Nous avons évoqué à de nombreuses reprises la notion d’individualisme dont l’importance est considérable puisqu’elle constitue le fondement de ce qu’on peut appeler l’idéologie occidentale contemporaine. L’individualisme est, à notre avis, à l’origine de la désintégration des nations occidentales qui est liée à l’affaiblissement inquiétant du civisme et du patriotisme.
Individualisme et égoïsme
L’individualisme est très souvent confondu avec l’égoïsme et, parfois, avec le narcissisme ou avec la volonté de se préserver de la massification. En fait, l’égoïsme est un type de comportement, le narcissisme figure dans le «Manuel diagnostique et statistique des troubles », il relève de la psychiatrie et, enfin, le refus de la massification est sain même si une certaine massification est inévitable et même nécessaire pendant les périodes de guerre par exemple. Comme l’avait bien compris Tocqueville, l’individualisme est une idée tandis que l’égoïsme est un type de comportement, tout comme l’altruisme qui n’est pas une idée comme semble le penser le philosophe Alain Laurent et comme le pensait son égérie, Ayn Rand. Pour autant, il n’est pas certain qu’il n’y ait aucun lien entre eux ; on peut penser que les égoïstes (30% dans la population étatsunienne, selon Abigail Marsh) pourraient être surreprésentés parmi les partisans de l’individualisme. Ce n’est qu’une hypothèse ; la psychologie politique nous en apprendra peut-être plus sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, l’opposé de l’altruisme, ce n’est pas l’individualisme, c’est l’égoïsme, et l’opposé de l’individualisme c’est le holisme/organicisme. Nous avons abordé le sujet de l’égoïsme, de la psychopathie, qui est un égoïsme absolu, et de l’altruisme dans un autre article.
Tocqueville a écrit : ‘’L’égoïsme naît d’un instinct aveugle ; l’individualisme procède d’un jugement erroné plutôt que d’un sentiment dépravé…….. L’égoïsme dessèche le germe de toutes les vertus, l’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques ; mais, à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme’’ (« De la démocratie en Amérique » ; I, 2 §22). L’individualisme inquiétait beaucoup Tocqueville, comme nous l’avons expliqué dans un précédent article, ce qui permet de penser que Tocqueville était républicain et non pas libéral.
L’individualisme est l’idée selon laquelle il n’existe que, d’une part, des êtres humains individuels dotés de droits qui seraient mystérieusement octroyés par la nature et, d’autre part, l’humanité dans son ensemble. Pour les partisans de l’individualisme, les communautés dont les membres sont attachés les uns aux autres et à un ensemble de traits culturels (au premier chef, une langue, qui semble être le trait communautaire le plus important, selon beaucoup d’anthropologues contemporains), de traditions, de symboles, d’institutions, d’intérêts communs et à un territoire façonné par leurs aïeux au fil du temps, sont de véritables carcans pour les individus. Les partisans de l’individualisme ne supportent aucune appartenance ; selon Alain Laurent, ‘’ « Appartenir », c’est en toute logique et sauf exception, se réduire à la petite partie d’un Tout paré d’une supériorité sociale et d’une autorité morale qui soumet l’individu à un contrôle total renforcé par l’extrême interdépendance avec les autres parties……En politique comme dans la vie, qui dit communauté dit abandon de souveraineté, restriction de responsabilité propre, conformité à des normes et modèles contraignants’’ (« De l’individualisme » ; page 81) et ‘’L’individualisme repose avant tout sur la conviction que l’humanité est composée non pas d’abord d’ensembles sociaux (nations, classes….) mais d’individus : d’êtres vivants indivisibles et irréductibles les uns aux autres, seuls à ressentir, agir et penser réellement. Cette figure de l’individu renvoie à un état de séparation originelle qui, en rendant chaque être humain différent et unique, constitue chacun d’eux en une unité singulière (ipséité) relativement autosuffisante’’ (« Histoire de l’individualisme » ; page 4). L’individualisme est une idée diamétralement opposée à celle selon laquelle les êtres humains sont essentiellement des êtres sociaux, or, cette dernière est admise par la quasi-totalité des anthropologues, éthologues et psychologues contemporains. Notre nature sociale nous impose des comportements et même une morale de base qui peut se traduire de manière variée mais toujours contraignante. A contrario, les individualistes espèrent transformer l’humanité en un ensemble d’ «individus sans appartenance» (Alain Laurent), ce que devraient méditer ceux qui associent l’individualisme libéral au communautarisme des patriotes ; cette association est contradictoire de façon insurmontable.
Les humains ont la possibilité de se faire une idée de la nature humaine n’ayant aucun lien avec la réalité, mais si cette idée est contraire à notre nature, elle n’est qu’un jeu de l’esprit et elle peut être dangereuse si elle est mise en application. L’idée selon laquelle tous les humains ont les mêmes potentialités lors de leur naissance, laquelle a été invalidée par les recherches des psychologues (dans son dernier ouvrage, le très célèbre psychologue Robert Plomin a écrit que la part innée de notre psychisme est la plus importante, que la seconde part la plus importante est aléatoire et que la part liée à l’environnement social, économique et éducatif est faible contrairement à ce que croient les partisans de l’égalité naturelle) a influencé fortement les politiques des pays communistes et même celle de notre pays, avec le résultat que l’on sait ! Penser que les humains doivent vivre indépendamment les uns des autres (les individualistes parlent d’un individu indépendant ou souverain) et que toute règle commune est une contrainte insupportable, va à l’encontre de tout ce à quoi aspirent la plupart des humains. Les éthologues ont constaté que les enfants dès leur plus jeune âge cherchent spontanément à connaître les règles communes, lesquelles permettent de vivre harmonieusement dans des communautés dont nous ne pouvons nous passer. Partager des règles communes va de soi pour la grande majorité d’entre nous mais il semble que certains perçoivent les règles communes comme des contraintes arbitraires. Il est donc possible que l’idée individualiste, comme beaucoup d’idées philosophiques et politiques d’ailleurs, ne soit que l’expression rationalisée d’une inclination psychologique. L’anthropologue Pascal Boyer pense que, l’échange d’idées construites sur un mode rationnel vise plus à convaincre les autres de la justesse de nos préférences irrationnelles qu’à établir une quelconque vérité.
Tocqueville pensait à juste titre que l’individualisme sape le civisme et les institutions collectives ; l’individualisme va à l’encontre des appartenances communautaires, familiales et nationales en particulier, et il les fragilise. Enfin, si on ne peut le confondre avec l’égoïsme, il facilite tout de même l’émergence des comportements égoïstes qui, dans les communautés qu’il n’a pas gangrenées, sont limités par la morale civique et, contrairement à ce qu’affirme Alain Laurent, il génère sinon l’atomisation totale des corps sociaux, au moins un effritement des valeurs civiques et de la solidarité.
Le point de vue d’Alain Laurent selon lequel l’individualisme serait un produit dérivé de la révolution industrielle ne tient pas ; il était déjà très présent au XVIIIe siècle et il fut un élément essentiel de la philosophie des Lumières et de l’idéologie de la Révolution française. C’est une idée dont les plus anciennes manifestations remontent à l’antiquité grecque, à Diogène et aux Cyniques ainsi qu’aux Épicuriens et aux Sophistes, mais il est toujours resté marginal au cours de cette haute époque. Pour les Cyniques, les Épicuriens et les Sophistes, tout comme pour Socrate, la patrie n’existe pas ; Socrate se disait déjà citoyen du monde et l’idée selon laquelle seul l’individu est une réalité, que les nominalistes reprirent à leur compte au Moyen Âge, circulait déjà dans ces groupes d’intellectuels. Au Moyen Âge, les nominalistes reformulèrent une philosophie qui allait conduire à l’individualisme moderne. John Locke (1632-1704) avait lu les philosophes nominalistes dont le principal fut l’Anglais Guillaume d’Ockham (1285-1347) selon lequel ‘’l’être singulier est seul ontologiquement réel et aucune entité collective (dépourvue d’ «existence» en tant que telle) n’est en droit de le subordonner, il suit que chaque individu se trouve érigé en être autonome doté d’un véritable pouvoir sur soi’’ (Alain Laurent ; « De l’individualisme » ; page 109). De l’avis d’Alain Laurent le principe de la souveraineté individuelle était ainsi posé par Ockham dès le XIVe siècle, ce qui contredit son affirmation selon laquelle l’individualisme aurait été généré par la révolution industrielle. Ceci dit, le raisonnement d’Ockham est un sophisme parce que, certes, nous sommes des êtres singuliers mais les fourmis sont aussi des êtres singuliers et pourtant elles ne vivent que pour leur colonie dont le drapeau est l’odeur singulière de leur fourmilière dont elles sont imprégnées. Leur vie n’est pas ordonnée à leur singularité mais à la pérennité de la colonie. Bien sûr, les humains ne sont pas des fourmis ; nous ne consacrons pas toute notre existence à la vie commune mais, comme les fourmis nous sommes, dans une moindre mesure il est vrai, des êtres sociaux. Nous sommes même les plus sociaux des mammifères et notre singularité va de pair avec les attachements puissants qui nous lient à d’autres humains avec lesquels nous formons des communautés. La singularité de chaque être humain n’interdit ni l’attachement, ni l’altruisme, ni la solidarité de groupe.
