Le général de Gaulle est bien connu pour avoir été un homme qui avait le patriotisme chevillé au corps ; ses idées concernant ce qu’il appelait la Participation le sont beaucoup moins et, pourtant, il leur accordait une importance majeure. La Participation avait un volet politique mais aussi un volet social et économique.
La comparaison entre le statut du citoyen libre et celui de l’esclave a été à l’origine de la pensée républicaine ; la « libertas », qui était la valeur suprême des Romains de l’ère républicaine, c’est le refus de toute domination arbitraire, celle que subit l’esclave, par exemple. La « libertas » c’est, d’une part, l’indépendance de la Cité, c’est à dire l’absence d’une domination exercée par une cité étrangère et, d’autre part, l’absence de domination arbitraire au sein de la Cité. Comme nos grands-parents ont pu le constater, la domination exercée par l’occupant allemand s’est traduite, non seulement par la disparition de toute liberté politique, mais aussi par celle de leurs libertés personnelles. Bien sûr, d’autres types de domination existent ; ainsi, le philosophe républicain Michael Sandel, qui enseigne à Harvard, a écrit dans « Democracy’s discontent », qu’à la fin du XVIIIe siècle, au moment de la création des États-Unis, les républicains états-uniens considéraient que le salariat était tout à fait comparable à l’esclavage pratiqué dans les plantations des États du sud. C’est la raison pour laquelle, les républicains de cette époque plaidaient en faveur d’une société de petits propriétaires. Petits parce que ces républicains avaient bien compris que si une classe de gros propriétaires se formait, cette dernière essaierait de dominer les plus petits et d’acheter leurs petites propriétés avant de les « réduire en salariat ».
Notons que les acteurs de la Révolution française n’ont jamais critiqué le salariat ; comme l’a écrit Jacques Julliard, ils étaient tous libéraux, y compris en matière économique : ‘’Au sens économique que nous donnons aujourd’hui à ce terme, les hommes de 89 mais aussi ceux de 93 étaient des libéraux’’. (« Les gauches françaises » ; page 186). Il y eut toutefois deux exceptions, la sans-culotterie qui plaidait pour une société de travailleurs indépendants, artisans et paysans, et Babeuf qui fut le premier des socialistes modernes (il avait été influencé par Mably et Morelly, deux auteurs français du XVIIIe siècle) mais ce dernier n’a pas eu d’influence sur l’idéologie révolutionnaire ; son disciple P. Buonarroti transmit l’héritage babouviste aux premiers mouvements socialistes qui apparurent après 1815. Les révolutionnaires interdirent les associations de défense des intérêts des salariés (Loi Le Chapelier de 1791) lesquels furent donc totalement impuissants face à la bourgeoisie jusqu’à ce que les syndicats soient enfin autorisés, en 1884 !
L’idéologie libérale n’admet aucune interférence dans les contrats passés par les individus entre eux. D’autre part, les libéraux ont toujours soutenu le principe selon lequel ce sont les détenteurs du capital des sociétés commerciales et industrielles qui sont propriétaires de ces dernières et qui perçoivent les bénéfices des entreprises, les salariés n’étant que des fournisseurs de main d’œuvre liés par des contrats individuels aux sociétés qui les emploient. Le rapport de forces est presque toujours très défavorable à ces derniers et il est à l’origine de leur aliénation comme le disait le général de Gaulle ; en termes républicains, on peut dire que le système économique libéral pur repose sur la domination arbitraire que les patrons exercent sur leurs salariés. Dans les faits, cette domination qui existait pleinement au XIXe siècle, a été limitée par de nombreuses lois (durée hebdomadaire du temps de travail, salaire minimum, droit de grève, congés payés….) mais ces amendements varient d’un pays à l’autre et, aux États-Unis, par exemple, les droits des travailleurs sont beaucoup plus limités qu’ils ne le sont en Europe.
La participation gaullienne
Le général de Gaulle est bien connu pour avoir été un patriote intraitable pour lequel la France était la valeur suprême ; ses idées concernant ce qu’il appelait la Participation le sont beaucoup moins. Ses amis politiques eux-mêmes se sont, pour la plupart d’entre eux, empressés de refermer le dossier « Participation » dès 1969. Après 1970, le processus qui devait mener à la participation des travailleurs au capital des entreprises a été dévoyé et réduit à un intéressement aux bénéfices. Ce projet, qui avait pour objectif de rendre notre communauté nationale plus juste, visait à faire disparaître les conflits de classe et, partant, à renforcer la cohésion nationale.
