Machiavel : un penseur républicain

Cet article est consacré à un intellectuel de premier plan, le Florentin Nicolas Machiavel (1469 – 1527)qui fut l’auteur du livre très connu et très commenté qu’est « Le Prince » ; il participa au gouvernement de la république de Florence comme Secrétaire de la Seigneurie (le gouvernement florentin) et comme diplomate. Il fut surtout un penseur dont les analyses étaient très pénétrantes et dont l’ouvrage le plus connu n’est pas celui auquel nous accordons le plus d’importance. Machiavel fut un des grands penseurs républicains et c’est dans ses « Discours sur la première décade de Tite-Live », qu’il exposa sa théorie du républicanisme ; il élabora cette dernière à partir d’une analyse des institutions de la république romaine pour laquelle il avait une grande admiration.

Un Florentin républicain et patriote

Indiscutablement Machiavel fut, avec Cicéron, un des grands penseurs républicains ; pour lui, il ne faisait aucun doute que le Bien commun n’était défendu que dans les républiques : ‘’Mais ce qui est plus merveilleux encore, c’est celle à laquelle s’éleva Rome après l’expulsion de ses rois. Ces progrès sont faciles à expliquer : c’est le bien général et non l’intérêt particulier qui fait la puissance d’un Etat ; et, sans contredit, on n’a en vue le bien public que dans les républiques : on ne s’y détermine à faire que ce qui tourne à l’avantage commun et si, par hasard, on fait le malheur de quelques particuliers, tant de citoyens y trouvent de l’avantage qu’ils sont toujours assurés de l’emporter sur ce petit nombre d’individus dont les intérêts sont blessés’’ (Discours, livre II, chapitre II). Contrairement à ce que peut laisser penser la seule lecture du « Prince », ouvrage dans lequel il donnait des conseils, dont certains étaient moralement condamnables, à celui qui pourrait sauver Florence du désastre, Machiavel n’était pas un partisan de la tyrannie comme le pensait mon professeur de philosophie de classe terminale, mais, au contraire, un fervent partisan du pouvoir populaire. Le « Prince » a suscité d’innombrables interprétations dont beaucoup étaient fausses ; Rousseau, par exemple, pensait, à juste titre, que Machiavel était républicain mais il était persuadé que cet ouvrage était une satire du pouvoir personnel, ce qu’il n’était pas. En fait le « Prince » a été écrit à un moment où l’indépendance de la république de Florence, et au-delà celle de l’Italie, était en jeu ; Machiavel pensait que pour sauver sa patrie il fallait qu’un homme fort prenne le pouvoir et n’hésite pas à utiliser tous les moyens, y compris les plus discutables du point de vue moral, pour éviter la domination des Barbares (Français, Autrichiens et Espagnols). L’homme auquel il pensait était Laurent II de Médicis, le père de Catherine de Médicis. Pour sauver la patrie menacée de disparition, tous les moyens étaient bons pour Machiavel, parce que, pour lui, l’indépendance de la patrie était la valeur politique suprême sans laquelle il ne peut y avoir de liberté politique. Pour sauver sa patrie du naufrage, il pensa qu’une transition par un régime personnel fort était nécessaire pour restaurer son indépendance avant de pouvoir rétablir le régime républicain. On peut dire que dans sa hiérarchie personnelle des valeurs, la patrie était située au sommet et que la république venait immédiatement après, ce qui n’est pas sans rappeler le général de Gaulle qui, lui aussi, plaçait la France au sommet et l’État, c’est-à-dire les institutions politiques, un cran au-dessous. Notons que, contrairement à une légende tenace, le Florentin n’a jamais écrit que « la fin justifie les moyens » ; il n’y a aucune trace de cette phrase dans ses écrits comme l’ont souligné Maurizio Viroli et Gérald Sfez. Par contre, on peut dire que pour lui, dans les affaires politiques, la fin peut justifier des moyens moralement contestables lorsque le pays est confronté à une situation critique et qu’on ne peut faire autrement. De même, il n’avait pas de goût pour la guerre mais il savait que certaines circonstances l’imposaient : ‘’Je suis éloigné de penser qu’il ne faut jamais employer la force et les armes, mais il faut n’y avoir recours qu’à la dernière extrémité et à défaut d’autres moyens’’ (Discours, livre second, chapitre XXI).

Comme Aristote, Machiavel pensait que le peuple, pris dans son ensemble, est plus raisonnable qu’une minorité aussi brillante soit-elle : ‘’Je conclus donc, contre l’opinion commune qui veut que le peuple, lorsqu’il domine, soit léger, inconstant, mobile, ingrat ; et je soutiens que ces défauts ne sont pas plus naturels aux peuples qu’aux princes. Les en accuser également est vérité ; en excepter les princes, c’est erreur ; car un peuple qui commande et qui est réglé par des lois est prudent, constant, reconnaissant autant et même, à mon avis, plus qu’un prince même réputé sage. D’un autre côté, un prince dégagé du frein des lois sera ingrat, changeant, imprudent même, plus qu’un peuple placé dans les mêmes circonstances que lui. La différence de nuance qui existe entre eux ne vient pas de la diversité de leur naturel qui est absolument le même, et qui ne pourrait avoir que des différences à l’avantage du peuple, mais bien du plus ou moins de respect que le peuple et le prince ont des lois sous lesquelles ils vivent. Or, si vous examinez le peuple romain, vous le verrez pendant quatre cents ans ennemi de la royauté, passionné pour le bien public et pour la gloire de la patrie : mille exemples appuient cette vérité………Mais quant à la prudence et à la stabilité, je soutiens qu’un peuple est plus prudent, plus constant et meilleur juge qu’un prince. Ce n’est pas sans raison qu’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit l’opinion publique pronostiquer les événements d’une manière si merveilleuse qu’on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir et les biens et les maux’’ (Discours, livre I, chapitre LVIII).

Maurizio Viroli, qui enseignait la philosophie politique à Princeton et qui est un des meilleurs connaisseurs contemporains de la pensée machiavélienne, a écrit : ‘’Pour Machiavel, la liberté est la plus haute et la plus précieuse des valeurs politiques. En plein accord avec la théorie politique républicaine classique et avec les républicains florentins du Quattrocento, il entendait la liberté politique comme absence de domination. Selon lui, les hommes sont libres quand ils ne sont pas dominés par un tyran ou par une oligarchie qui impose sa volonté arbitraire. La même définition s’applique aux cités et aux peuples : une cité ou un peuple est libre quand elle/il est indépendant de la volonté d’autres cités et d’autres peuples’’ (« How to read Machiavelli » ; page 76). Nous retrouvons là la notion romaine de « Libertas », avec ses deux dimensions, patriotique et civique (indépendance de la cité et absence de domination arbitraire à l’intérieur de la cité), qui fut l’idée centrale des fondateurs de la république romaine laquelle était, pour Machiavel, un modèle.

