sens romain ou machiavélien du terme, est un principe moral qui impose à tout citoyen de participer à la vie politique et à la défense de la patrie,  d’œuvrer en faveur du bien commun dans sa Cité et de privilégier ce dernier par rapport à l’intérêt personnel. Mais la vertu, tout comme l’unanimisme fusionnel de la « volonté générale », est incompatible avec l’individualisme. Ce dernier invite les humains à se désengager de tout projet collectif, de toute recherche d’un Bien commun et à mener leur vie indépendamment les uns des autres. Les philosophes libéraux soulignent de manière récurrente l’opposition entre « vertuisme » et « individualisme ». L’incompatibilité entre ces derniers est une des facettes de l’incohérence de l’idéologie révolutionnaire. Les révolutionnaires ont tenté de concilier des idées inconciliables en plus d’avoir mis en avant des idées contre nature comme nous l’avons expliqué par ailleurs (l’individualisme est une idée qui va à l’encontre d’une réalité essentielle : la nature profondément sociale des êtres humains).

Par ailleurs, Robespierre a écrit dans son « Rapport sur les principes de morale politique » du 5 février 1794 : ‘’Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe de la démocratie appliqué aux plus pressants besoins de la patrie’’, ce qui laisse pantois. Selon cet exalté, la politique de la Terreur, qui alla jusqu’au génocide d’une partie de la population française, en Vendée, serait donc conforme à ce que dicte la vertu ! En affirmant la nécessité « vertueuse » de la Terreur et des crimes de masse, Robespierre, qui se référait fréquemment à la vertu des Romains, en dévoyait totalement la signification.

Dans la Rome républicaine, les hommes vertueux étaient certes loués mais ceux qui l’étaient moins n’étaient pas pour autant livrés à la vindicte publique et passés au fil de l’épée; la « virtus » romaine ou la « virtù » machiavélienne sont très différentes de la vertu robespierriste. La première, qui une des composantes du « mos majorum » romain est un ensemble de qualités et de devoirs à l’égard de la Cité (courage, participation à la vie politique, dévouement patriotique) et la seconde est l’ensemble ‘’des qualités qui permettent à l’homme vertueux de se montrer à tout moment à la hauteur de circonstances changeantes. Un ensemble de dons exceptionnels, mais humains, et donc soumis à des limitations’’ (Marcos Jaèn). Le « vertuisme » robespierriste n’a par contre aucune limite et ce qu’il appelait vertu mène inévitablement, par delà les débordements rhétoriques, aux excès les plus invraisemblables et les plus terrifiants. La pensée robespierriste tend spontanément, du fait de l’absence de limites, à dérouler les idées  jusqu’à leurs ultimes conséquences  y compris les plus délétères. Ce type de pensée, qui ignore la notion de « mesure » chère à Julien Freund (cf son idée de « mésocratie »), conduit inévitablement à ce qu’il y a de pire. Toutes les idées, même les meilleures (liberté, égalité….) doivent être manipulées prudemment et avec le souci de la mesure.

Robespierre inaugura une pensée moderne, la pensée totalitaire, qui ne connait aucune limite et qui se nourrit d’abstractions. On est là à mille lieues du républicanisme ancien.

Régénération

L’idée selon laquelle il fallait tout réformer n’est pas apparue avec la Révolution ; elle  la précéda de quelques décennies. Mona Ozouf a écrit que l’obsession du changement était telle que les révolutionnaires ne se satisfirent pas  de la réforme de l’administration, de l’ordre public ou de l’État, ‘’….bientôt on ne parlera plus que de la régénération, un programme sans limites, tout à la fois physique, politique, moral et social, qui ne prétend à rien moins qu’à créer un « nouveau peuple »’’ (« Dictionnaire  critique de la Révolution française » ; page 373‘’).Au-delà même du peuple, il s’agissait de transformer le genre humain : ‘’« Régénérer l’espèce humaine… » Mona Ozouf a attiré l’attention sur ce terme, dont la portée est immense et s’identifie à l’idéal révolutionnaire tout entier’’ (Jacques Julliard ; « Les gauches françaises » ; page 159).

La régénération voulue par les révolutionnaires est d’abord un rejet du passé : ‘’Il n’y a rien à attendre du passé national, dont la richesse même est perçue comme une malchance, voire une malédiction : un passé aussi lourd d’histoire comporte une présomption de corruption et de dégénérescence ; il fait évidemment coexister, scandale rationnel, des habitudes disparates ; enfin il porte le triple stigmate du despotisme, du sacerdoce et de la féodalité’’  (Mona Ozouf – « Dictionnaire critique de la Révolution française »). La volonté de rupture avec le passé, et avec toutes les communautés intermédiaires, a conduit Le Peletier à imaginer de séparer les enfants de leurs parents et de les élever dans des institutions étatiques. A ce sujet, Jacques Julliard a écrit qu’aucun des régimes totalitaires du XXe siècle n’avait osé afficher un tel projet (« Les gauches françaises ; page 163).

Deux idées furent très largement partagées par les acteurs de la Révolution, ‘’La première est celle de la régénération de l’homme, par quoi la Révolution française s’apparente à une annonciation de type religieux sur un mode sécularisé. Les acteurs des événements ont en effet pensé leur histoire comme une émancipation de l’homme universel ’’(François Furet ; « Dictionnaire de la Révolution française » ; Événements ; page 312)  et la seconde qui affirme que la politique peut tout ; ‘’Cette compétence illimitée attribuée à l’action politique ouvre un champ immense à la radicalisation des conflits et au fanatisme militant. Chaque individu peut désormais se réapproprier le vieux monopole divin, celui de créer le monde humain, sous l’ambition de le recréer. Du coup, s’il trouve des obstacles en travers de son projet, il les attribue à la perversité de volontés hostiles plus qu’à l’opacité des choses : la Terreur n’a d’autre objet que d’en venir à bout’’ (François Furet ; « Dictionnaire de la Révolution française » ; Événements ; page 313). L’idée d’un homme nouveau sera reprise après 1917 par les bolcheviks, avec le succès que l’on sait, et ensuite, avec des objectifs très différents, par les fascistes et les nazis.