Histoire d’une idée : la Participation
Le Général, qui pensait que la politique de la France ne doit pas se faire à la corbeille, connaissait, selon Roland Hureaux, les écrits de René de La Tour du Pin lequel avait préconisé une association organique entre capital et travail. Il est possible qu’il ait trouvé dans ces écrits l’idée de la « Participation » mais l’historien Jean-Paul Cointet, auteur d’un article consacré au livre « La politique sociale du général de Gaulle » de Robert Vandenbussche, a noté une profonde différence entre la pensée des « catholiques sociaux » et celle du Général : ‘’C’est sans doute à ce propos qu’on mesure ce qui rapproche et en même temps sépare de Gaulle du vieux courant catholique social. Les catholiques sociaux, assez indifférents au politique ou à tout le moins attachés à une approche traditionnelle de celui-ci, « font » du social pour ne pas avoir à changer la politique ; chez de Gaulle, la dimension sociale, inséparable du politique et du national, est un facteur d’enrichissement et de progression de celui-ci’’ (extrait d’un article intitulé « Le général de Gaulle et la participation », publié par l’IRHiS). Bien qu’il fut un catholique fervent, le Général avait des idées, en matière de justice sociale et de désaliénation des salariés, qui n’étaient pas inspirées par la religion, elles étaient d’abord politiques ; il pensait que pour renforcer la nation, il faut consolider la cohésion nationale, or, la lutte des classes que provoque l’accaparement de l’outil productif par une minorité nuit gravement à cette cohésion. On peut penser qu’il avait de l’empathie pour ceux qui souffrent, à la fois au plan économique et au plan psychologique, des effets de l’aliénation provoquée par le salariat, mais son objectif semble avoir été d’abord d’ordre politique.
Dans ses « Mémoires d’espoir », le Général a écrit : ‘’Cependant, depuis longtemps, je suis convaincu qu’il manque à la société mécanique moderne un ressort humain qui assure son équilibre. Le système social qui relègue le travailleur – fût-il convenablement rémunéré – au rang d’instrument et d’engrenage est, suivant moi, en contradiction avec la nature de notre espèce, voire avec l’esprit d’une saine productivité. Sans contester ce que le capitalisme réalise, au profit non seulement de quelques-uns, mais aussi de la collectivité, le fait est qu’il porte en lui-même les motifs d’une insatisfaction massive et perpétuelle. Il est vrai que des palliatifs atténuent les excès du régime fondé sur le « laissez-faire, laissez-passer », mais ils ne guérissent pas son infirmité morale’’ (« Mémoires d’espoir » ; tome I ; pages 144-145). Il pensait donc que le capitalisme libéral heurte notre nature ; selon lui, ce système était « en contradiction avec la nature de notre espèce » laquelle est, il est vrai, nettement sociale et coopérative.
Le 12 septembre 1943, le général de Gaulle concluait une allocution de manière très limpide : ‘’Pour résumer les principes que la France entend placer désormais à la base de son activité nationale, nous dirons que, tout en assurant à tous le maximum possible de liberté et tout en favorisant en toute matière l’esprit d’entreprise, elle veut faire en sorte que l’intérêt particulier soit toujours contraint de céder à l’intérêt général, que les grandes sources de la richesse commune soient exploitées et dirigées non point pour le profit de quelques-uns, mais pour l’avantage de tous, que les coalitions d’intérêts qui ont tant pesé sur la condition des hommes et sur la politique même de l’État soient abolies une fois pour toutes, et qu’enfin chacun de ses fils et chacune de ses filles puisse vivre, travailler, élever ses enfants, dans la sécurité et la dignité’’ et il ajoutait, à Alger, le 3 novembre 1943 : « La France veut que cesse un régime économique dans lequel les grandes sources de la richesse nationale échappaient à la nation, (…) où la conduite des entreprises excluait la participation des organisations de travailleurs et de techniciens dont, cependant, elle dépendait » ; c’était la première fois qu’il utilisait le mot « participation ». Le message était clair, l’intérêt général, le bien commun, doit prévaloir sur les intérêts privés et tous les citoyens doivent y trouver leur compte. C’est un point de vue conforme à l’esprit du républicanisme, qui a pour objectif la recherche en commun d’un Bien commun ; on peut même dire que ces déclarations auraient pu être prononcées par Tiberius Gracchus, le tribun de la plèbe et réformateur social romain qui se battit pour une réforme agraire de grande envergure.