Machiavel, qui était un partisan intransigeant de la liberté politique entendue comme absence de domination arbitraire, était hostile à la monarchie et au pouvoir princier : ‘’Pour Machiavel, la liberté politique est incompatible avec le gouvernement monarchique ou princier parce que les sujets sont exclus de la participation aux délibérations souveraines et à la nomination des magistrats’’ (Maurizio Viroli ; « How to read Machiavelli » ; page 77).

Il était donc, sans l’ombre d’un doute, un républicain passionné mais le moins que l’on puisse dire est que le Secrétaire était un patriote tout aussi enflammé. Ainsi, il écrivit à son ami Vettori : ‘’J’aime ma patrie plus que mon âme’’ (Lettre à Francesco Vettori du 16 avril 1527) et, pour lui, ‘’Le point essentiel qui doit l’emporter sur tous les autres, c’est d’assurer son salut et sa liberté (nota : ceux de la patrie)’’ (Discours, livre III, chapitre XLI). Tout est dit, en deux phrases.

Pour lui, il allait de soi que l’être humain n’est pas cet homme délié imaginé par les philosophes libéraux ou socialistes (l’homme délié des socialistes est, le plus souvent, absorbé dans un collectif d’hommes sans autre appartenance que sociale) mais un être social qui a un besoin vital d’appartenance à une communauté (il y a bien sûr des exceptions ; certains humains n’ont pas un tel besoin mais ils sont minoritaires). Certains ont pensé que le Secrétaire était un pré-libéral, ce qui ne tient pas parce que l’individualisme lui était totalement étranger, or l’individualisme est l’idée centrale du libéralisme. Le philosophe Denis Collin a écrit : ‘’Pour Machiavel, la liberté de l’individu est inséparable de la liberté de sa cité, d’où le caractère étrange que revêt aux yeux des « Modernes » la conception machiavélienne de la liberté. Les théoriciens du droit naturel et du contrat social construisent des fictions, celle de l’homme à l’état de nature qui devient membre de la société grâce au « contrat social ». Ces fictions sont étrangères à Machiavel qui ne conçoit l’homme que comme membre d’une communauté. Le vivere civile a un cadre bien défini, celui d’une petite république ou celui d’un Etat-nation constitué. Le cadre dans lequel Machiavel pense la politique est celui d’Etats séparés qui tentent de maintenir leur propre existence et leur propre liberté sur la scène des relations entre nations, entre peuples, entre entités politiques – principautés ou républiques. Par conséquent, l’idée d’un homme « cosmopolite » arraché à ses attaches historiques lui est aussi étrangère que celle de l’individu comme atome isolé’’ (« Comprendre Machiavel » ; page 225). Par « vivere civile », Machiavel entendait « une vie libre dans une cité libre ».

Machiavel : un Florentin fasciné par la république romaine

Le Florentin aurait pu s’intéresser à la philosophie grecque, à celle d’Aristote en particulier, mais c’est la république romaine qui retint son attention. Il n’aimait pas les constructions abstraites auxquelles il préférait les leçons de l’histoire : ‘’Les hommes sages disent avec raison que, pour prévoir l’avenir, il faut consulter le passé, parce que les événements de ce monde ont en tout temps des rapports bien marqués avec ceux des temps qui les ont précédés. Produits par des hommes qui sont et ont toujours été animés des mêmes passions, ils doivent nécessairement avoir les mêmes résultats…….Ce qui doit porter à juger de l’avenir par le passé, c’est de voir une nation conserver si longtemps le même caractère, être constamment avare ou de mauvaise foi, et développer sans cesse les mêmes vices ou les mêmes vertus’’ (Discours, livre III, chapitre XLIII). Son idéal républicain n’était pas une construction utopique mais un constat empirique ; c’est de l’histoire de Rome rapportée par Tite-Live qu’il tira des enseignements sur la grandeur du républicanisme.  Mauririzio Viroli abonde totalement dans le sens du Secrétaire : ’Si les dirigeants politiques de notre époque suivaient la croyance de Machiavel selon laquelle la vraie sagesse politique est basée sur la connaissance du passé et non sur des principes abstraits ou des modèles construits par des philosophes ou des scientifiques sociaux, de nombreuses erreurs dévastatrices auraient été évitées’’ (Maurizio Viroli ; ‘’How to read Machiavelli’’ ; page 56). D’une façon générale, Machiavel se méfiait des philosophes auxquels ils reprochaient leurs constructions intellectuelles coupées du réel : ‘’Mais mon intention étant d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait. Et beaucoup se sont imaginé des républiques et monarchies qui n’ont jamais été vues ni connues pour vraies’’ (Le Prince, chapitre XV). Selon lui, et nous partageons son avis, une bonne politique, pour être bonne, doit être congruente avec la nature des êtres humains. Il reprochait aux philosophes de refuser, trop souvent, le monde tel qu’il est et de lui préférer le monde tel qu’ils l’imaginent. Décidément, rien ne change sous le soleil et les partisans du wokisme, qui ignorent volontairement la réalité et qui pensent que les enseignements tirés des recherches scientifiques ne sont que des fariboles, auraient été,  sans aucun doute, l’objet de l’ironie aiguë du Florentin.

Du républicanisme romain, Machiavel a retenu tout d’abord l’idée de « Libertas » comme nous l’avons déjà dit ; indépendance de la Cité, d’une part, et absence de domination arbitraire à l’intérieur de la Cité, d’autre part, ce qui implique l’égalité juridique des citoyens  lesquels étaient protégés des décisions arbitraires des magistrats par un droit de « provocatio » (« provocatio ad populum », appel au peuple).