Un philosophe individualiste : Alain Laurent
Le philosophe français Alain Laurent est un individualiste militant et ce, depuis longtemps ; il a cofondé la « French Ayn Rand Society », un cénacle qui se consacre à la promotion de la pensée de la romancière Ayn Rand (1905 – 1982) qui est la coqueluche des libéraux contemporains. Dans « De l’individualisme », il a écrit : ‘’Tout ce qui est collectif, en effet, me répugne : je suis allergique aux foules, le communautaire m’étouffe, la solidarité automatique m’exaspère, les masses me donnent la nausée et je n’ai pas plus envie de me fondre dans le troupeau que de hurler avec les loups. Vacances organisées, maisons pour tous, travail en équipe, groupes de rencontres, assemblées générales, transport en commun…non, très peu pour moi’’ (page 8). Pour lui, l’indépendance individuelle ‘’est un peu ce qu’était l’indépendance nationale pour le général de Gaulle’’, la valeur qui est centrale et à laquelle tout le reste est subordonné. Il récuse, bien sûr, l’idée de sécurité sociale : ‘’…je roule pour moi et je ne porte pas de ceinture de sécurité sociale’’ (page 8) ; la solidarité lui est étrangère. Bien sûr, il récuse également toutes les appartenances : ‘’Je ne passe pas mon temps à courir après une incertaine identité ou à m’en inventer une d’emprunt : la vive conscience de ma singularité me suffit amplement…, j’ai horreur des appartenances et ne reconnais à quiconque le droit de décréter d’un groupe qu’il serait nécessairement le « mien »’’ (pages 7 et 8). L’impression que laissent ces pages c’est que l’individualisme, qui est une idée, a un fondement qui n’est pas d’ordre intellectuel ; d’ailleurs, Alain Laurent a écrit, à la fin de son livre, que l’individualisme est d’abord une passion. On a le sentiment en lisant ces pages que leur auteur ne ressent aucun attachement pour quelque groupe que ce soit. Or, comme nous l’avons dit dans un autre article, l’attachement est déterminé biologiquement et est lié à une hormone, l’ocytocine, dont la sécrétion varie d’une personne à l’autre ; nous ne sommes donc pas égaux en matière d’attachement comme nous ne sommes pas égaux en matière d’altruisme (il y a parmi nous des hyper altruistes mais aussi des psychopathes et entre les deux un continuum de cas intermédiaires ; une large majorité d’entre nous étant plutôt altruistes). En fait, Alain Laurent reconnaît tout de même appartenir au « libre monde d’Occident », le monde libéral qui est structuré par l’individualisme.
Siéyès, s’interrogeant sur la nation dans « Qu’est-ce que le tiers état ? », conclut que ’’C’est le résultat des volontés individuelles……et l’assemblage des individus’’. Alain Laurent a écrit à ce sujet que l’idéologie de la Révolution française est ordonnée à la liberté individuelle et à la propriété et que la société envisagée par les idéologues révolutionnaires est une association contractuelle passée entre des individus. Les acteurs de la Révolution française étaient très individualistes. Ils ne pensaient pas en termes de libertés personnelles octroyées par la communauté ; ils pensaient que la liberté individuelle, tout comme le droit à la propriété individuelle, est consubstantielle à la nature humaine. C’est l’idée exprimée dans l’article 2 de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » et c’est une idée fausse. Rien ne permet de dire que des droits à la liberté individuelle illimitée et à la détention de propriétés individuelles sont « inscrits » dans notre nature. Tout au plus, mais ce n’est pas neutre, nous pouvons dire que les humains détestent spontanément le despotisme (y compris les membres des tribus de chasseurs-cueilleurs d’Amazonie ; ce qui invalide l’idée d’Alain Laurent selon laquelle tribalisme et despotisme sont synonymes) et donc l’arbitraire mais ils acceptent tout aussi spontanément les règles communautaires. Pour ce qui concerne la propriété, les psychologues et les anthropologues ont constaté que la propriété de ce qui est fabriqué par un humain est légitime aux yeux des autres humains mais les grandes différences de richesse sont perçues en général comme des injustices. A partir de ces inclinations qui semblent être naturelles, les sociétés humaines élaborent leurs règles fixant l’étendue des libertés personnelles et les limites de l’appropriation individuelle.
Comme nous l’avons vu dans un précédent article, ce que montrent les recherches les plus récentes des anthropologues, biologistes, spécialistes de psychologie évolutive….c’est que l’être humain est un des êtres les plus sociaux, les plus coopératifs, les plus altruistes et les portés à l’entraide, ce qui restreint considérablement le champ de nos potentielles libertés personnelles. Quant à la propriété, si elle est spontanément et universellement considérée comme légitime, elle l’est dans certaines limites ; ce n’est pas un droit illimité.
Alain Laurent se plaignait, dans « De l’individualisme », de l’ «hystérie anti-individualiste » que, selon lui, la France a connue au cours des années 1970 et 1980. Cet anti-individualisme était surtout celui des socialistes qui, à l’époque, étaient totalement acquis à un collectivisme très égalitaire. Depuis 1990, les socialistes et les communistes ont révoqué le collectivisme inspiré par les régimes de l’est et ont renoué avec l’individualisme des origines, celui de la Révolution française. Il soulignait, dans le même ouvrage, l’existence d’un anti-individualisme puissant d’origine catholique et d’un autre anti-individualisme très différent et radicalement élitiste et même aristocratique, celui de la Nouvelle Droite. Ce courant aristocratique, qui est hostile au républicanisme et très inégalitaire, reproche à l’individualisme d’être incompatible avec la nécessaire hiérarchie d’une société pensée comme « organique » ou « holiste ».
Il y a une autre façon d’être anti-individualiste, la façon que nous dirons républicaine, qui n’est ni collectiviste, ni holiste/organiciste. Nous pensons que l’être humain a besoin de libertés personnelles, les plus nombreuses possibles mais de manière néanmoins limitée par les contraintes liées aux impératifs de cohésion et de sécurité des communautés, en général, de la communauté nationale en particulier. De notre point de vue, une société collectiviste n’est pas plus acceptable qu’une société holiste dominée par une aristocratie ou qu’une société ordonnée aux seuls désirs et intérêts individuels. Une société vraiment républicaine doit être équilibrée ; elle doit tenir compte des aspirations personnelles tout en satisfaisant les impératifs liés à la pérennité de la communauté nationale.
Alain Laurent a fait, dans « De l’individualisme », un constat de la mauvaise réputation qu’a l’individualisme ; il s’en étonne mais il aurait dû se demander pour quelle raison il en va ainsi. Ce constat, d’autres l’ont fait récemment aux États-Unis où une majorité pense qu’il y a trop d’individualistes parmi leurs concitoyens. On peut dire que, malgré la culture individualiste dominante, l’individualisme ne parvient pas à séduire toute la population étatsunienne qui, par ailleurs, est très largement altruiste comme l’a montré la psychologue Abigail Marsh. La situation est la même en France où la philosophie politique dominante, qui est héritée de la Révolution française, est individualiste mais où, finalement, les gens n’aiment guère les individualistes, comme l’a justement écrit Alain Laurent. Ce dernier ne s’est pas posé la question qui s’impose : pourquoi en va-t-il ainsi ? Pourquoi, après deux siècles de conditionnement individualiste les gens sont-ils si peu individualistes ?
A l’heure où partout dans le monde renaissent les nationalismes, certains se sont posé cette question et Pascal Ory, par exemple, a conclu qu’il devait y avoir derrière le phénomène « groupiste », tribal ou national, une inclination qui n’est pas d’origine culturelle et qui fait que spontanément les humains se méfient de ceux qui refusent de participer à la vie commune du groupe, de la tribu ou de la nation.