Le 1er mai 1950, le Général déclarait : ‘’Liés aux machines quant à leur travail, au patron quant à leur salaire, ils se sentent moralement réduits et matériellement menacés. Et voilà la lutte des classes ! Elle est partout, aux ateliers, aux champs, aux bureaux, dans la rue, au fond des yeux et des âmes. Elle empoisonne les rapports humains, affole les États, brise l’unité des nations, fomente les guerres. Car c’est bien la question sociale, toujours posée, jamais résolue, qui est à l’origine des grandes secousses subies depuis trente-cinq ans. Aujourd’hui, c’est la même question, toujours posée, jamais résolue, qui pousse le monde vers un drame nouveau’’. Henry de Montherlant a écrit, à propos de ses chers vieux Romains, que la question sociale, déjà, dans la Rome républicaine, dévorait le patriotisme parce qu’elle provoquait des grèves de l’enrôlement (sécession de la plèbe ; retrait sur l’Aventin) ; Montherlant se lamentait des conflits sociaux qui existaient déjà à Rome en 500 avant notre ère mais les responsables des successives « sécessions de la plèbe » étaient les riches qui cherchaient à accaparer toutes les richesses, en plus du pouvoir politique. Les choses sont restées identiques depuis l’Antiquité parce que la nature humaine n’a pas changé depuis cette lointaine époque ; la plupart des humains ne supportent pas les inégalités trop grandes tandis qu’une minorité cupide ne pense qu’à s’enrichir, aux détriments des autres en général, ce qu’Aristote condamnait vertement (cf la notion de chrématistique). Contrairement à ce que pensent ceux pour lesquels le patriotisme doit être utilisé pour palier aux problèmes générés par les injustices d’ordre économique, nous pensons que cela ne fonctionne pas et que cette manipulation contribue à éloigner de la patrie les plus défavorisés qui sont aussi les plus nombreux. Pour que l’affect national soit puissant, il faut que la communauté nationale soit bienveillante à l’égard des moins chanceux. C’est en limitant grandement les inégalités économiques et en diffusant la propriété des moyens de productions dans l’ensemble de la communauté qu’on peut renforcer le patriotisme et la patrie. C’était le point de vue du général de Gaulle qui entendait le faire en mettant en œuvre ce qu’il appelait la Participation laquelle n’était pas qu’un simple intéressement aux profits des entreprises.
Chateaubriand, qui n’était pas un dangereux socialiste, pensait que le salariat est une forme moderne de l’esclavage et dans l’encyclique « Quadragesimo anno » de 1931, Pie XI a écrit : ‘’Il faut tout mettre en œuvre afin que, dans l’avenir au moins, la part des biens qui s’accumulent aux mains des capitalistes, soit réduite à une plus équitable mesure et qu’il s’en répande une suffisante abondance parmi les ouvriers’’. Cette idée, fut reprise par Jean XXIII en 1961 dans l’encyclique « Mater et Magistra » dans laquelle il écrivit : ‘’Affirmer que le caractère naturel du droit de propriété concerne aussi les biens de production ne suffit pas : il faut insister en outre pour qu’elle soit effectivement diffusée parmi toutes les classes sociales’’ ; dans cette encyclique, la possibilité d’étendre la propriété des entreprises aux salariés, en partageant l’autofinancement, est clairement souhaitée : ‘’Il est une pratique commune à de nombreux pays : l’autofinancement, grâce auquel de grandes et moyennes entreprises accroissent considérablement leur capital de production. En ce cas, on peut affirmer, pensons-nous, qu’en raison de cet autofinancement, les entreprises doivent reconnaître une certaine créance aux travailleurs, surtout si leur salaire ne dépasse pas le salaire minimum’’ ; elle était dans la continuité de l’encyclique « Rerum Novarum » publiée en 1891 par Léon XIII et de ce qu’on appelle la doctrine sociale de l’Église qui fut à l’origine de la pensée des conservateurs catholiques et sociaux tels René de la Tour du Pin et Albert de Mun.