La participation du peuple à la vie politique était pour Machiavel un principe essentiel du républicanisme romain qui lui convenait parfaitement : ‘’Un tribun, ou tout autre citoyen, pouvait proposer au peuple une loi, et avant qu’elle fût admise ou rejetée, chacun pouvait parler ou pour ou contre avec la plus grande liberté. Cette loi de la constitution romaine était bonne quand il n’y avait que des gens de bien. En effet, il est bon que dans un Etat chacun puisse proposer ce qu’il croit utile au bien général. Il est également bon que chacun puisse examiner ce qui est proposé, afin que le peuple, après avoir entendu tous les avis, se décide pour le meilleur’’ (Discours, livre I, chapitre XVIII). Ceci dit, il pensait, comme Aristote et Cicéron, que la république devait être un régime mixte dans lequel des éléments des systèmes monarchique et aristocratique devaient être associés à la démocratie. Selon lui, un tel régime ne peut que bénéficier des avantages des trois bons systèmes « purs » décrits par Aristote ; en particulier, il génère un équilibre reposant sur la surveillance réciproque des Consuls, du Sénat et de la plèbe : ‘’En effet, quand, dans la même  Constitution, vous réunissez un prince, des grands et la puissance du peuple, chacun de ces trois pouvoirs surveille les autres’’ (Discours, livre I, chapitre II). C’est un tel équilibre qui fait défaut dans notre système politique actuel quand le président refuse que le peuple puisse se prononcer directement par référendum lorsque des changements importants sont envisagés. Il n’était en rien un « démocratiste », il ne pensait pas que tous les hommes possédaient tous les talents que doivent avoir ceux qui gouvernent. Comme l’a écrit le philosophe Denis Collin : ’Tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il faut pour cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais, reprenant ainsi une tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du suffrage du grand nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit nombre des meilleurs. Sous cet angle, il n’y a donc pas de contradiction entre le principe aristocratique et le principe populaire, puisque le premier procède finalement du second ’’ (Denis Collin ; « Comprendre Machiavel » ; page 146). Il n’était donc pas partisan du tirage au sort des magistratures tel qu’il était pratiquée à Athènes et il pensait qu’une élite de gouvernants devait être sélectionnée par le peuple. Le tirage au sort est démocratique et l’élection est aristocratique. La république est un régime mixte ; l’élément monarchique réside dans le pouvoir exécutif dont les détenteurs sont élus par le peuple (les Consuls à Rome) et dans la magistrature dictatoriale ; le pouvoir législatif en est l’élément aristocratique (le Sénat romain et, aujourd’hui, le parlement constitué de représentants élus par le peuple) et le Tribunat de la plèbe en était l’élément démocratique (de nos jours l’institution référendaire qui, à ce jour, est incomplète en France). Machiavel n’aimait pas la république vénitienne, dans laquelle l’élément aristocratique était dominant ; il était partisan d’une « république populaire » (cf Denis Collin) dans laquelle le peuple peut avoir le dernier mot.

Machiavel pensait que la plus importante des innovations romaines fut la création du Tribunat de la plèbe. Nous avons déjà parlé dans un précédent article des tribuns qui disposaient du droit de véto sur toutes les décisions des magistrats, ce qu’on peut comparer au référendum abrogatoire : ‘’Les tribuns du peuple jouissaient à Rome d’une autorité très étendue, mais nécessaire, comme nous l’avons dit plusieurs fois, pour mettre un frein à l’ambition des nobles, qui sans cela eût corrompu la république bien plutôt encore qu’elle ne le fût’’ (Discours, livre troisième, chapitre XI). Notons que dans ce passage, le Secrétaire souligne le danger permanent de domination par ceux qui disposent de beaucoup de moyens, en l’occurrence la classe sénatoriale dont la plèbe se méfiait beaucoup et qu’elle surveillait attentivement tout en acceptant de bénéficier des compétences de ses membres. Dans ses « Discours », il a insisté sur la répression nécessaire des ambitions de la classe sénatoriale : ‘’Je l’ai dit et je persiste toujours dans mon opinion : l’ambition des grands est telle que si par mille voies et mille moyens divers, elle n’est pas réprimée dans un Etat, elle doit bientôt en entraîner la perte. Mais si les querelles à l’occasion de la loi agraire eurent besoin de trois cents ans pour conduire Rome à l’esclavage, elle y eût bien plus promptement été réduite, si le peuple n’avait pas trouvé dans cette loi et dans d’autres objets d’ambition de quoi mettre un frein à l’ambition des nobles’’ (Discours, livre I, chapitre XXXVII). Cette répression des ambitions des puissants est terriblement d’actualité à l’heure où une minorité infime de gens extrêmement riches prétendent nous imposer leurs principes et leur domination parfaitement arbitraire.

Machiavel pensait que les avancées politiques les plus importantes de la Rome républicaine résultèrent des conflits, parfois très durs, au cours desquels la plèbe s’opposa au Sénat. La création du Tribunat résulta d’un tel conflit, qui eût lieu en 494 avant notre ère et qui amena la plèbe à faire la grève de la guerre et à laisser le Sénat seul face aux ennemis de Rome. C’est le très fameux épisode du retrait sur l’Aventin. Notons le lien qu’il y a entre la participation à la guerre et la participation aux décisions politiques ; ce lien est caractéristique du républicanisme, le citoyen étant nécessairement un citoyen-soldat. Nous en parlerons plus loin.

Machiavel ne pensait pas que les sociétés pourraient être totalement « apaisées », comme certains disent de nos jours, parce que, selon lui, le conflit est inhérent à la nature humaine. Le conflit existe d’abord, bien sûr, entre les communautés, les cités, les nations, mais il existe aussi au sein d’un même groupe aussi homogène soit-il. Non seulement, il a fait ce constat qui est parfaitement juste mais, de plus, il pensait que c’est le conflit entre ce qu’il appelait le «popolo minuto» et le «popolo grasso», c’est-à-dire « le petit peuple» et le « peuple gras », les « gros », qui générait les bonnes institutions. Ce point de vue, qu’il acquit en étudiant l’histoire, notamment  l’histoire romaine, et tout particulièrement celle des «sécessions de la plèbe», est peut-être ce qu’il y a de plus original dans la pensée machiavélienne. Il était parfaitement conscient des risques que recèle tout conflit mais, d’une part, c’est, selon lui, le prix à payer pour une amélioration des institutions qui ont besoin de s’adapter aux changements inévitables et, d’autre part, la fonction du politique ne réside-t-elle pas dans la résolution des conflits par l’apport de solutions innovantes ? Oui, bien sûr. Contrairement à ce que pensent les obsédés de l’ordre qui aimeraient pouvoir empêcher toute forme de mouvement social, Machiavel pensait qu’un certain désordre est nécessaire et que c’est de la contestation que naissent les bonnes institutions, c’est-à-dire les plus adaptées à l’état de la société : ‘’Je soutiens à ceux qui blâment les querelles du Sénat et du peuple, qu’ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté, et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruit qu’elles occasionnaient dans la place publique que des bons effets qu’elles produisaient…..Quiconque examinera avec soin l’issue de ces mouvements ne trouvera pas qu’ils aient été cause d’aucune violence qui ait tourné au préjudice du bien public ; il se convaincra même qu’ils ont fait naître des règlements à l’avantage de la liberté’’ (Discours, livre I, chapitre III). Machiavel, à la différence des révolutionnaires, n’était pas un partisan de l’unanimisme, bien au contraire. Rappelons que cet unanimisme, si caractéristique de l’idéologie de la Révolution française, était un sous-produit de l’idée de « volonté générale » et que c’était une idée potentiellement totalitaire et totalement étrangère tant au républicanisme machiavélien qu’au républicanisme romain.