Sur ce sujet là comme sur presque tous les autres, les révolutionnaires balançaient entre deux positions, celle qui consistait à considérer que l’ancien régime étant aboli, l’objectif de régénération était atteint, et celle qui affirmait au contraire que la fin du régime honni était un commencement. Les mêmes acteurs tinrent successivement ces deux positions sans parvenir à fixer leur pensée : ‘’On est ici au cœur des rapports entre la Révolution française et le totalitarisme puisque l’une et l’autre entreprennent de créer un homme nouveau. L’une et l’autre font la promesse quasi religieuse d’un homme neuf’’ (Mona Ozouf ; « Dictionnaire critique de la Révolution française ; Idées ; page 386). L’œuvre de régénération ne se limita pas à des programmes d’enseignement, ni à la création d’internats dans lesquels les enfants, séparés de leurs familles, pouvaient être livrés aux régénérateurs, elle justifia une politique d’élimination des « irrécupérables » : ‘’Cette régénération devenue une tâche comporte un premier moment tout négatif puisque chaque individu doit d’abord défaire l’ouvrage du passé en lui. Défaire, cela peut vouloir dire proscrire (les spectacles frivoles, par exemple), anéantir (les jeux et les loteries), effacer (les jargons), purger (les bibliothèques). Tâche qui suppose aussi la neutralisation de ces adversaires désignés de la régénération que sont les prêtres, les hommes des campagnes à l’esprit obtus, ou encore les vieilles femmes, porteuses de l’idée si insupportable à des révolutionnaires que seul est véridique ce qui a duré. Une neutralisation qui peut signifier l’exclusion et la violence : car une société populaire « régénérée », cela voudra bientôt dire, par une dérive ironique du beau mot de régénération, une société purgée de ses membres douteux’’ (Mona Ozouf ; « Dictionnaire critique de la Révolution française ; Idées ; page 379).

Les révolutionnaires ont affirmé simultanément, de la manière la plus contradictoire qui soit, des principes libéraux et même des principes individualistes radicaux, tout en envisageant de transformer les hommes, si nécessaire de manière coercitive. L’idéologie révolutionnaire est un assemblage  instable d’idées incompatibles qui proviennent de l’idéologie libérale, de la pensée rousseauiste et, très marginalement, du républicanisme classique dont elle est, au final, très éloignée. Elle est aussi à l’origine d’idées, les idées de régénération ou de volonté générale par exemple, potentiellement totalitaires.

La nation idéologique des révolutionnaires

Les révolutionnaires pensaient en termes de « genre humain » et d’individu ; entre les deux, il n’y avait pas de place pour la communauté nationale enracinée dans l’espace, dans le temps et dans une tradition. Au sujet de la nation, Siéyès écrivit qu’elle est ‘’un corps d’associés’’ et Massimo Boffa a précisé ‘’C’est-à-dire un ensemble d’individus égaux, dotés de droits naturels, qui s’associent selon un libre choix, au nom d’une commune identité humaine. Et cette idée égalitaire et volontariste, qui fonde la nouvelle conception de la représentation proclamée par la Révolution, impose que le lien social s’élabore en faisant abstraction de la condition concrète des individus et en se bornant à considérer l’humanité commune qui est en chacun d’eux’’ (« Dictionnaire critique de la Révolution française ; Idées, page 95). La nation des révolutionnaires n’est qu’un agrégat d’individus appartenant au « genre humain » et associés dans un même projet politique. Robespierre a dit le 5 février 1794 à la Convention ‘’Qu’est-ce que la patrie si ce n’est le pays où l’on est citoyen et membre du souverain ? ’’. Pour lui, la patrie était purement politique.

Publié en 1690, le dictionnaire de Furetière donne pour définition de la nation : ‘’Tous habitants d’un mesme État, d’un mesme pays, qui vivent sous mesmes loix et usent du mesme langage’’. La nation renvoyait à une institution politique, l’État mais aussi à un pays, c’est-à-dire à un territoire sur lequel les membres de la nation avaient accumulé au fil du temps un patrimoine culturel et civilisationnel ; les membres de la nation selon Furetière sont soumis à des lois qui ont une dimension politique mais aussi une dimension culturelle, puisque les lois structurent en partie les mœurs, et ils parlent une même langue qui est un héritage culturel essentiel. La nation prérévolutionnaire avait des fondements politiques mais, plus encore, des fondements culturels. Sa nature était ethno-politique et géographique puisque liée à un pays ; la nation, selon Furetière, était un peuple installé sur un territoire. Cette nation prérévolutionnaire comprenait tous les habitants, indépendamment de leurs statuts sociaux ; ce n’était pas le cas de la nation révolutionnaire puisque le peuple français fut amputé de la noblesse et du clergé qui furent considérés comme étrangers à la nation parce qu’ils étaient réputés incompatibles avec les objectifs  des révolutionnaires. Plus tard, cette incompatibilité fut étendue à tous ceux qui contestaient la politique des révolutionnaires. Tous les adversaires politiques de ces derniers furent privés, non seulement de leur appartenance à la nation française mais, de plus, on les dépouilla de leur humanité et ils devinrent des Monstres à abattre. D’emblée, la nation révolutionnaire affirme sa nature profondément idéologique.

La nation révolutionnaire était une avant-garde chargée de mener le combat pour l’émancipation du genre humain ; c’est cette idée qui est à l’origine de  la volonté des révolutionnaires de faire la guerre à toute l’Europe, même si dans un premier temps, l’Empire autrichien s’était montré menaçant.