Alors, penserez-vous, pourquoi faudrait-il s’inquiéter de l’existence de l’idéologie individualiste puisqu’elle ne peut pas venir à bout de nos inclinations naturelles ? Tout simplement, parce que les minorités idéologisées qui la promeuvent pratiquent, quand ils accèdent au pouvoir, une politique inspirée par cette idéologie pernicieuse. C’est cette politique qui est désastreuse et c’est cette politique qui a été menée peu ou prou depuis cinquante ans, y compris pendant la période mitterrandienne après le bref épisode de tonalité « collectiviste » qui a suivi l’élection de 1981. Il est évident que E. Macron est le plus chaud partisan de l’individualisme que nous ayons eu comme président ; c’est aussi celui qui œuvre le plus efficacement à la destruction de notre nation. La sauvegarde de nos nations impose de lutter contre cette idée très dangereuse.
Critique de l’anti-individualisme
Alain Laurent, dans « De l’individualisme », a fait une critique des arguments avancés contre l’individualisme par des auteurs assez divers parmi lesquels figurent les théoriciens contre-révolutionnaires (De Maistre, De Bonald), les fascistes, les monarchistes maurrassiens, les nazis, les personnalistes et la Nouvelle Droite qui est un surgeon de la mouvance intellectuelle baptisée « Révolution conservatrice allemande » par Armin Mohler, dont les membres rejoignirent en général le parti nazi et qui selon Giorgio Locchi, un inspirateur italien de la Nouvelle Droite, est inséparable du nazisme. Hormis les personnalistes qui avaient une position assez originale (la personne étant conçue comme un être unique ayant ses propres caractéristiques et besoins tout en appartenant à une communauté) mais qui furent parfois séduits par les solutions collectivistes, les autres courants précités adhérèrent, ou adhèrent encore, à l’organicisme, cette idée selon laquelle une société humaine est comparable à un organisme animal dont chaque cellule fait ce pourquoi elle a été conçue et rien que cela, les tâches plus complexes étant exécutées par les cellules du cerveau qui dirigent l’ensemble. L’organicisme n’est en fait que l’illustration analogique d’une idée infondée parce que la démonstration de la nature organique des sociétés humaines n’a jamais été faite ; l’organicisme est donc une théorie très hiérarchique, un aristocratisme. Ses tenants pensent en termes de hiérarchie absolue et permanente ; or, comme nous l’avons écrit dans un autre article, les humains n’acceptent spontanément que des hiérarchies partielles et limitées à des activités précises (la chasse ou la guerre par exemple dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs). L’idée selon laquelle une société saine ne peut qu’être fortement hiérarchique est typique de la pensée d’extrême-droite et elle est aussi fausse que celle, inverse, qui pense qu’une bonne société doit être parfaitement horizontale et égalitaire en tout (idée utopique qui ne s’est jamais concrétisée).
Mais il y eut aussi d’autres anti-individualistes, de gauche ceux-là, pendant la phase d’engouement pour le collectivisme égalitariste du XXe siècle. Les communistes et les socialistes ont versé entre 1917 et 1990 dans un anti-individualisme souvent radical mais cette période est derrière nous et une grande partie des intellectuels de gauche sont redevenus « émancipationnistes » et individualistes après l’échec des régimes collectivistes de l’est, ce qui a rendu possible le rapprochement entre les différentes gauches et les libéraux (qui s’étaient alliés à la droite pour lutter contre les collectivistes). C’est ce que Macron a bien compris et c’est ce qui lui a permis de l’emporter à deux reprises.
Est-il possible de rejeter l’individualisme, qui est une idée centrale du monde occidental dont on nous dit de manière récurrente qu’elle est incontournable, sans sombrer dans l’organicisme ou le collectivisme ? Nous pensons que oui et c’est là que réside la spécificité du républicanisme tel que nous l’entendons. Comme nous l’avons écrit précédemment, l’anthropologie et la psychologie nous ont appris que l’être humain est un être profondément social et coopératif mais nous ne sommes pas des insectes sociaux ; nous ne consacrons pas l’intégralité de notre existence à la vie commune de nos groupes. L’être humain a besoin d’une sphère privée personnelle, amicale et familiale ; il ne peut être durablement intégré dans un groupe de manière absolue que par la coercition. Une telle situation peut s’imposer dans certaines circonstances (la guerre par exemple) mais une société organisée comme une caserne ne peut satisfaire qu’une petite minorité. Nous sommes tous partagés, dans des proportions variables, entre, d’une part, nos intérêts et nos préférences individuelles et, d’autre part, notre attachement au groupe et notre solidarité avec ses membres. Nous ne le sommes pas de manière identique ; certains sont moins attachés que d’autres et certains ne le sont même pas du tout. Ces différences ne sont pas strictement d’ordre culturel ou idéologique, même si la culture et l’idéologie peuvent infléchir les comportements. Les psychologues évolutionnistes et les éthologues pensent que l’attachement au groupe est très fort dans l’espèce humaine parce que c’est la vie en groupe qui a permis à notre espèce de surmonter les périls liés à notre environnement naturel. Edward Wilson et son équipe de recherche ont estimé que la pression de sélection de groupe a prévalu sur les autres pressions de sélection (sélections individuelle et de parentèle) et le spécialiste de biologie de l’évolution Joseph Henrich, qui dirige le laboratoire de biologie évolutive humaine de l’Université Harvard, a expliqué, dans un ouvrage récent, que la réussite de l’espèce humaine tient essentiellement à sa forte capacité de coopération, beaucoup plus qu’aux individus les plus brillants. Nous sommes tous partagés entre nos intérêts personnels et les intérêts de nos groupes d’appartenance. Nous ne le sommes pas tous de manière identique ; certains accordent plus d’importance à l’intérêt général que d’autres et certains n’y accordent même aucun intérêt. De plus, l’importance que nous y accordons varie en fonction des circonstances. Quand la communauté n’est confrontée à aucun péril majeur, nos intérêts personnels prennent de l’importance tandis qu’en période de péril commun l’intérêt général passe au premier plan. Les êtres humains ne sont majoritairement ni de purs individus indifférents aux autres ni les cellules d’un organisme ; ils sont partagés en permanence entre leurs intérêts personnels et ceux du groupe. Comme nous l’avons écrit dans un autre article, leur nature ambivalente a pour origine le fait qu’ils ont été soumis à plusieurs pressions de sélection : individuelle, de parentèle et de groupe, cette dernière ayant été la plus importante, selon Edward Wilson. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’accepter cette réalité. Les partisans de l’individualisme peuvent trépigner autant qu’ils le voudront mais les humains, dans leur grande majorité, continueront d’être ce qu’ils sont, des êtres qui ont besoin d’appartenir à des groupes et pour lesquels l’intérêt général prévaut sur leurs libertés personnelles.
Alain Laurent pense que les racines de l’anti-individualisme seraient les mêmes que celles du totalitarisme et qu’elles seraient irrationnelles. Qu’elles aient un fondement irrationnel, inné, cela ne fait aucun doute parce que l’individualisme heurte notre nature eu-sociale, comme disait Edward Wilson, mais cette dernière n’a jamais fait des sociétés tribales d’Amazonie, de Nouvelle-Guinée ou d’ailleurs des sociétés totalitaires. Il insiste sur le fait que l’anti-individualisme serait un néo-tribalisme mais où a-t-il vu des tribus totalitaires en Amazonie ? Les études anthropologiques montrent que les peuples dits primitifs détestent les despotes et que les seules hiérarchies qu’ils acceptent sont liées à des activités très particulières qui exigent des compétences et de l’expérience (la chasse et la guerre notamment). Par contre, il ne fait aucun doute que certaines idéologies anti-individualistes étaient, ou sont encore, totalitaires mais l’anti-individualisme républicain ne l’est pas parce qu’il n’envisage ni la hiérarchisation absolue de la nation, ni la suppression des libertés civiles et politiques, bien au contraire puisque nous pensons indispensable que le peuple puisse toujours avoir le dernier mot et que, pour atteindre cet objectif, il nous semble tout aussi indispensable d’instituer le référendum d’initiative populaire de façon à empêcher les dérives oligarchiques qui sont la règle dans le « libre monde occidental » cher à Alain Laurent. Notre philosophe a raison de dénoncer certaines idéologies anti-individualistes, notamment le nazisme, le fascisme, le stalinisme, le maoïsme……, mais l’individualisme libéral aboutit au despotisme (appelé « gouvernance » dans la novlangue occidentale) des très riches, lesquels possèdent les médias, qui sont devenus des organes de propagande, et choisissent les dirigeants politiques et leurs conseillers. La liberté des libéraux est bien celle du libre renard dans le libre poulailler ; elle génère, in fine, l’oppression du plus grand nombre. Certes, la loi commune crée des contraintes, qui sont choisies et acceptées dans un système républicain, mais elle seule peut préserver la liberté du peuple face à la volonté de puissance des très riches. Les « libéraux-conservateurs » ont raison de dénoncer la dictature des minorités « sociétales » mais ils oublient une minorité qui a beaucoup plus de pouvoir que ces dernières : l’infime minorité des ultra riches qui, le plus souvent d’ailleurs, leur font la courte échelle ! Par ailleurs, les mêmes « libéraux-conservateurs » doivent comprendre que l’individualisme inhérent au libéralisme est incompatible avec l’attachement à une communauté nationale. Sur ce point, Alain Laurent est cohérent, lui.