Dans ses « Discours », Machiavel insiste sur la notion de dictature, une notion qui de nos jours a mauvaise presse puisqu’elle a le sens de tyrannie, de régime despotique ou totalitaire. Il n’en allait pas de même dans la Rome républicaine où la dictature était une magistrature accordée pour six mois ; les dictateurs avaient pour mission de résoudre les crises qui pouvaient être internes ou externes. Les Romains y eurent recours un très grand nombre de fois pendant l’ère républicaine : ‘’Les Romains, après avoir eu recours à tous les moyens qu’ils avaient coutume d’employer dans les périls pressants, imaginèrent de créer un dictateur, c’est-à-dire de donner à un magistrat de ce nom la faculté de statuer sans prendre conseil, et, de faire exécuter ses ordonnances sans appel. Cette ressource qui leur fut utile alors, et les fit triompher de tous les périls imminents, leur fut également du plus grand secours dans tous les autres événements critiques où ils se trouvèrent lors de l’accroissement de leur puissance et à quelque époque où la république ait été menacée’’ (Discours, livre I, chapitre XXXIII). Pour Machiavel, cette magistrature était indispensable et son absence pouvait manquer dangereusement à une république en difficulté : ‘’Une république n’est donc jamais parfaite, si les lois n’ont pas pourvu à tout, tenu le remède tout prêt et donné le moyen de l’employer. Et je conclus en disant que les républiques qui, dans les dangers imminents, n’ont pas recours ou à un dictateur ou à de pareils magistrats, doivent y périr infailliblement’’ (Discours ; livre I ; chapitre XXXIV).

A ce sujet, le philosophe Denis Collin a noté que la dictature ne met pas en danger la république et que c’est, au contraire, l’absence d’une telle institution permettant de faire face aux situations exceptionnelles qui contraint les gouvernants confrontés à une telle situation à violer la constitution pour préserver l’État et surtout la communauté nationale et il a ajouté que l’article 16 de la Constitution de la Ve République ‘’peut être interprété comme une résurgence moderne de la dictature : le Président détient pour une période limitée tous les pouvoirs en vue de faire face à une situation exceptionnelle’’ («Comprendre Machiavel» ; page 146). La dictature momentanée (que le Général opposait à la dictature permanente des césaristes et des fascistes), la monarchie républicaine (cf Maurice Duverger), c’est-à-dire les pouvoirs importants accordés au chef de l’État mais sous le contrôle du peuple qui peut s’exprimer directement par référendum, sont  des institutions qui apparentent le gaullisme au républicanisme ancien. L’homme du 18 juin, qui n’a jamais nourri aucune passion pour les Bonaparte et qui pensait que la dictature permanente ne menait à rien de viable (« Mémoires de guerre » ; tome III ; page 278), n’a jamais été en quoi que ce soit un bonapartiste contrairement à ce qu’a écrit René Rémond.

Un penseur « réaliste » qui se méfiait des philosophes

Machiavel a la réputation d’avoir été un penseur réaliste, ce qui n’est pas qu’un cliché. Dans le chapitre XV du « Prince », il définit ce qu’il entend par « verita effetuale de la cosa » (la vérité effective de la chose) ; cette notion est au centre de la conception machiavélienne de la politique : ‘’En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce qu’on devrait faire apprend plutôt sa ruine que sa conversation’’ (« Le Prince ; chapitre XV).

Denis Colin a souligné que l’existence d’une nature humaine était une évidence pour le Secrétaire : ‘’Machiavel appuie, non pas son pessimisme, mais son réalisme foncier sur l’immuabilité des grands traits de la nature humaine’’ (« Comprendre Machiavel » ; page 233). Il avait parfaitement raison ; contrairement à ce qu’ont cru, et croient encore, les progressistes qui pensaient pouvoir améliorer les humains par l’éducation ou que l’être humain est un « self made man » qui s’auto-construit, nous savons qu’il y a une certaine permanence des inclinations psychologiques qui est, pour une part, héréditaire. Par ailleurs, Machiavel ne croyait pas non plus à l’existence d’une égalité de nature entre les hommes : ‘’Je crois, moi, que tout comme la nature a fait aux hommes des visages différents, de même elle les a fait d’entendements (ingegno) différents et de fantaisies (fantasia) différentes. De ceci naît que chacun se gouverne selon son entendement et sa fantaisie’’  (‘’Caprices à Soderini’’) ; par ‘’fantaisie’’, il faut comprendre la capacité de création. Ceci dit, l’inégalité naturelle n’affaiblit en rien son adhésion au principe républicain qu’est l’égalité politique et juridique des citoyens. L’ « equalità » dont parle Machiavel dans l’important chapitre 55 des « Discours » n’est pas l’égalité de nature, ni même d’ailleurs la stricte égalité économique (mais dans les « Discours », livre I , chapitres 17-20, 55 et livre III, chapitre 24, Machiavel suggère que l’inégalité économique génère une inégalité civique).  Comme l’a écrit Marie Gaille-Nikodimov, la république est une communauté de gens inégaux. Le fait d’admettre l’existence d’inégalités naturelles n’implique ni l’adhésion à une idéologie du type strictement aristocratique ni l’acceptation d’inégalités économiques importantes parce que ces dernières inégalités sont perçues très négativement d’un point de vue moral et qu’elles détruisent la cohésion des cités et des nations, ce dont le Florentin était parfaitement conscient (cf Bernard Wicht : « L’idée de milice et le modèle suisse dans la pensée de Machiavel »).