Marcel Loichot a écrit dans « La mutation ou l’aurore du pancapitalisme » : ‘’Rappelons brièvement ce qu’est le libéralisme à l’état naissant. Anarchiste sur le plan économique, le libéral professe qu’il suffit de laisser faire et de laisser passer pour obtenir l’optimum. Même si, momentanément, cela conduit à faire travailler au fond des mines des enfants de moins de huit ans ou à réduire au chômage et à la misère la plus noire le quart de la population, le droit d’association pour défendre les « prétendus intérêts communs à la classe ouvrière » ayant été d’ailleurs antérieurement aboli’’ (page 136).
Quant au général de Gaulle qui n’était pas tendre lui non plus avec le capitalisme libéral, il répondit à David Rousset, en avril 1968, lors d’un entretien : ‘’Il faut condamner le capitalisme, la société capitaliste, il faut la condamner expressément. Il faut condamner le communisme totalitaire. Il faut trouver une voie nouvelle, la participation’’.
Selon le syndicaliste gaulliste Alain Kerhervé : »La conception de la « participation » telle qu’elle est définie par le général de Gaulle doit être comprise comme une philosophie de vie en société au sein de la seule communauté ayant à ses yeux un sens : la nation. Comme nous avons pu l’aborder dans les chapitres précédents, il convient d’identifier trois thèmes fondamentaux de cette « troisième voie » :
– La participation citoyenne qui permet à chacun de concourir à la vie de la cité prise dans sa conception la plus large. C’est l’utilisation, chaque fois qu’il s’agit d’un problème important, du référendum.
– C’est aussi la décentralisation des responsabilités publiques et la coopération des acteurs sociaux et économiques au sein d’institutions démocratiques (Régions, Sénat, universités).
– La participation dans l’entreprise, comprise comme une association consentie entre le capital et le travail. Sur ce dernier thème, la « troisième voie » rejette autant le libéralisme économique que le marxisme. Il s’agit pour le Général de gommer tout ce qui peut exacerber et alimenter la lutte des classes laquelle ne fait qu’opposer entre eux des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général » (« Une Révolution en héritage » ; page 168).
Le républicanisme étant fondamentalement une philosophie de l’intérêt général, du bien commun, il est évident que le point de vue gaullien en était une expression.
La Participation voulue par le Général ne se limitait ni à la participation des salariés aux bénéfices des entreprises, ni même à leur participation au capital et aux instances de direction, ‘’C’est un concept complexe, qui associe étroitement l’économie, le social, sous toutes ses formes et le politique. Pris globalement, il ne se rapporte exclusivement ni à l’un ni à l’autre de ces aspects, mais ne peut être compris que par leur liaison étroite’’ (Jean-Paul Cointet ; « Le général de Gaulle et la participation »). C’est un concept qui englobe tous les aspects de la vie économique et politique de la Nation.
Le Général dit, le 28 octobre 1966, ‘’Dans notre société industrielle, ce doit être le recommencement de tout, comme l’accès à la propriété le fut dans notre ancienne société agricole’’ (« Discours et Messages », I, p. 341). La mutation pan-capitaliste était pour lui la solution qui, comme le pensait Marcel Loichot, n’avait jamais été trouvée depuis la révolution néolithique laquelle conduisit à l’accaparement des terres par des minorités qui imposèrent leurs volontés au plus grand nombre. Cette situation a été à l’origine, depuis cette lointaine époque, d’innombrables mouvements de contestation et de rébellion ; les Gracques ne furent certainement pas les premiers réformateurs ayant proposé de limiter l’accumulation des richesses et d’opérer des redistributions des terres. On peut penser que si les Tsars avaient imposé une réforme agraire, il n’y aurait pas eu de révolution bolchévique. Les choses n’ont pas totalement changé ; Marcel Loichot a écrit le 4 novembre 1966 dans « Notre République » : ‘’Car l’accaparement par la seule classe bourgeoise de nouvelles usines nées de marges accrues n’a jamais été tolérée par les travailleurs. Et ce déni de justice a créé la subversive lutte des classes avec pour seuls entractes les périodes patriotiques des guerres mondiales et des reconstructions qui les suivent. Pour que se réalise effectivement la moindre augmentation des salaires que requiert notre développement, il est donc indispensable qu’on contienne aussi la distribution des dividendes et qu’on partage avec le peuple l’autofinancement investisseur né de cette double limitation’’. La bourgeoisie réclame en permanence une limitation des salaires et elle justifie cette limitation par le besoin d’investissement mais elle se réserve cet autofinancement qui augmente le capital de ses entreprises.