Les individualistes, à la différence de la plupart des humains, refusent toutes les contraintes collectives et, en particulier, celles qui sont liées aux appartenances. Ils constituent une minorité parce que l’immense majorité des humains sont, au contraire, attachés à leurs communautés. Alain Laurent n’avait pas prévu en 1985 la résurgence impressionnante des nationalismes que nous constatons depuis deux ou trois décennies ; son espoir d’une généralisation de la dés-appartenance est réduit à néant. A ce sujet, l’ex président Obama a dit, en 2022, que les élites occidentales, se sont sans doute trompées au sujet de la société ouverte dont rêvent les libéraux parce qu’en fait la plupart des humains ne s’en satisfont pas. Il est en effet de plus en plus évident que les migrations posent d’énormes problèmes y compris aux peuples les plus accueillants dont certains ferment leurs frontières de manière totalement inattendue (Danemark et Suède par exemple). Dans « De l’individualisme », Alain Laurent reconnaît que l’individualisme n’est qu’une construction abstraite élaborée à partir de l’observation des pratiques d’indépendance individuelle de certains individus, un type idéal « webérien » et un principe d’organisation sociale basé sur la prééminence de l’individuel sur le collectif qui, dans la réalité, ne se rencontre jamais à l’état pur et entier. ‘’Dans le réel, il n’y a jamais que des conduites, mentalités ou systèmes sociaux plus ou moins individualistes, toujours combinés avec d’autres données qui en atténuent la spécificité ou n’exprimant qu’un trait de type idéal’’ (« De l’individualisme » ; page 122). Et il ajoute que l’individualisme a des limites qui découlent des nécessaires contraintes de toute vie sociale ! C’est un aveu de taille. Il constate donc que les impératifs sociaux sont les plus puissants et qu’ils étouffent toujours les tendances individualistes minoritaires qui existent dans toutes les sociétés humaines. Lucide, il admet que l’individualisme ne séduit que des minorités, y compris dans les sociétés occidentales, et que l’individualisme est menacé de disparition en permanence parce qu’il a beaucoup d’ennemis mais, surtout, comme il le dit lui-même, parce que ‘’l’individualisme est un genre de vie qui ne va pas de soi’’ (« De l’individualisme » ; page 165). En effet !
Ceci dit, il faut garder à l’esprit le fait que la minorité individualiste, qui détient le pouvoir politique et économique dans les pays occidentaux, nous impose une politique visant à la destruction des nations et de leurs cultures, à la création d’un monde totalement ouvert et à l’atomisation de l’humanité qui permet aux organisations économiques privées d’exercer de plus en plus clairement leur tyrannie sur des individus déliés et, de ce fait, impuissants. La politique menée par les dirigeants mus par l’idée individualiste a des conséquences de plusieurs ordres. Elle aboutit nécessairement à l’ouverture des frontières, à l’immigration massive et de ce fait à la transformation des nations homogènes en sociétés multiculturelles et multiethniques qui sont nécessairement multi-conflictuelles. L’installation de communautés musulmanes de cultures arabe ou africaines, porteuses d’un ressentiment postcolonial à l’égard de la France, crée un problème majeur que nous aurons du mal à résoudre. Alesina et Glaeser ont montré que l’hétérogénéité des sociétés affaiblit la confiance mutuelle et rend difficile l’existence d’institutions de secours mutuel et de répartition des richesses ; c’est ce qui a amené les socialistes danois à mettre un terme à l’immigration. L’individualisme a donc des conséquences socio-économiques qui sont liées également au fait que cette idée aboutit nécessairement à un capitalisme débridé et sans limites qui permet à une extrême minorité de s’enrichir de manière considérable, au détriment du plus grand nombre, et d’acquérir un pouvoir médiatique qui leur permet d’agir sur la vie politique des États, d’autant plus que leur richesse leur permet d’aider financièrement les candidats de leur choix. Politiques, économiques, sociales, sociétales et culturelles, les conséquences néfastes de l’idéologie individualiste promue par les dirigeants politiques et économiques et par les médias des milliardaires sont nombreuses.
En fait, les problèmes essentiels auxquels nous sommes confrontés sont directement liés à cette idéologie qui met en péril nos nations, leurs cultures (importation des cultures arabe, africaines et musulmane mais aussi importation de la culture américaine libérale, libertarienne, favorable à l’immigration et au multiculturalisme, universaliste et aujourd’hui wokiste), leur indépendance, l’autonomie politique de leurs peuples et leurs systèmes de protection sociale.
L’égoïsme rationnel d’Ayn Rand
Le primatologue et éthologue Frans De Waal a écrit que dans un passé récent, quand triomphaient le néo-libéralisme reaganien et thatchérien, il était de bon ton de nier l’existence de l’altruisme ; l’adage à la mode en cette triste époque était ‘’Grattez un altruiste, vous verrez saigner un hypocrite’’ et le film « Wall Street » dans lequel un personnage, Gordon Gekko, fait l’apologie de la cupidité, eut alors un grand succès. C’est à cette époque aussi que la romancière Ayn Rand (1905-1982), qui est devenue une référence des libertariens, anarcho-capitalistes et autres libéraux, y compris Alan Greenspan, Murray Rothbard, Ronald Reagan et Margaret Thatcher, a vendu en grande quantité ses romans aussi longs qu’ennuyeux. Soulignons au passage que l’idée prêtée à Margaret Thatcher selon laquelle la société n’existe pas parce qu’il n’y aurait que des individus est en fait une idée d’Ayn Rand qui a écrit dans « La vertu d’égoïsme » : ‘’Puisque la « société » n’existe pas comme entité et n’est qu’un certain nombre d’hommes, individuels,……… » (page 106).
Depuis les années 1960, les éthologues, les primatologues, les psychologues et les anthropologues ont avancé dans leurs recherches et nous savons maintenant que l’altruisme n’est pas une idée. Frans De Waal a écrit au sujet d’Ayn Rand : ‘’Comme, d’après elle, nous serions des individualistes patentés, elle se donnait beaucoup de mal pour convaincre le lecteur, parce que, en son for intérieur, chacun sait que ce n’est ni ce que nous sommes, ni qui nous sommes. Ayn Rand propose non pas le tableau objectif de ce qu’est notre espèce, mais une construction idéologique contre-intuitive’’ (« La dernière étreinte » ; page 130). Mais il est possible aussi qu’Ayn Rand ait construit sa théorie de l’égoïsme rationnel pour justifier rationnellement un comportement plus ou moins psychopathique (il y a 2% de psychopathes purs et 30% de «plus ou moins» psychopathes dans la population étatsunienne, les autres, c’est-à-dire la grande majorité, ayant un comportement altruiste plus ou moins marqué).
Le philosophe Alain Laurent est, en France, le gardien du temple « randien ». Il lui a consacré un livre et a préfacé, entre autres, son ouvrage intitulé « La vertu d’égoïsme ». Dans cet ouvrage dont les différents chapitres sont les textes de conférences qu’elle a données vers 1960 ou des articles publiés dans « The Objectivist Newsletter », l’auteur développe une théorie de l’homme comme être purement rationnel, ce qui n’est pas vraiment nouveau puisque les libéraux s’appuient sur cette idée depuis fort longtemps. Frans De Waal a écrit qu’Ayn Rand était une ‘’pseudo philosophe’’ mais elle était surtout une pseudo psychologue. Il est vrai que depuis 1960 nos connaissances en matière de psychologie, de neurobiologie, d’anthropologie et d’éthologie ont crû considérablement mais il y eut bien avant cette époque des philosophes qui contestèrent l’idée d’un homme purement rationnel. Ceci dit, les psychologues ont montré depuis lors que cette croyance est infondée et que de nombreuses inclinations comportementales et psychologiques sont innées, au moins en partie. Par exemple, les psychopathes ne choisissent pas d’avoir un comportement purement égoïste ; nous savons que la psychopathie est hautement héréditaire (à hauteur de 70% selon Abigail Marsh, une spécialiste étatsunienne de l’altruisme et de la psychopathie) ; on ne choisit pas rationnellement de devenir psychopathe. Heureusement d’ailleurs ! Et il en va de même pour toutes les inclinations comportementales et psychologiques dont l’héritabilité varie de l’une à l’autre, comme l’a expliqué très récemment le psychologue et généticien Robert Plomin, qui enseigne au King’s College de Londres, dans un ouvrage intitulé « L’architecte invisible ».