Machiavel était très méfiant à l’égard des philosophes qui ont tendance à voir le monde tel qu’ils aimeraient qu’il soit et non tel qu’il est ; c’est la raison pour laquelle il préféra toujours la Rome républicaine à la Grèce trop éprise de philosophie à son goût. Gérald Sfez a écrit à ce sujet : ‘’Ce passage atteste de la défiance profonde de Machiavel à l’égard de la philosophie : tournée vers la contemplation de la théorie (et non vers l’action), l’oisiveté du philosophe représenterait un péril d’autant plus grand pour faire face aux affaires politiques qu’elle ferait illusion, et d’une manière d’autant plus pernicieuse que cette oisiveté est honnête. Si, pour penser le politique, Machiavel prend exemple sur Rome, il se revendique, par là, d’une tradition qui pense le politique à partir de l’histoire et du droit : ce ne sont pas les poètes qu’il faut chasser, ce sont les philosophes. Dans le conflit entre ces deux pôles de la civilisation que sont Athènes et Rome, Machiavel choisit sans hésitation Rome’’ (« Machiavel et la vérité politique » ; page 3). Spinoza reprendra à son compte ce point de vue machiavélien et se donnera pour but de prendre les hommes comme ils sont et non tels que les philosophes voudraient qu’ils soient.

Gérald Sfez a écrit que ‘’ Machiavel a non seulement tenté de formuler des vérités sur la politique, en repérant l’existence d’invariants et de variables de la politique pour les théoriser et éclairer l’action future comme c’est le cas d’autres penseurs de la politique, mais il a formulé une théorie singulière de la vérité en politique : celle de vérité effective de la chose’’ et il ajoute : ’’ La verità effettuale della cosa représente à coup sûr la signature de la pensée machiavélienne du politique. Le premier caractère de cette idée de la vérité est, bien sûr, l’accent mis ici sur une approche réaliste. Suivre la vérité effective de la chose ou aller droit (andar drieto) à cette vérité [……… ] c’est dans le discours comme dans l’action, se rapporter au réel et s’affranchir des leurres de l’imagination qui travaille à multiplier les faux-semblants. Il faut se détourner des séductions et des complaisances de l’image, se délivrer de l’imaginaire pour se tourner vers le réel……Principes transcendants et modèles de perfection sont autant de pièges de l’imagination idéalisante……L’attitude réflexive est de rendre compte de la manière dont les choses se passent, en se rendant simultanément attentif à leur réalité (et non à ce que l’on voudrait qu’elles fussent……Il s’agit, pour Machiavel, de déjouer les passions idéalisantes qui nous aveuglent sur la réalité des choses et nous livrent une simple apparence de rationalité…..Prendre les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’elles devraient être, c’est révoquer la vision morale du monde’’ (« Machiavel et la vérité politique » ; pages 25 et 26).

Dans la même veine, Hannah Arendt nous a mis en garde contre les constructions intellectuelles d’un monde fictif, dotées d’une forte cohérence, qui aboutissent à la formation de systèmes idéologiques, au mépris radical pour les faits et où « tout s’enchaîne de manière intelligible et même obligatoire dès lors qu’est acceptée la première prémisse » (citation extraite du livre de Hannah Arendt intitulé ‘’Le système totalitaire’’ et mentionnée par Jean-Pierre Le Goff, dans ‘’La gauche à l’épreuve’’, lequel écrit qu’elle considérait ce travers des intellectuels comme le trait essentiel de l’idéologie totalitaire). Hannah Arendt a explicité son analyse, auquel Machiavel aurait pleinement souscrit, dans « La nature du totalitarisme » : ‘’Autrement dit, les idéologies sont ces systèmes d’explication de la vie et du monde qui se flattent d’être en mesure d’expliquer tout événement, passé ou futur, sans faire autrement référence à l’expérience réelle. Ce dernier élément est décisif. C’est dans cette présomptueuse émancipation par rapport à la réalité et à l’expérience, plus encore que dans le contenu réel de l’idéologie, que le lien entre celle-ci et la terreur se trouve préfiguré…..Comme la pensée idéologique est indépendante de la réalité existante, elle considère tout ce qui est factuel comme un artefact et, par conséquent, elle ne connaît plus de critère fiable permettant de distinguer vérité de fausseté’’ (pages 60 et 61).

Depuis fort longtemps, les intellectuels français versent fréquemment dans les ornières idéologiques ; c’est une maladie nationale qui est à l’origine des meurtres commis par les révolutionnaires. Comme l’a écrit Jacques Villemain, ‘’En France on préfère partir des « principes » et les pousser à leurs conséquences dernières, y compris délétères’’ (Jacques Villemain ; ‘’Génocide en Vendée’’, page 573). Nous l’avons déjà dit, toute idée poussée à ses conséquences dernières devient dangereuse ; or, pour beaucoup d’intellectuels, une idée doit être déroulée jusqu’à ses ultimes conséquences. Cette inclination est à l’origine d’une véritable pathologie intellectuelle.

Machiavel n’avait pas imaginé que des idées déconnectées du réel  pourraient, un jour, aboutir aux monstruosités commises par nos révolutionnaires puis par les communistes, les fascistes et les nazis mais il avait compris que de telles idées avaient, en politique, des conséquences désastreuses.

Armée de milice et république

Machiavel a été un observateur attentif des choses militaires ; il a écrit un ouvrage qui leur est consacré (« L’art de la guerre » publié en 1521) et il s’est exprimé sur ce sujet dans ses autres ouvrages.

Selon notre penseur, il vaut mieux confier la défense de la liberté au peuple parce qu’il est toujours menacé d’être privé de libertés par les plus puissants et que, de ce fait, il est plus attaché à la défense de la liberté que ces derniers : ‘’Le peuple préposé à la garde de la liberté,  moins en état de l’usurper que les grands, doit en avoir nécessairement plus de soin, et ne pouvant s’en emparer doit se borner à empêcher que d’autres ne s’en emparent’’ (« Discours » ; livre I ; chapitre V). Ce n’est pas parce que le « popolo minuto » serait moralement supérieur qu’on doit lui confier la garde de la liberté mais parce qu’il est plus attaché à la défense de cette liberté que ne l’est le « popolo grasso » qui est en position dominante et qui tend toujours à accroître ses pouvoirs. Cette analyse est toujours aussi valable ; nous constatons qu’en plus du pouvoir économique, les très riches acquièrent le pouvoir médiatique et, ensuite, le pouvoir politique. Le duo Arnault/Macron illustre parfaitement cela et face à la domination de cette caste mondialisée, ce sont les peuples qui défendent les libertés, ce qui leur vaut d’être accusés de « populisme », cette maladie honteuse dénoncée en boucle par la bourgeoisie déracinée.