L’idéologie individualiste qui était au centre de l’idéologie révolutionnaire vise à l’émancipation totale des individus et à faire table rase du passé ; l’application de ses principes ne peut donc que provoquer la dissolution des communautés, nationales et autres, et de leurs traditions, ce en quoi elle se différencie fondamentalement de la pensée républicaine ancienne qui était fondée sur le patriotisme et sur le respect de la tradition morale (tout particulièrement à Rome). Il n’est donc pas étonnant que les porteurs contemporains de cette idéologie œuvrent à la destruction des communautés nationales enracinées, à la libre circulation des migrants de toutes origines et à la transformation des sociétés culturellement homogènes en sociétés multiculturelles. La nation révolutionnaire est radicalement différente de la nation au sens classique du terme ; elle lui est même opposée sur des points essentiels.

Girondins  et Jacobins

Il n’est pas inutile de dire quelques mots des Girondins qu’on oppose souvent aux Jacobins avec de mauvais arguments. Selon certains, les Girondins seraient les bons révolutionnaires tandis que leurs adversaires porteraient seuls toutes les tares de la Révolution française. Mais les Girondins pensaient-ils différemment des Jacobins sur le fond ? Les Jacobins auraient été des centralistes fanatiques tandis que leurs concurrents Girondins auraient promu le fédéralisme, ce que Jacques Julliard et Mona Ozouf, entre autres, ont démenti : ‘’Le crime de fédéralisme, instruit par la Montagne contre la Gironde, qui conduisit celle-ci à sa perte – et à un contresens historique durable sur le projet de celle-ci – était l’illustration de cette exigence fondamentale’’ (Jacques Julliard ; « Les gauches françaises » ; page 189). Quant à Mona Ozouf, elle a écrit dans le « Monde des débats » de janvier 2001 : ‘’A l’origine, Girondins et Jacobins n’étaient que deux factions qui se disputaient le pouvoir,…. En outre, il leur arrivait de partager le même vocabulaire et d’échanger leurs arguments. La République ? « C’est elle qu’il faut envisager sans cesse, avec l’entière abstraction de tout lieu et de toute personne ». Quel exalté parle ici ? Chevènement ? Pasqua ? Mais non, c’est Buzot, pur Girondin……. Il faut donc réviser nos réflexes. Les Girondins ont tous été Jacobins à un moment quelconque, si on entend par là l’appartenance au Club de la rue Saint-Honoré ; Jacobins aussi si on définit le jacobinisme par le patriotisme exclusif et le rêve fiévreux d’une France guerrière rédemptrice de l’humanité ; Jacobins encore, au moins jusqu’au procès du roi, par leurs provocants défis à la royauté ; Jacobins toujours par leur obsession du complot. Mais la pièce centrale du procès qui les a conduits à l’échafaud n’appartient qu’à eux : le fédéralisme est dans notre mémoire leur vraie fiche d’état-civil. Les Girondins avaient-ils voulu fédéraliser la France ? Ce qui donne de la consistance à la charge, c’est la révolte qui, après le coup de force du 2 juin 1793, dresse une trentaine de départements contre la Convention : celle-ci vient d’exclure et de promettre à la mort vingt-deux députés girondins. L’insurrection est pourtant vite réprimée, circonscrite à quelques grandes villes, et on y chercherait en vain un esprit de dissidence régionale : les départements ne s’étaient associés que par haine de Paris, des exactions jacobines et des hommes en qui elles s’incarnaient. Ils n’étaient animés d’aucun projet séparatiste, ne récusaient pas l’existence d’un centre national….Girondins et Jacobins étaient convaincus que l’esprit de la révolution réside dans la force de s’arracher à l’horizon villageois …Ni chez les uns, ni chez les autres, il n’y avait de tendresse pour les libertés locales’’. Dans le « Dictionnaire critique de la Révolution française », Yann Fauchois a écrit : ‘’On voit généralement dans la période qui suit le 9 Thermidor le démantèlement du gouvernement révolutionnaire. Les Thermidoriens pourtant, comme les Girondins revenus, ne seront pas moins centralistes que les Jacobins déchus’’ (page 80).

En fait, le fédéralisme des Girondins n’a été qu’accusatoire ; ce sont les Jacobins qui ont répandu cette fausse information pour dénigrer leurs frères ennemis. Buzot fut le seul Girondin ayant eu une réelle sympathie pour le fédéralisme états-unien. A fortiori, les Girondins n’ont jamais plaidé en faveur d’une société autogestionnaire ; ils ont été, tout comme les Jacobins d’ailleurs, y compris ceux de 1793, de chauds partisans du libéralisme économique.

Ceci dit, ils ont eu le mérite d’avoir exigé que tous les Français, ceux de Paris mais aussi ceux de tous les départements, puissent participer également à la prise des décisions politiques et d’avoir dénoncé la tyrannie exercée par les sections parisiennes, ce qui n’est pas rien. Mais, les Girondins, qui dominaient l’Assemblée en 1792, furent les chantres de la guerre révolutionnaire (Denis Richet ; « Dictionnaire critique de la Révolution française » ; Institutions et créations ; page 53), contrairement à Robespierre d’ailleurs qui était beaucoup plus prudent.

La source de l’égalitarisme moderne

 L’idée d’égalité était très présente dans le discours révolutionnaires mais elle concernait surtout l’égalité juridique et politique ; toutefois, les révolutionnaires adhérèrent fréquemment à l’idée de la « table rase », selon laquelle les humains naissent sans prédispositions et deviennent ce qu’ils sont du seul fait de l’éducation. Helvétius avait déjà posé les prémisses de l’égalitarisme moderne avant la Révolution ; Daniel Mornet écrit ainsi : ‘’Helvétius affirmait, comme bien d’autres avant lui, l’influence profonde du milieu sur l’esprit des êtres humains. A la naissance, tous les esprits sont une table rase, c’est-à-dire que tous les esprits se ressemblent. Les différences si profondes qui marquent les esprits, quand on se promène non seulement à travers un pays, mais à travers l’Univers, viennent uniquement de l’éducation, soit l’éducation directe, soit l’éducation indirecte donnée par le milieu, les mœurs. On peut donc, par une éducation bien comprise, former les esprits que l’on veut et il dépend des éducateurs de préparer des sociétés paisibles et heureuses’’ et il ajoute, toujours à propos d’Helvétius : ‘’ la matière de tous les hommes est partout la même, c’est la différence des sensations reçues, de l’éducation qui fait la différence des hommes ‘’ (‘’Les origines intellectuelles de la Révolution française’’). Il faut noter que l’ « égalité de nature » figure dans l’article trois de la déclaration ‘’montagnarde’’ de 1793 : ‘’Tous les hommes sont égaux par nature et devant la loi’’. La distinction y est nette entre les deux types d’égalité, à la différence de ce qui figure dans les autres déclarations.