Le général de Gaulle n’était pas un révolutionnaire mais au cours d’une conférence de presse, le 4 février 1965, il dit : ‘’Mais tout le monde sait, qu’à moins d’un cataclysme qui remettrait tout en cause, nous ne nous livrerons plus à la discrétion effrénée du capitalisme libéral et personne ne croit que nous nous soumettrons jamais à la tyrannie écrasante du communisme totalitaire. Non ! La route que nous avons choisie n’est ni celle-ci, ni celle-là’’. Le Général, qui n’était pas libéral (tous ceux qui disent le contraire ne l’ont pas lu ou sont malhonnêtes), avait compris que pour maintenir la cohésion de la nation, il faut que l’accès de tous à la propriété et la limitation des inégalités socio-économiques soient garantis et effectifs, ce qui est conforme avec l’idéal républicain qui a été, depuis toujours, celui d’une communauté de petits propriétaires.
Le banquier et économiste Pierre Gueneau dont la pensée participe à la fois du « participationnisme » gaullien et de la théorie du circuit de l’économiste Bernard Schmitt a écrit dans « La participation du futur », un livre préfacé par l’ancien maire, député, ministre et président de la Fondation Charles de Gaulle, Jacques Godfrain : ‘’Il serait donc de la plus haute importance, pour que les travailleurs accèdent à une véritable dignité, qu’ils puissent être significativement associés au capital de leur entreprise, mais aussi à celui des autres entreprises du pays, pour diversifier leurs risques d’investissement et tenir compte aussi des travailleurs du secteur public qu’il n’y a aucune raison de priver de ce projet capitalistique. Cependant, depuis l’aube du capitalisme, les travailleurs ont été globalement exclus du cercle du pouvoir réel de l’entreprise, se contentant du pouvoir résiduel de contester, de manifester, octroyé par le droit du travail et le droit syndical dont la grève représente l’arme suprême. Non associé aux décisions qui le concernent, le travailleur ne peut que valoriser son droit à s’opposer, par tous les moyens, y compris ceux suscités, au nom de la lutte des classes, par les idéologies les plus révolutionnaires et les plus contestataires. Pour briser cette logique infernale, il n’existe pas d’autre solution que d’impliquer les travailleurs, au même rang que les capitalistes, dans la destinée des entreprises’’ (page 142).
Le général de Gaulle pensait que l’économie de marché est la plus efficace ; il n’envisageait donc nullement d’abandonner ce type d’organisation économique mais il dénonçait le capitalisme libéral ‘’dans lequel la propriété, la direction, le bénéfice des entreprises n’appartiennent qu’au capital. Alors ceux qui ne le possèdent pas se retrouvent dans une sorte d’aliénation, à l’intérieur même de l’activité à laquelle ils contribuent. Non, le capitalisme du point de vue de l’homme n’offre pas de solution satisfaisante……….Nous ne considérons pas que le salariat, c’est-à-dire l’emploi d’un homme par un autre, doive être la base définitive de l’économie française ni de la société française’’ (cité par J. Godfrain dans ‘’Manifeste pour un gaullisme social », pages 144 et 145). Le Général pensait, à l’instar de Marx, qu’une partie de la richesse produite par chaque travailleur est détournée au profit des détenteurs du capital ; c’est ce qui l’a amené à imposer la réforme de 1965 qui devait aboutir à la restitution de cette part détournée. Mais, à la différence de Marx qui voulait attiser les luttes de classe pour mettre à bas la société capitaliste, il visait, au contraire, à la disparition de ces luttes qui nuisent gravement à la ‘’cohésion nationale’’ et mettent en péril la communauté nationale. Son objectif était donc diamétralement à opposé à celui de Marx qui était indifférent aux nations, la société communiste dont il rêvait étant une société de l’individu émancipé.