 Si Machiavel a plaidé en faveur d’une armée de milice c’est aussi parce  qu’il pensait que la défense de la liberté d’une république est mieux assurée par un peuple entier dont il est possible de canaliser toute l’énergie, parce qu’il a conscience de défendre ses libertés, plutôt qu’à une minorité aristocratique qui accorde beaucoup moins d’importance à la défense des dites libertés. Cette idée lui est venue lorsqu’il séjourna brièvement en Suisse, un pays dans lequel l’armée de milice existait déjà depuis longtemps. Il avait eu l’occasion de constater la puissance de l’armée populaire suisse lors de la bataille de Novare (1513) ; dans une lettre à son ami Vettori, il la compare  à un fleuve que rien ne peut arrêter. Il a été frappé par l’organisation sociale égalitaire et très frugale des Suisses qui utilisaient leur temps libre, y compris lors des fêtes collectives, pour développer leurs compétences militaires.

Comme Bernard Wicht l’a souligné, ‘’L’idée de milice se trouve en effet étroitement liée à la conception humaniste de la cité et à l’idée de liberté civique’’ (« L’idée de milice et le modèle suisse dans la pensée de Machiavel ; page 5) ; Machiavel était partisan d’une telle armée populaire étendue aux « contadini », c’est-à-dire aux paysans qui étaient encore dominés, à cette époque, par ce qui restait du pouvoir féodal. Il pensait, à juste titre, que la participation de tous les citoyens à la défense de la patrie permettrait de développer l’esprit civique et de renforcer la solidarité. Comme tous les républicains depuis l’Antiquité, il était favorable à une certaine frugalité et à de faibles écarts de richesse entre les citoyens. À la fin du XVIIIe siècle, aux États-Unis, le courant républicain était alors dominant et il préconisait aussi la frugalité et l’armée de milice. Le fameux deuxième amendement de la constitution états-unienne est très machiavélien; si les fondateurs donnèrent aux citoyens le droit de détenir des armes chez eux c’était parce que l’armée de milice (militia) était indispensable à la sécurité d’un État libre. L’interprétation qui en est faite de nos jours est libérale en ce sens que ce droit est considéré, par ses partisans, comme nécessaire à la défense des seuls individus et non pas à la défense de l’État libre.

Les Occidentaux, saturés d’idéologie libérale, ont abandonné progressivement la conscription au profit d’armées de métier qui tendent progressivement à être remplacées par des armées privées commerciales, or, comme l’a écrit Bernard Wicht, quand le citoyen-soldat disparaît, les valeurs civiques disparaissent aussi et, à terme, c’est la nation et même la société qui s’évanouissent.  Les dirigeants libéraux ont désarmé les peuples au propre comme au figuré ; ces derniers ne maîtrisent plus le métier des armes et ont été réduits à des agrégats de consommateurs sans patrie et sans esprit civique. Dans ces sociétés libérales, le civisme se réduit à l’acceptation de l’impôt (« Sans son fusil un citoyen n’est qu’un contribuable », Bernard Wicht) et au respect exigé des droits de l’homme c’est-à-dire des droits de l’individu souverain, autonome et apatride. Or, comme l’a écrit Julien Freund : “Une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement car là où il n’y a pas de patrie, les mercenaires ou l’étranger deviennent les maîtres”. Les peuples occidentaux, incapables de se défendre, sont à la merci de tous ceux qui ont les moyens de les soumettre à leur volonté (prédateurs économiques et financiers, cercles de milliardaires, terroristes, organisations internationales intergouvernementales ou non gouvernementales, mafias, réseaux de narcotrafiquants….).

Face à la désintégration de la nation qui est « atomisée » par la démocratie libérale et de plus en plus affaiblie par les effets de la mondialisation libérale (dépendance à l’égard d’autres États qui peuvent être ou devenir hostiles, délocalisation de l’industrie..…), l’armée de milice proposée par Machiavel, qui s’inspirait de l’armée de milice de la Rome républicaine et de celle des Suisses (il aurait pu aussi s’inspirer de l’armée hoplitique des démocraties grecques mais sa préférence allait à Rome),  est la solution qui permettrait de restaurer le civisme, c’est à dire le patriotisme et l’idéal politique qui affirme la participation des citoyens aux affaires communes, y compris à la guerre. Cette milice ne se substituerait ni au système de dissuasion, ni à l’armée classique mais elle pourrait venir en partie en appoint aux militaires professionnels, dont la gendarmerie, constituer un système de défense territoriale destiné à combattre sur ses arrières un éventuel envahisseur (réseaux de résistance sachant utiliser les moyens les plus performants), être engagés dans la lutte anti-terroriste et contre les émeutiers urbains et participer à la protection civile mais surtout, elle serait l’école du civisme et du patriotisme dans laquelle se retrouveraient régulièrement des citoyens de toutes conditions et de tous statuts sociaux. Une telle milice permettrait de restaurer le tissu national qui a été corrompu par les socialistes et par les libéraux.

Les limites de la lutte contre la non-domination

 Machiavel, comme tous les républicains, était convaincu de la nécessité de mettre fin aux dominations, tout du moins à certaines d’entre elles car comme l’a souligné Gérald Sfez ‘’Le projet d’émancipation totale (l’idée que l’on pourrait en finir avec le pouvoir de dominer) n’est pas seulement irréalisable, il est pervers. Il aboutit au résultat exactement contraire à celui qu’il vise……..De même, la réflexion machiavélienne sur la république nous révèle que le meilleur modèle du régime de la liberté n’est pas celui où être libre supposerait l’affranchissement de toute domination, laquelle est inhérente à la division du social et à l’existence du pouvoir en tant que tel’’ (Gérald Sfez ; « Machiavel et la vérité politique » ; pages 126 et 127). L’idée d’émancipation est, comme toutes les idées, une bonne idée jusqu’à un certain point au-delà duquel elle devient dangereuse. Comme souvent, le Florentin a fait preuve d’une perspicacité remarquable et d’un bon sens rare. Machiavel avait bien compris que toute idée, même la meilleure, peut être à l’origine de catastrophes quand on la déploie jusque dans ses ultimes conséquences. Claude Lefort a écrit à ce sujet dans ‘’La verita effettuale’’ : ’’Pour nous lecteurs qui avons connu l’entreprise extraordinaire qui, sous le nom du communisme, se donna pour fin la pleine émancipation du peuple, la leçon de Machiavel est pleinement confirmée par l’histoire’’. Quant à Gérald Sfez, il a écrit : ‘’Il nous semble que ce serait gauchir la pensée de Machiavel que d’y voir la première esquisse d’un idéal universel de non-domination, comme le fait Emmanuel Roux dans son ouvrage, par ailleurs très remarquable, « Machiavel, la vie libre »’’ (« Machiavel et la vérité politique » ; page 128) et il a ajouté, en soulignant l’origine aristotélicienne de cette idée,  ‘’Machiavel nous éclaire sur la vérité effective précisément parce qu’il ne défend pas d’idéal universel de non-domination. Il le défend d’autant moins que la grande découverte de Machiavel est celle d’un paradigme particulier du fondement du rapport politique autour de la philia, comme reconnaissance réciproque des parties en présence, reconnaissance de l’égalité des citoyens malgré leur inégalité’’.