Cette idée fausse est à l’origine de l’idée de l’égalité de nature qui a connu un immense succès dans les milieux progressistes au XXe siècle. Cette idée a eu (et a encore bien que de moins en moins) des conséquences considérables ; nous avons subi un véritable matraquage égalitariste depuis 1945 (surtout depuis 1968) et les pédagogues ont mis en place des méthodes sensées permettre d’atteindre cet idéal d’égalité absolue, sans succès et en affaiblissant considérablement le niveau de connaissances de nos écoliers, collégiens, lycéens et étudiants. L’idée d’une égalité de nature entre tous les humains a été totalement infirmée par la biologie, la médecine et la psychologie mais les médias et les milieux de l’enseignement et de la psychologie restent très imprégnés de cette croyance sans fondements. Le psychologue états-unien Robert Plomin, qui enseigne au King’s College de Londres, a expliqué dans un livre récent (« L’architecte invisible ») que la part de l’inné dans les caractéristiques psychologiques est la plus importante, suivie dans l’ordre d’importance par la part des aléas (dont des aléas biologiques et génétiques non héréditaires), lesquels ne sont pas maîtrisables, et enfin par l’environnement familial, scolaire et socio-économique qui est faible. Selon lui, l’intelligence est conditionnée par la génétique à hauteur de 50%, la réussite scolaire et l’aptitude verbale à hauteur de 60%, la personnalité à hauteur de 40% et l’autisme à hauteur de 70%. En moyenne, l’héritabilité des traits psychologiques et comportementaux est de 50%, les aléas étant responsables de 40% et l’environnement familial et scolaire de 10% seulement. Le psychologue canadien Steven Pinker, qui est professeur de psychologie à Harvard, à Stanford et au MIT, pense la même chose.

Précisons que les inégalités naturelles ne doivent pas servir à justifier des inégalités économiques considérables ou, pire encore, des inégalités politiques et juridiques. Le fait d’être mieux pourvu que d’autres en matière de compétences cognitives est le fait du hasard et nul n’a de mérite à avoir bénéficié d’une bonne combinaison à la loterie génétique. Par contre, savoir que parmi les enfants, certains apprennent plus vite voire beaucoup plus vite que d’autres a de l’importance quant aux méthodes éducatives qui doivent être déployées. La croyance dans l’égalité naturelle, qui est très répandue dans les milieux enseignants français, a abouti à un nivellement par le bas qui est désastreux et dont les lourdes conséquences vont se faire sentir pendant longtemps. Il faudrait, au contraire de ce qui a été fait depuis 50 ans, mettre en œuvre une éducation différenciée et adaptée aux aptitudes réelles des élèves qui permettrait à chacun d’entre eux de concrétiser au mieux ses aptitudes, d’aller jusqu’au bout de ses possibilités.

Quant à l’égalité économique, elle n’a été que très peu mise en avant au cours de la Révolution, hormis par Babeuf et une partie des sections parisiennes, ce qui n’est pas étonnant puisque les révolutionnaires ont été avant tout des bourgeois très libéraux pour lesquels la défense de la propriété était essentielle (elle figure en bonne place dans les déclarations successives des droits).

Gracchus Babeuf fut un acteur mineur de la Révolution française mais il se distingua en organisant la première tentative de révolution égalitariste, la conjuration des Égaux. A défaut d’avoir réussi à convaincre un large public, il transmit, via Buonarroti,  son idéologie égalitariste et communiste aux premiers socialistes français qui commencèrent à s’organiser sous la Restauration.

L’idée d’égalité juridique et politique est au centre de la pensée républicaine ancienne mais pas l’idée d’égalité naturelle des talents, qui est par contre très présente chez certains libéraux dont John Locke, ni l’égalité économique absolue. Ceci dit, l’idéal républicain ancien est celui d’une société de petits propriétaires dont aucun n’aurait les moyens de s’imposer aux autres citoyens ; car, quand cela est possible, les plus riches, ou au moins une partie d’entre eux, ne peuvent s’empêcher de dominer arbitrairement les autres. Or, une vraie république ne saurait tolérer quelque arbitraire que ce soit, or, nous subissons de plus en plus la domination arbitraire des très riches qui, après avoir tenté de démanteler les États dans une perspective typiquement libérale, ont changé leur fusil d’épaule et cherchent désormais  à piloter l’activité des États et la vie politique en achetant les médias et en sponsorisant les candidats de leur choix. Cette situation, qui ne dérange pas les libéraux, ne peut que révolter les vrais républicains. Les inégalités économiques deviennent un problème politique de fond quand elles sont excessives.