Ayn Rand explique que l’être purement rationnel que serait, selon elle, l’être humain choisit son comportement en fonction de ce qu’il estime bon pour lui mais si cela était vrai, les humains choisiraient toujours d’être égoïstes, l’égoïste pur étant le psychopathe. Or, ce n’est pas le cas, l’altruisme est heureusement le plus fréquent et contrairement à ce que croyait Ayn Rand, l’altruisme n’est pas une idéologie, une idéologie qu’elle condamnait avec virulence et qu’elle accusait d’être à l’origine du collectivisme. Alain Laurent à écrit à ce sujet : ‘’Dans un renversement radical des valeurs établies, l’altruisme devient ici tout le contraire d’une vertu. Car il n’est rien d’autre que « cette éthique qui considère l’homme comme un animal sacrificiel, qui soutient que l’homme n’a pas le droit de vivre pour lui-même, que les services qu’il peut rendre aux autres sont la seule justification de son existence, et que le sacrifice de soi est son plus haut devoir moral… »’’ (Préface à « La vertu d’égoïsme » ; page 26). Ayn Rand refusait toute forme de discipline collective et toute forme d’obligation à l’égard des autres. Elle comparait les « mystiques de l’altruisme » à des « cannibales » ! L’existence humaine serait ordonnée, selon elle, au seul raisonnement et tout ce qui est étranger à l’exercice de la raison relèverait, toujours selon elle, du « mysticisme ». L’amour spontané des parents pour leurs enfants, l’envie même d’avoir des enfants, l’aide qu’on peut apporter aux autres, le sentiment patriotique qui pousse les soldats à combattre en prenant le risque de mourir…..seraient des émotions et des comportements propres aux mystiques ! En fait, les émotions et les comportements que celles-ci génèrent ne relèvent en rien du mysticisme ; ces comportements irrationnels sont des produits de la sélection naturelle qui permettent aux communautés humaines de perdurer mais, pour Ayn Rand, la « vertu de rationalité » ‘’….signifie une adhésion au principe que toutes nos convictions, nos buts, nos valeurs, nos désirs et nos actions doivent être fondés sur, dérivés de, choisis et validés par un processus rationnel aussi précis et scrupuleux qu’il nous soit possible, en stricte application des lois de la logique’’ (« La vertu d’égoïsme » ; page 57) ! Selon elle, ‘’La préoccupation pour le bien-être de ceux que l’on aime est une part rationnelle de nos intérêts égoïstes’’ (« La vertu d’égoïsme » ; page 83) et ‘’La méthode appropriée pour déterminer quand et si on devrait aider une autre personne s’appuie sur notre propre intérêt personnel rationnel et notre propre hiérarchie de valeurs : le temps, l’argent et l’effort que l’on donne ou le risque que l’on prend devraient être proportionnels à la valeur que cette personne représente pour notre propre bonheur’’ (page 84) !
Les humains sont dotés de raison mais cette dernière n’est très souvent qu’un outil permettant d’atteindre des objectifs dictés par les émotions. La raison seule ne nous permet pas de savoir s’il vaut mieux prendre soin de ses enfants plutôt que d’être totalement indifférents à leur égard ; ce sont les émotions qui dictent notre conduite, ce qui n’a rien à voir avec la logique. D’ailleurs, nous ne sommes pas tous semblables sur ce point là ; certains sont spontanément très attentifs au bien-être de leurs enfants tandis que d’autres, qui sont minoritaires, sont négligents voire même totalement indifférents dans certains cas extrêmes. Pourquoi choisissons-nous, en général, d’avoir des enfants et de leur apporter beaucoup de soins et d’attention alors que cela nous prend beaucoup de temps et exige beaucoup de moyens ? Ce comportement, qui est le plus répandu, ne doit rien à la logique, il a été façonné par la sélection naturelle au fil des centaines de milliers d’années qu’a duré notre évolution. Le comportement maternel ne résulte pas d’un dressage culturel, il est généré par une hormone, l’ocytocine.
Selon Ayn Rand, les psychopathes seraient des ‘’produits ultimes de l’influence déshumanisante de l’altruisme’’ (« La vertu d’égoïsme » ; page 81), ce dernier étant pensé, rappelons-le, comme une idéologie, ce qui est faux. L’altruisme est une inclination psychologique qui peut sans doute être renforcée par l’éducation mais qui n’est pas une création culturelle ex nihilo. Par ailleurs, nous savons que la psychopathie est très fortement héréditaire ; elle n’est donc pas l’envers de l’idéologie altruiste comme l’affirme Ayn Rand.
Si l’on en croit la romancière, ‘’En faisant de l’aide à autrui la question fondamentale et centrale de l’éthique, l’altruisme a détruit le concept de toute fraternité ou bienveillance authentique entre les hommes’’ (page 80) et il en résulterait qu’ ‘’Aujourd’hui, le monde est face à un choix : pour que la civilisation survive, les hommes doivent rejeter la morale altruiste’’ (page 76). Elle pensait que tout ce qui est commun ou collectif doit être rejeté et considéré comme néfaste, le régime nazi et le régime soviétique ayant été, selon elle, des produits de l’altruisme ! (page 75). Elle pensait que toute communauté, qu’elle soit raciale ou socio-économique (le prolétariat par exemple) ou autre, dont l’existence repose sur un principe communautaire (qu’elle assimilait à l’altruisme), devient inévitablement totalitaire et criminelle. Elle se trompait évidemment parce que, d’une part, l’altruisme n’est ni une idéologie ni une morale sans fondement naturel mais une inclination psychologique naturelle et majoritaire et parce que, d’autre part, les idéologies nazies et communistes étaient porteuses de haine (haine des autres « races » dans un cas, haine de la bourgeoisie dans l’autre cas, haine de tous ceux qui ne partagent pas leurs idées dans les deux cas). Ce n’est donc pas l’altruisme qui fut à l’origine des régimes totalitaires et qui généra les crimes de ces derniers, c’est le rejet des principes républicains (sûreté, absence d’arbitraire, libertés de penser, de s’exprimer, de contester, de croire ou de ne pas croire….).
Pour Ayn Rand, l’altruisme ne pouvait être que le produit d’un calcul rationnel qui ne bénéficiait qu’aux parasites. Il y a certes, dans toutes les sociétés, des personnes qui les parasitent, ce qui est inacceptable, mais Ayn Rand pensait que toute forme de partage ou d’assistance relève du parasitisme et elle associait les « parasites » aux pilleurs et aux bandits. Selon elle, le fait de bénéficier d’une aide sociale est de l’ordre du vol ou de l’extorsion la plus violente et, comme beaucoup de libéraux, elle considérait que tout impôt est une extorsion. Ayn Rand n’avait pas compris que l’être humain est un être social et que le partage et l’entraide sont, pour la plupart d’entre nous, des inclinations aussi naturelles que l’est la respiration, ce que savent tous les anthropologues, psychologues et éthologues contemporains. L’altruisme n’est pas une idéologie, les sociétés humaines accordent beaucoup d’importance à l’entraide et au partage et il n’est pas étonnant que ces inclinations psychologiques et comportementales imprègnent notre façon de penser la vie en commun qu’Ayn Rand assimilait à une idéologie qui, pour elle, était monstrueuse. Contrairement à Machiavel, pour lequel il était évident que les hommes sont des êtres sociaux, ce qui est devenu une évidence pour tous les anthropologues, Ayn Rand ne pouvait admettre ce fait. Son prétendu « objectivisme » n’était en fait qu’un individualisme radical.