Gérald Sfez écrit aussi dans le même ouvrage : ’’Si la politique a bien évidemment pour horizon la critique de toute domination, elle n’en fait pas l’enjeu exclusif et le dogme, le seul « bien », et se défie des discours incantatoires en faveur de la non-domination absolue’’ (« Machiavel et la vérité politique » ; page 130). Il est évident qu’il ne peut y avoir de société sans dominations, la première d’entre elles étant celle de l’État sur les citoyens lesquels n’ont pas, en république plus encore que dans les régimes coercitifs, d’autre choix que de se soumettre à la loi commune acceptée par la majorité. Il y a d’autres dominations qui sont inévitables et même nécessaires : la domination des parents sur leurs enfants, celle des maîtres sur les élèves ou encore celle des officiers sur les soldats……mais ces dominations sont temporaires et/ou partielles et elles doivent être encadrées par la loi de façon à éviter les excès inacceptables.

Un partisan de l’État laïc

Machiavel doit sa réputation sulfureuse principalement à l’Église à laquelle il reprochait beaucoup de choses dont, le fait d’avoir causé la division et la faiblesse de l’Italie : ‘’ L’Eglise n’ayant donc jamais été assez puissante pour s’emparer de toute l’Italie et n’ayant pas permis à un autre de l’occuper, a été cause que ce pays n’a jamais pu se réunir sous un chef de gouvernement ; il a été divisé entre plusieurs petits princes ou seigneurs. Telle est la cause et de sa désunion et de sa faiblesse qui l’a conduit à être la proie, non seulement des étrangers puissants, mais de quiconque a voulu l’attaquer’’ (Discours, livre I, chapitre XII). Mais, il ne s’en tenait pas à cela ; pour lui, intrinsèquement, la religion chrétienne, à la différence de la religion civique des Romains, porte à la mollesse et au désintérêt à l’égard de la vie politique : ‘’En outre, la religion païenne ne déifiait que des hommes auréolés de gloire terrestre, des généraux d’armées, des chefs de républiques. Notre religion couronne plutôt les vertus humbles et contemplatives que les vertus actives. Notre religion place le bonheur suprême dans l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines ; et l’autre, au contraire, faisait consister le souverain bien dans la grandeur d’âme, la force corporelle et dans toutes les qualités qui rendent les hommes redoutables. Si la nôtre exige quelque force d’âme, c’est pour nous disposer à souffrir plutôt qu’à quelque action de vigueur. Il me paraît donc que ses principes, en rendant les peuples plus faibles, les ont disposés à être plus facilement la proie des méchants. Ceux-ci ont vu qu’ils pouvaient tyranniser sans crainte des hommes qui, pour aller en paradis, sont plus disposés à supporter des injures qu’à les venger’’ (Discours, livre II, chapitre II). Cette critique du christianisme ne doit pas être pour rien dans la mauvaise réputation qui lui a été faite. La pensée politique du Florentin est une pensée a-religieuse, même s’il lui arrivait de regretter le bon vieux temps de la république romaine et de sa religion civique. Ses analyses n’intègrent jamais des considérations d’ordre religieux et on sent bien, qu’il est indifférent à la religion en tant que foi dans un Dieu. Comme, par ailleurs, il estimait que l’Église était envahissante et dominatrice, elle était, pour lui, une adversaire dont un chef politique digne de ce nom, c’est-à-dire attaché aux libertés de sa patrie, devait combattre les ambitions et cantonner au domaine des affaires purement religieuses. Machiavel a établi clairement une séparation entre ce qui relève de la religion et les affaires politiques. Ce n’était pas nouveau en Italie puisque des auteurs, dont Marsile de Padoue (1275-1342), avaient déjà critiqué rudement l’Église et dénoncé son pouvoir temporel. Marsile, qui est le plus célèbre d’entre eux, s’inspirait de la pensée d’Aristote dont il partageait le goût pour le gouvernement populaire et il ouvrit la voie à ce qu’on appelle « l’humanisme civique » et au renouveau républicain.

Virtus, virtù et vertu

Pour les Romains de l’époque républicaine, la « virtus », qui était un des volets du « mos majorum », la tradition morale romaine, signifiait courage, valeur militaire, participation à la vie politique et dévouement patriotique.

Pour nos révolutionnaires, la vertu était la soumission de l’individu-citoyen à la Volonté générale. Cette dernière était supposée résulter (mystérieusement) de l’expression de toutes les volontés particulières (expression sans intermédiaires tels que les partis et autres corps intermédiaires). Une fois que la Volonté générale s’est formée, il existe inévitablement pour chaque citoyen un écart entre sa volonté particulière et la dite Volonté générale. La vertu ‘’républicaine’’ consiste à ignorer  cet écart et à faire sienne la Volonté générale.

La virtù machiavélienne est toute autre ; c’est l’ensemble des qualités qui permettent à l’homme d’exception d’agir de manière favorable au bien de sa patrie. Selon le philosophe britannique Quentin Skinner, qui enseignait à Cambridge et qui est, comme John Pocock et Maurizio Viroli, un grand connaisseur en matière de pensée machiavélienne,  ‘’L’idée de virtù est tout simplement identifiée aux qualités, quelles qu’elles soient, qui sont nécessaires en pratique « pour sauver l’existence et préserver la liberté de son pays »’’. ( « Les fondements de la pensée politique moderne » ; page 267).