Les origines du socialisme

Pour que ce tour d’horizon des idées révolutionnaires soit complet, il faut évoquer Gracchus Babeuf qui est à l’origine des courants socialistes et communistes. Le courant socialiste, qui compta de très nombreux sous-courants, a eu un réel succès intellectuel entre 1830 et 1917 puis un succès politique entre 1917 et 1990 avant de se rallier de façons variées au marché et au libéralisme ; les communistes eurent leur heure de gloire entre 1917 et 1990, date à laquelle les désastres qu’ils ont provoqués devinrent évidents. Les uns et les autres se sont toujours considérés comme les héritiers de la Révolution mais des héritiers qui auraient abandonné certaines idées portées par les ténors de la Révolution (la propriété, notamment) et qui auraient poussé l’idée de volonté générale à sa plus extrême interprétation : ‘’Mais derrière l’exaltation de la volonté du peuple une et indivisible, on retrouve, comme chez les Jacobins, et plus encore si c’est possible, la justification de la dictature : celle des seuls vrais interprètes de cette volonté souveraine, les révolutionnaires les plus purs, les Égaux……La dernière vague de l’extrémisme jacobin – et sans doute la seule synthèse intellectuelle de la passion égalitaire de ces temps – élabore ici la théorie du putsch révolutionnaire, essentielle à l’intelligence du XIXe siècle et du XXe siècle. L’histoire des sociétés secrètes de l’Europe du traité de Vienne trouve là son origine, aussi bien que la tradition révolutionnaire russe, du populisme au bolchevisme’’ (François Furet ; « Dictionnaire de la Révolution française ; Babeuf ; pages 34 et 35). Babeuf a été influencé par Gabriel de Mably (1709-1785) et Étienne Morelly (1717-1778) mais il fut celui qui transforma l’idée communiste en mouvement, ce que Marx lui accorda en 1845 : ‘’Le mouvement révolutionnaire qui commença en 1789 au Cercle social, qui eut pour représentants principaux, au milieu de son évolution, Leclerc et Roux, et finit par succomber un instant avec la conspiration de Babeuf, avait fait éclore l’idée communiste que Buonarroti, l’ami de Babeuf, réintroduisit en France après la révolution de 1830’’ (« La Sainte Famille »). Ne se contentant pas d’une limitation des écarts de richesse, Babeuf et les babouvistes voulurent faire disparaître totalement la propriété privée et mettre en commun toutes les terres. Nous savons maintenant que c’est une très mauvaise idée. Les héritiers de Babeuf bâtirent des États totalitaires dont les systèmes économiques furent très médiocres.

Le babouvisme fut un courant très minoritaire au sein du mouvement révolutionnaire ; l’idéologie de la Révolution française fut libérale au plan philosophique et politique mais aussi au plan économique.

Même s’il est avéré que certains révolutionnaires eurent d’éphémères velléités de limiter les inégalités économiques et que l’idée d’un secours public aux indigents fut assez répandue dans leurs rangs, tout particulièrement au sein de la sans-culotterie, il n’en reste pas moins vrai que les chefs Jacobins écartèrent avec vigueur toute perspective de loi agraire et rejetèrent l’idée d’un maximum des fortunes, selon Bernard Manin (« Dictionnaire critique de la Révolution française »). La Révolution française fut fondamentalement bourgeoise et libérale, malgré l’embardée totalitaire de  1793-1794. Quant au socialisme, il est lui aussi fondamentalement individualiste bien qu’il ait été collectiviste au XXe siècle, cela peut sembler paradoxal, mais, Jaurès pensait que le socialisme est ordonné à l’émancipation de l’individu. L’individu des socialistes est, comme celui des libéraux, un être de nulle part, sans racines et sans appartenance autre que l’appartenance au genre humain. L’individualisme peut être associé à l’inégalité de richesses (cas du libéralisme) ou, au contraire, à l’égalité économique (cas du socialisme). Dans les deux cas, il n’y a rien entre l’individu et l’humanité dans son entièreté ; ainsi, pour le socialiste Jean Jaurès, Le but, c’est l’affranchissement de tous les individus humains. Le but, c’est l’individu’’ (« La revue de Paris » du 1er décembre 1898) et ‘’Le socialisme est l’individualisme logique et complet’’ (« Socialisme et liberté »). Victor Basch pensait que ‘’l’individualisme conséquent mène au socialisme’’ (« L’individualisme anarchiste ») et pour Oscar Wilde, ‘’l’individualisme est ce que nous voulons atteindre par le socialisme’’ (« L’âme humaine et le socialisme »). Saint-Simon et Proudhon étaient eux aussi des individualistes (cf Jacques Julliard ; « Les gauches françaises ») et le sociologue socialiste Durkheim à écrit qu’ ‘’Il faudrait montrer que l’individualisme, quoi qu’on fasse, est notre seule fin collective ; que loin de nous disperser, il est le seul centre possible de ralliement….’’ (Lettre à Célestin Bouglé). Le socialisme n’est donc pas opposé à l’individualisme, bien au contraire, mais les socialistes pensaient pouvoir construire une société individualiste en empruntant un autre chemin que les libéraux.

Soulignons le fait que Jaurès croyait qu’une société individualiste pourrait être aussi une société solidaire !  Nous retrouvons à un siècle de distance une contradiction similaire à celles qui ont écartelé les révolutionnaires.

Ceci dit, il faut noter qu’à partir de 1917, une vague d’anti-individualisme va suivre l’expansion des partis communistes lesquels, tout en conservant l’idée d’un homme générique libéré de tout attachement national ou ethnique, dénoncèrent l’individualisme bourgeois. Après 1990, l’échec des régimes communistes étant devenu évident, les membres des partis communistes ont renoué avec l’émancipationnisme issu de la philosophie des Lumières et de l’idéologie de la Révolution française.

Quant à Marx, qui n’avait pas imaginé des États du type soviétique, loin s’en faut, il avait rêvé d’une société sans État, parfaitement utopique, dans laquelle les individus auraient été totalement émancipés et désaliénés. La grande différence de la pensée marxienne avec le libéralisme, dont Marx s’est inspiré au départ de sa réflexion, réside dans l’idée que l’émancipation, la désaliénation dans son langage, doit aller jusqu’à la disparition des classes sociales, de la classe des propriétaires, donc de la propriété et de l’État qui, selon lui, est toujours au service d’une classe sociale. Marx pensait le plus grand bien de la destruction des cultures traditionnelles et de leur remplacement par la culture libérale des impérialistes occidentaux ; il avait parfaitement compris que cette culture était éminemment révolutionnaire. Les socialistes du XXe siècle, imprégnés de marxisme, ont versé eux aussi dans l’anti-individualisme mais ils ont très rapidement renoué avec l’individualisme après 1990 (en France, la période « collectiviste » des socialistes ne dura que de 1981 à 1983).