La pensée randienne ignore la notion de devoir ; pour elle, un devoir, quel qu’il soit relève de la pensée « cannibale » ou « sacrificielle ». Les humains ne s’imposeraient des actions qu’en fonction de leur seul intérêt, ce qui est démenti par une foule d’observations. Ainsi, Abigail Marsh a recensé et étudié les motivations de milliers de personnes qui font le don d’un rein sans savoir à qui ce rein sauvera la vie. En employant le vocabulaire d’Ayn Rand, on peut dire que les bénéficiaires de ces reins n’ont « aucune valeur » pour les donateurs puisqu’ils ne les connaissent pas et qu’ils ne savent pas s’ils ont un intérêt quelconque à faire ce don que, pourtant, ils font. Ce cas, et d’autres du même genre, réduit à néant toutes les spéculations littéraires de la star libérale, spéculations dont l’indigence est frappante.
Bien entendu, son discours débouche sur l’approbation d’un capitalisme illimité, un capitalisme sur lequel les États n’auraient plus aucune prise. L’égoïsme rationnel est supposé être à l’origine de la liberté individuelle mais, en fait, il n’est que la justification de la liberté qu’ont les très riches d’accaparer d’énormes richesses et de dominer le plus grand nombre. ‘’Quand je dis « capitalisme », je parle d’un capitalisme pur, non contrôlé ni réglementé, c’est-à-dire du capitalisme de laissez-faire, fondé sur la séparation de l’État et de l’économique, de la même façon et pour les mêmes raisons que la séparation de l’État et de l’Église’’ (page 73). Pour Rand, ‘’La seule obligation que l’on a envers les autres, à cet égard, est de maintenir un système social qui laisse les hommes libres d’atteindre et conserver leurs valeurs’’ (« La vertu d’égoïsme » ; page 91), lesquelles sont ‘’ ce que l’on cherche à obtenir ou préserver en agissant’’ (idem ; page 85). Au nombre de ces « valeurs », il y a donc les valeurs sonnantes et trébuchantes au même titre que l’amitié d’un ami ou l’amour pour ses propres enfants !
Notons que le discours « randien » n’est pas nouveau ; Bernard Mandeville (1670 – 1733), qui fut un des fondateurs du libéralisme, a exprimé des idées très proches de celles d’Ayn Rand et, comme Mandeville, Ayn Rand faisait l’apologie de l’égoïsme. Ils ont exprimé, tous les deux, sans honte, bien au contraire, la vérité du libéralisme.
Elle croyait aussi, comme tous les libéraux depuis le XVIIIe siècle au moins, que l’homme n’a pas de nature, ‘’Puisque les hommes sont nés tabula rasa, tant cognitivement que moralement’’ (page 87). Mais alors, les compétences cognitives et la capacité à raisonner seraient-elles acquises ? Par l’éducation sans doute. Si c’était le cas, il faudrait encore que notre cerveau soit conformé naturellement de façon à pouvoir acquérir ces compétences. Les humains ne seraient donc pas « tabula rasa » puisqu’ils viendraient au monde avec un cerveau prêt à acquérir ces compétences cognitives et de raisonnement. C’est l’argument classique qui est opposé par les éthologues aux tenants du béhaviorisme qui croyaient eux aussi à la « tabula rasa ». Nous savons maintenant que les hommes ne naissent pas « tabula rasa » ni au plan cognitif, ni au plan émotionnel, ni au plan comportemental, ni même au plan moral. Il existe, comme l’avait bien entrevu Konrad Lorenz, une morale de base qui nous permet de préserver notre vie et de permettre les relations sociales propres à notre espèce qui est hypersociale. Le prix Nobel de médecine avait raison de souligner que l’existence d’une telle morale naturelle était une bonne chose puisque si elle n’existait pas, chaque communauté choisirait les principes moraux qu’elle inculquerait à ses enfants. Les nazis, par exemple, auraient pu transformer de fond en comble la morale des Allemands de façon à ce qu’ils trouvent normal d’assassiner les Juifs. Ayn Rand imaginait que des êtres humains du modèle « tabula rasa » adopteraient nécessairement ses principes mais rien ne les obligeraient à le faire et ils pourraient très bien préférer adopter ceux du psychopathe pur qui considère que sa vie vaut énormément tandis que celle des autres ne vaut strictement rien. Ce serait même la solution la plus rationnelle pour l’individu mais pas celle qui permet la meilleure adaptation de notre espèce.
Ayn Rand dénonçait, à juste titre, les crimes commis par les nazis et par les communistes qui étaient, selon elle, des conséquences de l’altruisme, comme nous l’avons dit précédemment. Elle ne savait peut-être pas que le régime révolutionnaire qui a commis des meurtres de masse et un génocide en France à la fin du XVIIIe siècle agissait au nom des droits de l’individu souverain (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Comme quoi, l’individualisme peut, lui aussi, inspirer des politiques meurtrières. Ayn Rand considérait que les États-Unis étaient le seul paradis sur terre (un paradis pour les individualistes radicaux) mais il ne faut pas oublier que c’est le pays qui a le plus grand nombre de prisonniers par million d’habitants, prisonniers qui sont souvent condamnés à de très lourdes peines, y compris la peine de mort et il y a bien pire encore ; l’interventionnisme guerrier de ce paradis individualiste est à l’origine d’environ deux cents guerres depuis 1776 dont plus d’une cinquantaine depuis 1945. Les USA sont, de loin, le pays le plus belliqueux de tous ; un pays qui, au nom des droits de l’individu souverain, commet des crimes de masse à l’extérieur de son territoire, en Irak par exemple ou environ un million de civils ont été tués pour un résultat absolument nul (sauf pour les firmes de l’armement et les sociétés de services à l’armée). Comme nous le disions précédemment, l’individualisme génère, lui aussi, des politiques meurtrières.
Pour Ayn Rand, comme pour tous les libéraux, dont nos révolutionnaires qui tous, y compris ceux de 1793, l’ont sacralisée, la propriété est la seule garantie de la liberté. Cette idée est tout simplement farfelue. Le régime de Pinochet qui a été voulu par le gouvernement américain, mis en place avec l’aide la CIA et dont les conseillers en économie étaient les ultralibéraux de l’école de Chicago (Chicago Boys), a supprimé toutes les libertés personnelles des opposants politiques, au besoin en les tuant. Pourtant, il a protégé d’abord, et avant tout, cette vache sacrée des libéraux qu’est la propriété. En fait, la propriété est une institution parmi d’autres, qui présente des qualités mais qui a aussi des défauts, et que nous ne remettons pas en cause mais dont nous ne pouvons que constater les effets pervers quand les inégalités deviennent trop grandes. Comme l’avait déjà compris Machiavel, à partir d’un certain seuil les inégalités économiques deviennent des inégalités civiques. L’individualisme sert à justifier les inégalités économiques les plus monstrueuses. Les rédacteurs de la « Déclaration des droits de l’homme » étaient des bourgeois privilégiés, ne l’oublions pas.
Ayn Rand reprochait une chose à la culture politique étatsunienne : avoir accordé trop d’importance à l’altruisme qui serait, selon elle, inconciliable avec l’altruisme : ‘’L’altruisme est incompatible avec la liberté, le capitalisme et les droits individuels. On ne peut concilier la poursuite du bonheur et le statut moral d’un animal sacrificiel’’ (« La vertu d’égoïsme » ; page 112). Pour elle, toute contrainte collective était un sacrifice et elle n’acceptait d’autres contraintes que celles qu’elle s’imposait personnellement et rationnellement.
La romancière pensait que « la source des droits est la nature humaine » (idem ; page 110). En fait, les droits sont accordés par les communautés humaines à leurs membres mais il est vrai qu’il existe des devoirs naturels, ou plutôt des inclinations psychologiques naturelles qui nous empêchent de faires certaines choses (par exemple, tuer un homme qui n’a commis aucune agression, lui nuire sans raison ou pour en tirer un certain profit….) ou qui nous incitent à venir en aide à des personnes dans le besoin ou en danger. Ces inclinations naturelles sous-tendent certains des droits qui sont fréquemment accordés aux humains. Une société dont tous les membres seraient des psychopathes n’accorderait pas les mêmes droits qu’une société normale dans laquelle les psychopathes sont très minoritaires. Mais, une telle société pourrait-elle vraiment exister ? On peut en douter.