Vertu et virtù ne sont donc pas synonymes contrairement à ce que laissent penser les libéraux qui utilisent le mot « vertuiste » pour qualifier tous les républicanismes, y compris le républicanisme français qui est très différent de ses prédécesseurs puisqu’il est en fait un hybride du libéralisme et de la philosophie rousseauiste.

Être machiavélien aujourd’hui

Denis Collin, qui fut marxiste avant de devenir un admirateur de la pensée machiavélienne, a écrit que cette dernière est une pensée clairement opposée à la pensée progressiste : ‘’Être machiavélien aujourd’hui autrement qu’en répétant quelques-unes des formules du « réalisme politique », c’est refuser radicalement la conception progressiste de l’histoire, y compris dans sa variante marxiste. Marx, à l’instar des philosophes des Lumières, croyait que l’accumulation des savoirs scientifiques et des techniques permettant aux hommes de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » allait produire une société bien meilleure et dans laquelle les hommes se gouverneraient eux-mêmes selon la raison qui devait éclairer l’humanité. Avec Machiavel, on doit au contraire constater qu’il n’y a pas de progrès sans perte’’ (« Comprendre Machiavel » ; page 232). Ainsi, l’amélioration de nos conditions de vie s’est traduite aussi par une dégradation de notre environnement et un épuisement des richesses naturelles.

Les espoirs des progressistes ne se sont pas concrétisés ; la paix universelle qui devait résulter d’une éducation généralisée n’est pas advenue et, bien au contraire, l’ère moderne a été marquée par des massacres de masse. Certes, il y en eut depuis toujours mais les Modernes ont inventé, d’une part, les massacres motivés par des idéologies et, d’autre part, l’industrialisation de la mise à mort rationnelle des humains.

Parmi les enseignements que nous a livrés Machiavel, il y a celui qui concerne les utopies et les constructions idéologiques coupées du réel ; nous devons nous méfier de ces dernières comme de la peste. Ensuite, comme l’a écrit Denis Collin dans l’ouvrage cité précédemment, il faut défendre ‘’ce bien précieux que sont les communautés nationales, seuls espaces publics réellement existants’’ ; vouloir rester maître chez soi, refuser les invasions militaires ou démographiques est parfaitement normal et c’est une condition nécessaire (mais pas suffisante) au maintien de la liberté politique laquelle ne peut pas exister dans une communauté soumise à un maître, que ce dernier soit étranger ou non. L’application du principe républicain d’absence de domination arbitraire est la deuxième condition nécessaire au maintien de la dites liberté politique mais la lutte contre les dominations ne doit pas être systématique ; certaines dominations sont nécessaires, ce qu’oublient totalement certains néo-républicains anglo-saxons qui, comme les libéraux, se sont engagés dans une lutte totale contre toutes les dominations et dont on peine à percevoir ce qui les différencie de ces derniers.

Être machiavélien, c’est considérer la réalité en face et admettre que les relations entre les États sont régies par les rapports de force et que l’utilisation du seul droit ne mène à rien. Croire, comme le font les dirigeants européens que la guerre appartient au passé et que le droit va désormais remplacer les armes est confondant de naïveté. Notre classe politique, qui avait cru Fukuyama selon lequel l’histoire s’était arrêtée, et avec elle le temps des conflits, en 1991, sont en train de comprendre, alors que la guerre fait rage en Ukraine sur un mode très classique, les drones et les missiles de précision en plus, que le théoricien étatsunien s’est complètement trompé, ce qu’il a d’ailleurs admis. La niaiserie des dirigeants européens est telle que la plupart des pays d’Europe sont presque totalement désarmés et dépendants des États-Unis, c’est-à-dire privés de toute liberté politique ! Il est urgent qu’ils lisent les ouvrages du Secrétaire pour lequel il était évident que la liberté politique ne peut exister que dans État libre et qu’un tel État doit être capable de se défendre militairement, éventuellement avec des États alliés aussi libres que lui, sans abandonner sa liberté politique à un État suzerain.

Les dirigeants politiques des différents pays européens, ont transféré une large part des prérogatives qui sont celles des États libres à une organisation technocratique et administrative, l’Union Européenne. Ce transfert qui s’est fait progressivement et sournoisement sans que les peuples soient consultés sur un sujet qui les concerne au plus haut point, eux et leurs descendants, est une véritable trahison qui est directement liée à  la démocratie  libérale laquelle n’a de démocratique que le nom (dans la démocratie directe, la vraie, celle des Grecs, les magistratures étaient tirées au sort, à l’exception toutefois des stratèges qui étaient élus parce que cette fonction exigeait des compétences rares). Il est urgent de rétablir le Tribunat de la plèbe qu’admirait tant le Florentin, en instaurant, entre autres, le référendum abrogatoire que le peuple français pourra utiliser pour défaire toutes les lois imposées par l’Union Européenne (75% des lois nouvelles sont imposées par les instances européennes) qui, pour certaines d’entre elles, mettent en danger l’existence même de notre nation (par exemple, le nouveau pacte sur les migrations que l’oligarchie européiste va très certainement réussir à nous imposer).

La liberté c’est d’abord l’indépendance de la communauté nationale laquelle impose la capacité de se défendre. Comme l’a expliqué Machiavel, la défense d’un État libre ne peut être confiée ni à des mercenaires ni à un autre État. La dépendance totale vis-à-vis de l’OTAN, c’est-à-dire des États-Unis, dans laquelle nos dirigeants libéraux et socialistes nous ont mis, fait des peuples européens des peuples soumis ; nous ne sommes plus des peuples libres. Être machiavélien, en ce début de XXIe siècle, implique de chercher une solution pour sortir de cette situation désastreuse et rétablir notre indépendance.

Le Florentin avait dénoncé la politique de l’Église qui tentait d’imposer son pouvoir temporel aux États ; il aurait très certainement pensé que la volonté de puissance des organisations économiques et financières transnationales est inacceptable pour un État libre, tout comme les activités des ONG et les fondations des milliardaires, qui n’ont jamais été aussi riches qu’aujourd’hui, et qui s’immiscent dans la vie politique des peuples.

Enfin, une république authentique, qui est un État libre, maîtrise ses frontières, limite ou interdit l’immigration et établit des quotas d’importation, si elle le juge nécessaire. Sur ces deux sujets importants, les libéraux ont agi contre les intérêts et contre la volonté des peuples, mais il est vrai que, pour eux, la notion de peuple n’a aucun sens.

BG
Author: BG

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