Concernant le socialisme, il faut garder à l’esprit sa dimension fondamentalement utopique ; ‘’ …le socialisme est apparu en France sous la forme de l’utopie. Les conséquences en sont visibles jusqu’à nos jours ; elles ont continué à modeler les mentalités. De quelle façon ? D’abord en donnant la priorité à l’abstraction, par rapport à l’observation empirique. Lorsque Rousseau, dans le deuxième Discours décide d’ « écarter tous les faits », il nous plonge en pleine abstraction idéologique, loin des leçons du réel et de l’héritage du passé’’ (Jacques Julliard ; « Les gauches françaises » ; page 629). Les socialistes ont toujours été de purs idéologues qui ont imaginé des sociétés utopiques, qui ont tourné le dos à la réalité, tout comme le faisait Rousseau, et qui ont toujours envisagé non pas de réformer la société mais d’en créer un type radicalement nouveau ; ‘’…le but final du socialisme n’est pas de transformer la société en l’améliorant, mais bel et bien de changer de société. Le socialisme français ne s’est jamais contenté d’être une position politique particulière, au milieu de beaucoup d’autres ; le socialisme français est une sociogonie, ce qui l’apparente à une démarche démiurgique et religieuse’’. (Jacques Julliard ; « Les gauches françaises » ; page 631).

Les socialistes et les communistes ont eu raison de prendre en compte les souffrances des classes dominées, c’est leur grandeur, et il faut reconnaître que leurs combats ont permis des améliorations des conditions de vie des classes défavorisées mais l’idéologie communiste a été à l’origine d’autres souffrances, plus grandes encore , et même de crimes de masse.  Quant au social-démocratisme, qui n’a pas de crimes à son actif et qui a su allier prospérité et justice sociale, en Scandinavie notamment, il a tous les défauts du libéralisme ou presque (mondialisme, individualisme, immigrationnisme..…). Cependant, il faut noter que les sociaux-démocrates danois mènent depuis peu une politique d’arrêt de l’immigration qui est motivée par leur crainte justifiée d’un effondrement de leur modèle social.

André Tardieu : un analyste critique et républicain de la Révolution française

Avant de conclure, il me semble nécessaire de rendre hommage à un intellectuel qui fut aussi un homme politique de premier plan et qui est oublié de nos jours : André Tardieu.

Les éditions Perrin, ont republié en 2019 le livre de Tardieu qui est intitulé « Le souverain captif – La révolution à refaire » ; ce livre, écrit en 1936, était épuisé depuis fort longtemps. Perrin a édité la même année un ouvrage de Maxime Tandonnet  qui est consacré à André Tardieu (député, ministre et Président du Conseil à la fin des années 1920 et au début des années 1930). Il semble que la pensée du « Mirobolant » ait fortement influencé le futur général de Gaulle ; selon Maxime Tandonnet, le Général aurait trouvé dans ses écrits les principes essentiels de la constitution de la Ve République.

Elève brillantissime, André Tardieu remporta une douzaine de prix au concours général de 1893 avant d’être reçu premier au concours d’entrée à l’école normale supérieure et à celui du Ministère des Affaires Etrangères. Il choisit les Affaires Etrangères. Issu de la grande bourgeoisie parisienne, il demanda à être mobilisé dans l’infanterie, pendant la première guerre mondiale. Il découvrit dans la boue des tranchées le peuple français, qui était alors très largement un peuple de paysans-soldats. De cette expérience, il conserva un indéfectible sentiment de fraternité pour ses compatriotes des classes populaires. Chroniqueur de politique étrangère au ‘’Temps’’, il sera remarqué par Clémenceau qui en fit un de ses conseillers à la fin de la première guerre mondiale. Plus tard, il devint un proche de Poincaré.

André Tardieu, qui avait accédé très rapidement au sommet des fonctions politiques, abandonna la vie politique en 1934 parce qu’il se disait dégoûté par les mœurs et la médiocrité de la caste politicienne et parce qu’il souhaitait mener une réflexion sur les vices du régime politique issu de la Révolution française. Cette réflexion fut sans concession et visa très juste mais, à la différence de ces gens de droite qui par dégoût du régime parlementaire de la IIIe République, ou par le régime républicain lui-même, se rangèrent aux côtés des partisans des totalitarismes, André Tardieu resta fidèle à l’idée républicaine tout en dénonçant ce qu’il y a de nocif dans l’idéologie de la Révolution française. Ce choix peut sembler paradoxal mais il ne l’est pas.

Le moins que l’on puisse dire est qu’André Tardieu n’était pas tendre avec les principaux acteurs de la Révolution française, pas plus qu’il ne l’était d’ailleurs avec les intellectuels qui les influencèrent, en particulier Rousseau. Il les accusait d’avoir fait preuve d’un orgueil démesuré qui s’exprimait notamment par leur volonté de « régénérer » l’humanité. Il écrivit : ‘’ Le XVIIIe siècle est le siècle de l’orgueil poussé jusqu’à la vanité. Il l’est dans ses penseurs, comme dans ses hommes d’action. Il date de lui-même les débuts de l’histoire humaine. Aucune autorité n’arrête son jugement. Un fou alcoolique, comme Marat, pourra écrire, sans être fouetté, qu’il croit avoir épuisé toutes les combinaisons de l’esprit humain sur la morale, la philosophie et la politique. Un cuistre, comme Robespierre, étendre au peuple entier l’infaillibilité qu’il s’attribue. Et tous les autres sont pareils’’ (« Le souverain captif » ; page 77).