Selon Ayn Rand, il y aurait des droits inhérents à notre nature (« La vertu d’égoïsme » ; page 110) qui seraient des droits authentiques (idem ; page 113) et des « droits champignons » (idem ; page 113) qui seraient de faux droits. Parmi les droits authentiques, figure bien sûr le plus important de tous, pour Ayn Rand, le droit à la propriété, et donc aux richesses que la jouissance de cette propriété permet d’accumuler dans le cadre de l’économie de marché, tandis que les faux droits seraient, par exemple, le droit à l’emploi, le droit de gagner assez d’argent pour survivre, le droit à un logement décent, le droit aux soins médicaux……. Autrement dit les vrais droits, seraient ceux des riches et les faux droits ceux des pauvres qui n’ont que le droit de vendre leur travail sur un marché, devenu mondial à la demande des plus riches, où ils sont en concurrence avec tous les miséreux de la planète. Incontestablement, tous les humains (y compris les très jeunes enfants et les membres des communautés dites primitives) admettent spontanément qu’un objet appartient à celui qui l’a fabriqué ; c’est cette inclination naturelle qui est à l’origine du droit de propriété mais peut-on pour autant en déduire que ce dernier est absolu et sans limites ? Certainement pas et ce, pour deux raisons. D’une part, cette inclination ne concerne que les objets fabriqués par l’individu lui-même et en aucun cas la part de la valeur ajoutée qui est créée par chacun des travailleurs dans le cadre d’un processus de fabrication collective et qui est confisquée par le propriétaire des outils de production, d’autre part parce que cette inclination existe concurremment avec une autre inclination, plus puissante, qui nous dicte ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. D’une façon générale, les inégalités trop importantes sont considérées comme injustes ; cela est vrai dans toutes les sociétés et dans toutes les cultures. Les inégalités sont imposées par la force et finissent toujours par provoquer des rébellions. La première rébellion sociale identifiée par les historiens et les archéologues aurait eu lieu vers 1200 avant notre ère dans la cité hittite très aristocratique du sud de l’Anatolie nommée Ougarit.
Les humains acceptent la propriété et les inégalités qui en découlent, mais dans des limites étroites. Quant aux « droits champignons », ils n’apparaissent que dans les sociétés qui font la promotion de l’individualisme car c’est dans ces seules sociétés que chacun peut prétendre à la satisfaction totale de ses désirs personnels y compris en allant contre l’intérêt général, contre le bien commun. Dans une communauté républicaine, ordonnée au bien commun, il ne peut y avoir de « droits champignons » ; chaque citoyen s’en tient aux droits qui sont octroyés par la communauté civique.
La romancière à succès pensait que les mesures sociales accordées aux moins riches vont à l’encontre des libertés individuelles, celles des plus riches, en fait. Mais, comme l’avait remarqué Machiavel, les grands écarts de richesse, qui découlent de la liberté des entrepreneurs, se traduisent in fine par l’effacement des libertés politiques, ce qui est, plus que jamais, évident de nos jours. Les très riches possèdent tous les grands médias, se livrent à une propagande effrénée visant à imposer leurs idées et les hommes politiques qui ont leur préférence.
Les rédacteurs de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » ont insisté sur ce droit sacré qu’était pour eux la propriété ; ils appartenaient ou ils étaient liés à la bourgeoisie d’affaires et, en sacralisant la propriété, ils protégeaient leurs biens et les profits liés à leurs activités industrielles et marchandes. Ayn Rand pensait que : ‘’Ceux qui prônent le capitalisme de laissez-faire sont les seuls défenseurs des droits de l’homme’’ (« La vertu d’égoïsme » ; page 121) ; elle prônait un capitalisme individualiste (il existe un capitalisme coopératif) et sans limites. L’illimitation est d’ailleurs la marque de fabrique du libéralisme, c’est une des différences essentielles qui l’opposent au républicanisme lequel est une philosophie de la limitation.
La propriété doit être préservée si la majorité le souhaite et nous pensons qu’il faut qu’elle le soit mais il faut des limites dans ce domaine comme dans tous les autres. La propriété peut satisfaire, sous certaines conditions, le plus grand nombre mais elle peut aussi ne profiter qu’à une petite minorité. Dans tous les États «conservateurs» et autoritaires, notamment ceux que les États-Unis ont fabriqués ou soutenus en Amérique centrale et du sud depuis 150 ans, la propriété est, ou a été, le privilège d’une minorité. Notons que ces régimes oppressifs défendent les libertés des compagnies commerciales mais qu’il n’y a, dans les pays soumis à de tels régimes, aucune liberté politique, ce qui illustre le fait que le « capitalisme de laissez faire » s’accommode très bien avec des régimes politiques qui réservent la liberté politique et les libertés personnelles à une infime minorité de grands propriétaires.
Ayn Rand pensait que seuls les États pratiquant une politique ordonnée à l’individualisme avaient le droit à l’indépendance, les autres étant des États voyous auxquels les premiers pouvaient imposer manu militari leurs propres principes et règles. Notons qu’un tel point de vue permet de justifier l’interventionnisme guerrier de l’État paradisiaque que seraient, selon elle, les États-Unis. Elle a sans doute profondément inspiré les néoconservateurs dont la politique meurtrière a provoqué la guerre russo-ukrainienne après beaucoup d’autres, dont celle d’Irak pour laquelle de nombreux dirigeants politiques et militaires étatsuniens devraient être jugés pour crimes de guerre.
Il y a bien sûr de mauvais régimes politiques, moralement condamnables, mais est-ce que leur faire la guerre et les priver de tout, y compris des médicaments nécessaires aux enfants et aux vieillards comme l’a fait Madeleine Albright qui s’est félicitée d’avoir menée une telle politique criminelle contre l’Irak, est la bonne méthode pour les inciter à modifier leurs règles politiques ? Non, bien sûr. On peut se demander si des États républicains s’inspirant des principes énoncés dans nos différents articles auraient été qualifiés de voyous par la star libérale ? C’est probable ; elle aurait sans doute estimé que de tels États ne pourraient que limiter, beaucoup trop à son goût, les droits illimités de l’Individu souverain.
Ayn Rand niait l’existence de liens entre, d’une part, la psychologie et le comportement humains et, d’autre part, notre nature biologique. Elle refusait toute dépendance à l’égard des « stupides molécules ». Son obsession de la liberté l’avait amenée à refuser la réalité. Elle n’a jamais expliqué ce qu’elle entendait par « raison » alors que cette notion est omniprésente dans son œuvre ; ce qui est certain c’est que, pour elle, la « raison » n’avait rien à voir avec la biologie. Par ailleurs, elle pensait comme les révolutionnaires de 1789 et la plupart des socialistes, des communistes et des libéraux que l’homme était, lors de sa naissance, une « tabula rasa » ; cette idée, associée à la négation de tout lien entre psychologie et biochimie, l’avait amenée à croire à l’égalité naturelle. Elle refusait donc toute « prédestination chimique » et elle avait complètement tort sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres. Voilà donc une intellectuelle, adulée par tous les droitistes libéraux, qui était une égalitariste radicale, ce qui illustre le fait que la catégorisation droite/gauche n’a aucun sens puisque les mêmes qui se gargarisent du mot « droite » et qui l’associent au libéralisme et au capitalisme « illimités » pensent en général que l’égalité est une idée de gauche. Précisons tout de même qu’elle approuvait, sans aucune réserve, les inégalités économiques, y compris les plus considérables. A contrario, nous pensons qu’il n’y a pas d’égalité naturelle parce qu’il y a une « prédestination biochimique » partielle (à hauteur de 50% en moyenne pour ce qui concerne les caractères psychologiques et comportementaux) et que, par ailleurs, il est absolument nécessaire de limiter les inégalités économiques pour préserver la cohésion de la communauté nationale. Sommes-nous de droite ou de gauche ? Mélenchon nous accuserait certainement d’être de droite, voire d’extrême-droite, et Zemmour nous reprocherait d’être de gauche. En fait, nous ne sommes ni l’un ni l’autre ; les notions de « droite » et de « gauche » sont indigentes, elles ne permettent pas de classer de façon pertinente les théories politiques.
Nous terminerons cet examen rapide de la pensée d’Ayn Rand en soulignant que nous partageons son point de vue quant à l’incohérence de la pensée conservatrice. En effet, Ayn Rand, la coqueluche des libéraux et des libertariens, se gaussait des « soi-disant conservateurs » auxquels elle décochait volontiers des flèches empoisonnées. Elle leur reprochait de prétendre être des défenseurs de la liberté individuelle tout en accordant une grande place à la nation et aux traditions, ce qui est effectivement totalement incohérent. Le libéralisme et l’individualisme sont incompatibles avec toute idée de communauté culturelle historique.
L’individualisme est une utopie
Alain Laurent, bien que mû par sa « passion » individualiste, parvient à prendre de la hauteur par rapport à l’individualisme. Il perçoit bien que la grande majorité des humains sont méfiants, voire hostiles, à l’égard des individualistes. Il exprime des doutes sur l’expansion de l’individualisme, qui ne serait recevable que par une minorité, et il reproche aux libéraux de croire qu’un mode de vie individualiste ne peut que séduire toute l’humanité. Il se demande explicitement si ce qu’il appelle « désir de servitude volontaire », c’est-à-dire le désir de communauté (tribu, nation), n’est pas une constante de la nature humaine. La réponse est : oui, la plupart des humains ont un besoin vital de communauté et ils acceptent les contraintes qui lui sont liées.