Il leur reprochait, à juste titre, d’avoir imaginé un homme façonnable à volonté et exempt de toutes prédispositions psychologiques et comportementales innées : ‘’On a donc inventé l’homme naturel, naturellement bon et toujours perfectible. En lui prêtant, de naissance, les vertus qu’il s’agit de créer, on est sûr de ne pas se tromper. Cet homme primitif ne sera qu’une abstraction détachée du réel ; un signe algébrique toujours interchangeable. On ne lui connaîtra ni parents, ni famille, ni patrie. Il ne s’en prêtera que mieux à s’insérer dans les théorèmes, dont est formé le Contrat social’’ (« Le souverain captif » ; page 80)André Tardieu avait bien compris que l’idéologie révolutionnaire était furieusement hostile à toute forme d’enracinement et d’appartenance communautaire.

Il dénonçait la fureur progressiste qui imposait de tourner le dos au passé et même d’en éradiquer toute survivance et de considérer que l’avenir lui était forcément préférable : ‘’Contre ce qui constitue le passé, -coutume, dogmes, état,- ce sera, désormais, la guerre. Car de ces éléments du passé est faite la dépravation de l’homme naturel, en qui, comme disait Diderot, on a introduit un homme artificiel. Pour retrouver le rocher sous l’alluvion, il suffira de supprimer l’apport des préjugés et de rouvrir, ainsi, la route au progrès. Abolir les mauvaises lois, qui sont la cause des mauvaises mœurs ; faire de nouvelles lois, qui créeront de bonnes mœurs ; tuer la tradition au nom de la raison, c’est le programme. Et voici que retentit l’étonnante apostrophe de Rabaut Saint-Etienne : « Pour rendre le peuple heureux, il faut le renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer les choses, changer les mots : tout détruire ! Oui ! Tout détruire, parce que tout est à recréer »’’ (« Le souverain captif » ; page 83). La même fureur renaîtra en 1917, en Russie cette fois, avec les conséquences que l’on sait.

Tardieu avait identifié le vice originel de l’idéologie révolutionnaire : l’individualisme qui fait passer les intérêts individuels avant l’intérêt général. Pour lui, comme pour les Romains de l’Antiquité, l’amour de la nation (de la Cité) et celui de la république ne font qu’un parce que la république c’est l’amour de la chose publique, de ce qui est commun à tous les membres de la communauté nationale. Il pensait que la vertu républicaine, de nature morale, devait assurer la « prévalence » de l’intérêt général sur les intérêts particuliers et que le civisme était naturellement patriotique.

Le Mirobolant se moquait de ces révolutionnaires qui n’avaient que le mot « liberté » à la bouche mais qui ont édicté les lois les plus liberticides qui soit, notamment la loi des suspects : ‘’Pour frapper la liberté, la Révolution n’a pas attendu la Montagne. C’est sous la Constituante, le 29 juillet 1789, que le représentant Duport propose que soit violé le secret de la correspondance et fait créer le Comité des recherches. C’est à la demande du Girondin Barbaroux, qui est l’auteur de la loi des suspects. Est-ce un Montagnard qui veut que la peine capitale, abolie par la loi, reste applicable aux procès politiques ? Non, c’est Condorcet. Marat en disposition de demander bientôt 260000 têtes, dit que c’est là le despotisme de la liberté. Et Robespierre s’appropriera la formule’’ (« Le souverain captif » ; page 127). L’Empire, qui fut l’issue d’une révolution engluée dans ses contradictions, n’échappe pas non plus à sa critique acerbe : ‘’D’ailleurs, l’arbre se juge à ses fruits et les fruits, c’est le Directoire, c’est le Consulat, c’est l’Empire, par qui va se prolonger, en s’ordonnant, la dictature révolutionnaire. La Révolution, créatrice supposée de la liberté, avait si parfaitement aboli le sens des droits humains que, après elle, les régimes de force s’établiront sans effort’’ (André Tardieu ; «Le souverain captif » ; page 129).

La domination du parlement, qui était conforme à l’esprit des révolutionnaires, l’exaspérait. Il militait pour que le pouvoir exécutif puisse devenir indépendant du pouvoir législatif ; c’est le général de Gaulle qui exauça ses vœux.

André Tardieu était favorable à l’extension du suffrage universel aux femmes, a contrario de tous les héritiers de la Révolution française qui pensaient qu’elles étaient manipulées par le clergé et il reprochait au code Napoléon d’avoir organisé « la servitude totale de la femme ». Il fut aussi un partisan déclaré de la lutte sans concession contre le régime hitlérien dont il avait perçu la haute dangerosité et il avait dénoncé les camps de concentration, l’antisémitisme hystérique et le bellicisme dès 1934 ; enfin, à la différence des héritiers de l’idéologie révolutionnaire, qui lui sont toujours opposés, il était un chaud partisan du référendum, y compris du référendum d’initiative populaire : ‘’Grâce aux formes diverses qu’il revêt, veto, ratification populaire obligatoire, ratification facultative, vote d’initiative, le référendum suisse a toujours utilement freiné les excès de pouvoir des législatures et souvent paré à leurs omissions. Il a constamment apporté le contrepoids de la volonté collective à la volonté des assemblées, toujours prêtes à se constituer, en face de l’exécutif et du peuple, en castes et en oligarchies’’.  ‘’Qu’il suffise, ici, de noter que, si le peuple français avait possédé le référendum, nombre des abus, sous le poids desquels il plie, lui auraient été épargnés. Multiplication des fonctions publiques, des monopoles et des offices ; impôts inquisitoriaux ; lois de forme étatiste sur les retraites ouvrières, les assurances sociales, l’école unique, se seraient heurtées au bon sens des masses. J’ai dit souvent que, si j’avais eu en mains le référendum, je sais bien quand je m’en serais servi’’.