L’individualisme ne serait-il pas une idée intrinsèquement « aristocratique », se demande Alain Laurent qui cite Nietzsche : ‘’l’indépendance est le fait du tout petit nombre, c’est le privilège des forts’’ (« Par-delà le bien et le mal »). Il est très probable, effectivement, que le rêve d’indépendance individuelle ne puisse aboutir qu’à la domination exercée par une minorité sur la majorité, c’est-à-dire au règne de l’arbitraire des « plus forts ».
La société individualiste, dont les sociétaires (Alain Laurent refuse d’être membre de quoi que ce soit) n’auraient pas d’appartenance et seraient « indépendants », reposerait sur l’autodiscipline de chacun des dits sociétaires. Peut-on penser sérieusement que l’autodiscipline « civilisée » dont rêve notre philosophe puisse être adoptée par les égoïstes (30% de la population aux États-Unis selon Abigail Marsh) et par les psychopathes (1 à 2%). La réponse est ‘’non’’ ; nous n’y croyons absolument pas. D’ores et déjà, bien que nos sociétés ne soient que très partiellement individualistes, les « plus forts » des entrepreneurs économiques les dominent non seulement au plan économique mais aussi au plan politique parce que les possesseurs des énormes fortunes qui se sont constituées depuis la révolution néolibérale, qui commença en 1978 avec l’élection de M. Thatcher, ont les moyens d’acheter les médias, de pratiquer une propagande insupportable et de faire élire les responsables politiques de leur choix.
L’égoïsme est sans doute un ressort essentiel de l’économie entrepreneuriale comme en ont émis l’hypothèse la psychologue Abigail Marsh et le naturaliste Edward Wilson (une étude australienne a mis en évidence la surreprésentation des psychopathes parmi les entrepreneurs, or, les psychopathes sont des égoïstes purs) et il faut sans doute utiliser ce ressort mais il faut surveiller de très près ce qui se passe dans les entreprises. Si ces personnages au profil inquiétant que nous avons eu l’occasion de fréquenter au cours d’une carrière de chef d’entreprise et qui sont très nombreux parmi les entrepreneurs étaient totalement libres, ils ne s’auto-disciplineraient pas conformément à l’idéal cher à Alain Laurent mais, au contraire, ils augmenteraient encore leurs richesses et leur pouvoir. La société individualiste utopique envisagée par Alain Laurent et tous les théoriciens libéraux et libertariens ne peut être autre chose qu’une ploutocratie, un système dans lequel les très riches exercent leur tyrannie, une société radicalement non-républicaine. Le philosophe républicain Cicéron pensait, à juste titre, qu’une société dans laquelle les riches passeraient pour les meilleurs serait la plus affreuse de toutes. Notons que, pour les libéraux, les milliardaires sont les meilleurs d’entre nous !
Par ailleurs, une société dont chacun des « sociétaires » aurait ses propres valeurs et principes serait un chaos absolu. Nous savons que les sociétés hétérogènes du point de vue culturel sont des sociétés dans lesquelles la confiance mutuelle est faible (cf Alesina et Glaeser), or la confiance est indispensable à la coexistence féconde des êtres humains. Dans une société individualiste, les sociétaires s’opposeraient, comme c’est le cas dans toutes les sociétés, mais sans qu’un lien d’appartenance à une même communauté ne permette le dépassement des conflits puisque, pour les individualistes, l’absence d’appartenance est un principe de base, non négociable. C’est le sentiment d’appartenance à une même communauté et la culture partagée qui permettent de dépasser les différences culturelles (philosophiques, idéologiques, religieuses…). Un patriotisme ardent et un socle culturel très largement partagés sont les meilleurs garants de la paix civile.
Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de société individualiste parce que l’être humain est un être social et que comme l’a expliqué l’anthropologue de Harvard, Joseph Henrich, dans un ouvrage récent, ce qui a permis le développement extraordinaire des sociétés humaines ce ne sont pas les talents de tel ou tel individu mais la tendance naturelle des humains à mettre en commun leurs connaissances et les enseignements de leurs expériences. Les humains ne doivent pas ce développement prodigieux à l’égoïsme, rationnel ou non, mais à leur très forte inclination naturelle à la coopération et au partage.
Un personnalisme républicain
Il y eut des personnalismes très différents les uns des autres, comme le personnalisme kantien de Charles Renouvier ou le personnalisme spiritualiste de Mounier et il y a, de nos jours, le personnalisme communautaire de Michel Maffesoli. Le mot « personnalisme » a donc de nombreuses significations mais, faute d’un autre mot, nous allons l’utiliser en y ajoutant l’adjectif «républicain» pour en préciser le sens et le différencier des autres. La « personne », que nous opposons à l’ «individu» des individualistes et à l’homme privé d’existence personnelle des organicistes, est à la fois un citoyen respectueux des lois, des traditions et des institutions de sa cité, qui participe à la vie politique et qui est prêt à se mobiliser pour la défense des libertés collectives et contre l’arbitraire, tout en ayant par ailleurs une vie privée et des libertés personnelles dont, entre autres, la liberté de pensée, de s’exprimer et de contester les décisions politiques prises par le gouvernement, par la majorité parlementaire et par la majorité des électeurs (référendum).
La nature humaine est fondamentalement ambivalente ; nous sommes tous plus ou moins écartelés entre nos intérêts personnels, ceux de notre parentèle et, enfin, ceux de notre groupe, tribu, cité ou communauté nationale. Ces différents intérêts correspondent à trois niveaux de pression de sélection auxquelles ont été soumis nos ancêtres au cours des centaines de milliers d’années qui nous ont précédés. Nous sommes tous traversés par des contradictions, chacun des intérêts précités prenant le dessus en fonction des circonstances mais, selon Edward Wilson, c’est l’intérêt du groupe qui prévaut, pour la plupart d’entre nous, quand la pérennité de ce dernier est menacée. L’intérêt individuel se traduit par l’égoïsme, l’intérêt de la parentèle par le népotisme et celui du groupe par le patriotisme. Nous faisons tous preuve, tour à tour et de manière variable d’une personne à l’autre, d’égoïsme, de népotisme et de patriotisme. Certains, les psychopathes, sont de purs égoïstes et d’autres ressentent peu d’attachement pour leur groupe mais les humains sont très majoritairement altruistes et attachés à leurs groupes d’appartenance.
La dualité de la nature humaine ne convient sans doute ni aux individualistes, qui refusent toute appartenance, ni aux holistes selon lesquels la communauté est tout et la personne n’est rien, mais elle est un fait et nous devons nous en accommoder. La dualité de la psychologie humaine, qui génère en chacun de nous des tensions et des contradictions parfois difficiles à surmonter, ne peut pas satisfaire les amateurs d’idées aussi pures que coupées de la réalité mais Machiavel avait raison d’affirmer que seul le réel compte ; les idées ne sont que des idées et souvent elles sont dangereuses.
Le holisme/organicisme et l’individualisme sont aussi insatisfaisants l’un que l’autre. Tenter de répondre aux défauts de l’un par les solutions proposées par l’autre ne peut aboutir qu’à des désillusions parce que ces deux idéologies heurtent nos inclinations naturelles. Après de nombreux errements et de multiples échecs, il est temps de mettre de côté ces deux idéologies réductrices qui ne peuvent satisfaire que de petites minorités , celle des partisans de l’Individu souverain et sans appartenance, d’une part, et celle des partisans des communautés très hiérarchisées et aristocratiques, d’autre part.
L’individualisme est au cœur de la modernité laquelle est en train de s’achever comme le pressent Michel Maffesoli qui prédit un retour aux lois de la nature au nombre desquelles figurent le sentiment d’appartenance à une communauté, la solidarité avec les membres de cette dernière et la générosité à leur égard. Le sociologue ajoute que l’idée abstraite de « droits de l’homme », d’un homme purement individuel et déraciné, sera remplacée par la notion de devoirs, d’obligations (Simone Veil) à l’égard de la communauté. Le moment individualiste sera bientôt dernière nous.
Boulette dans cette phrase: « avoir accordé trop d’importance à l’altruisme qui serait, selon elle, inconciliable avec l’altruisme » j’ai compris « …. trop d’importance à la liberté…. » ?