Il était aussi très critique à l’endroit du régime représentatif dans lequel les parlementaires tendent à penser qu’ils sont les détenteurs de la souveraineté : ‘’Ainsi s’est constituée une forme de Gouvernement, auquel je consacrerai le volume qui suivra celui-ci, le gouvernement du despotisme parlementaire, qui est exactement le contraire du gouvernement démocratique et qui, parce qu’il fait les lois se place au-dessus d’elles. Par un régime électoral falsifié dans son principe et dans ses applications, on a substitué la souveraineté parlementaire à la souveraineté populaire’’. Selon André Tardieu, dans un régime parlementaire, le peuple prétendument souverain est captif de la classe politicienne ; son point de vue est toujours d’une grande actualité : ‘’Le référendum pourrait remédier à deux de nos maux : le dessaisissement de l’exécutif et le dessaisissement du peuple au profit d’une aristocratie parlementaire elle-même asservie à des oligarchies d’intérêts particuliers. Cela n’irait pas sans peine. Car ces oligarchies, qui constituent l’armature occulte de notre vie publique, sentiront le danger dont les menacerait cette réforme’’  (André Tardieu ; « L’heure de la décision » ; page 227).

Mirabeau avait prédit dès le début de la Révolution que le système représentatif deviendrait une oligarchie mais il n’avait pas imaginé qu’en plus, il deviendrait une ploutocratie ; André Tardieu en a fait le constat : ‘’Cette démocratie est une ploutocratie……. Le monde de l’argent et le monde de la politique tendent, de plus en plus, à ne faire qu’un. Pouvait-on concevoir, pour la souveraineté populaire, pire humiliation ? ’’ («  Le souverain captif » ; page 260).

André Tardieu fut victime d’un accident cérébral qui le laissa invalide en 1939. On peut le regretter parce que ce brillant esprit était sans doute sur le point d’élaborer une nouvelle mouture du républicanisme classique, cette philosophie politique qui s’incarna en 509 avant JC avec la fondation de la république romaine, et qui compte, entre autres, Cicéron, Machiavel et Harrington, au nombre de ses principaux penseurs.

Conclusion 

L’idéologie de la Révolution française est très différente, voire opposée, à la pensée républicaine ancienne sur des points essentiels.

Tout d’abord, elle est individualiste et même très radicalement individualiste, ce en quoi elle est proche du libéralisme, ce républicanisme dégénéré. Ensuite, c’est une idéologie de l’émancipation totale de l’être humain. L’émancipationisme induit la rupture volontaire et totale avec le passé (« Du passé faisons table rase ») et avec toute communauté, c’est-à-dire la dés-appartenance et le déracinement. Cette idéologie invite à se projeter dans le futur en oubliant tout le passé et ce qui en est issu mais c’est aussi une idéologie qui a amené ses héritiers à détester notre nature parce qu’elle nous impose des limites et des contraintes, ce qui est insupportable pour les obsédés de l’émancipation. C’est cette idéologie qui est à l’origine de la théorie du genre, une de ses manifestations contemporaines les plus emblématiques. Émancipation à l’égard du passé, émancipation aussi à l’égard des communautés historiques ; l’émancipationnisme des révolutionnaires se traduit de nos jours par le mondialisme et le multiculturalisme de leurs héritiers libéraux, socialistes et communistes.

Les révolutionnaires n’ont pas eu que de mauvaises idées ; ils en ont aussi porté de bonnes  comme le refus de l’arbitraire (mais ils ont pratiqué l’arbitraire au plus haut point), l’égalité politique et juridique des citoyens (mais ils ont exclu une partie de la population, les nobles, les ecclésiastiques et tous ceux qui ne pensaient pas comme eux), les libertés de pensée, d’expression et de croyance (mais ils ont foulé aux pieds toutes ces libertés). Par contre, ils ont sacralisé les droits de l’individu souverain et désengagé, ils ont voulu faire table rase du passé et fabriquer un homme nouveau, ils ont fait de la nation un collectif idéologique de partisans des idées révolutionnaires et ils ont haï leurs adversaires au point de les anéantir physiquement. Ils ont introduit l’idée de l’émancipation totale de l’individu, une idée lourde de conséquences, encore de nos jours, ainsi que les deux idées intimement liées que sont la « volonté générale » et la « souveraineté populaire» lesquelles sous-tendent la nature tyrannique et criminelle de la Révolution. La Révolution française a un lourd passif et son idéologie très particulière n’a que très peu de rapport avec le républicanisme ancien. L’idéologie révolutionnaire est un syncrétisme incohérent concocté à partir d’une grosse dose de libéralisme, d’une dose du républicanisme très particulier de Rousseau et d’un zeste de républicanisme ancien. La modernité touche à sa fin et la modernité c’est fondamentalement l’individualisme et d’une façon plus large, le progressisme. Pour l’après-modernité, nous devons imaginer un  républicanisme postmoderne qui ne doit être ni individualiste ni holiste ; il doit viser à établir un équilibre entre nos nécessaires libertés personnelles et nos devoirs communautaires (familiaux, nationaux…). Ce républicanisme postmoderne doit viser à la dissolution de l’arbitraire et non pas à l’arasement de toutes les dominations ; certaines dominations sont nécessaires, celles des parents sur leurs enfants, des maîtres sur leurs élèves, de l’État sur les citoyens…. et s’il est parfois nécessaire de se libérer de certaines dominations, la recherche frénétique d’une émancipation totale ne peut que mener à la dissolution de nos sociétés.

Le républicanisme postmoderne que nous ébauchons dans nos articles ne doit rien à l’idéologie de la Révolution française à laquelle il n’emprunte rien. Cependant,  l’un et l’autre partagent certaines idées (absence d’arbitraire ; égalité politique et juridique ; libertés de pensée, de s’exprimer et de contester, notamment). Le philosophe italien Maurizio Viroli, qui enseigne à Princeton,  a écrit que le libéralisme est un républicanisme appauvri ; selon lui, tout ce qui a de la valeur dans le libéralisme vient du républicanisme ; on peut ajouter que tout ce qui est pernicieux dans le libéralisme est propre au libéralisme. Le libéralisme est un rejeton du républicanisme qui a certains traits du républicanisme mais, du fait de la mutation individualiste, il en est un rejeton monstrueux. Il en va de même avec l’idéologie de la Révolution française parce que celle-ci est, pour l’essentiel, libérale et individualiste.

BG
Author: BG

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