Le projet gaullien prend forme
Le 21 février 1966, au cours d’une conférence de presse, le général de Gaulle expliquait ce qui guidait son action : ‘’ Il faut rendre notre économie décidément compétitive à l’égard du monde entier en augmentant sa production et sa productivité, d’abord par un vaste effort d’investissement auquel nous entendons que les travailleurs participent…..Ces mesures répondent à la justice sociale en accentuant la politique des revenus et en prévoyant d’associer les travailleurs aux plus-values en capital résultant de l’autofinancement’’.
En 1965, le député gaulliste Louis Vallon, polytechnicien, ancien membre des FFL et membre fondateur du RPF, présenta un amendement, auquel fut donné son nom, à la loi sur la réforme de la fiscalité des sociétés, qui introduisait le principe de la participation des travailleurs aux plus-values en capital des entreprises. Cet amendement fut accepté malgré l’opposition des libéraux (Pompidou, Debré…) et celle de la gauche qui ne voulaient, ni les uns ni l’autre, d’une participation des travailleurs au capital des entreprises. Pompidou était libéral et donc partisan de l’oligocapitalisme et la gauche s’accrochait à l’idée d’étatisation de l’économie (monocapitalisme).
Selon Bernard Ducamin, qui fut conseiller technique de la présidence de la République, ‘’Les droits reconnus aux salariés au titre de la participation aux fruits de l’expansion des entreprises sont par nature différents du salaire. Ils visent à exprimer non pas la valeur du travail fourni et la qualification du salarié, ce qui est normalement le but du salaire et de ses accessoires, mais à donner à tous ceux qui ont contribué à l’expansion de l’entreprise, c’est-à-dire à son enrichissement constaté par l’accroissement des valeurs d’actif, le salarié se présentant en quelque sorte au partage de cette valeur aux côtés de l’actionnaire ou du propriétaire de l’entreprise comme une sorte d’associé’’ (cité par Michel Desvignes dans « Demain, la participation ; page 262), ce qui résume parfaitement l’esprit de la Participation économique.
Le contexte économique au moment où Louis Vallon fit voter son amendement (12 juillet 1965) était marqué par la faiblesse de l’investissement dans les moyens de production. Le patronat en était conscient et voulait augmenter l’autofinancement qui constituait l’essentiel de la croissance du capital investi dans les outils de production. Pour cela, il voulait que la croissance des salaires soit bloquée de façon à ce que puissent croître les marges d’autofinancement. Or, ces dernières augmentent la valeur des sociétés et, donc, l’augmentation de l’investissement autofinancé ne profitait, comme c’est toujours le cas ou presque, qu’aux propriétaires d’actions. Autrement dit, on demandait aux salariés de se serrer la ceinture pour enrichir les actionnaires et accessoirement augmenter la production. L’injustice était manifeste, d’autant plus que le patronat avait obtenu un avoir fiscal qui réduisait, de fait, l’impôt sur les dividendes de moitié (ce dernier était de 50% et l’avoir fiscal qui venait d’être créé était de 25%). C’est cette injustice qui permit à Loichot et Vallon de justifier la réforme « pan-capitaliste » qui, sans remettre en cause la propriété privée, prévoyait la répartition de l’autofinancement entre actionnaires et salariés.
La loi du 12 juillet 1965 imposait au gouvernement la mise en œuvre d’une réforme avant l’été de 1966. Louis Vallon et René Capitant, qui adhéraient totalement au projet de Marcel Loichot, essayèrent de faire de cette réforme une réforme « pan-capitaliste » conforme à celle qui était proposée par ce dernier et qui prévoyait que les actions seraient rémunérées, comme des obligations, à hauteur de 5% de leur valeur, sous réserve que les bénéfices constatés le permettent, et que l’excédent serait transformé en actions nouvelles distribuées pour moitié aux possesseurs d’actions au cours de l’exercice échu et pour moitié, proportionnellement à leurs salaires, aux salariés présents au cours du dit exercice. Ces actions nouvelles, correspondant à une augmentation du capital générée par l’autofinancement, devaient être incessibles pendant dix années. Marcel Loichot avait calculé que si les salariés conservaient leurs actions, ils détiendraient la majorité au bout d’une période de 25 ans ; son calcul était basé sur un autofinancement annuel égal à 6% du capital, ce qui correspondait à la moyenne constatée au cours des années qui avaient précédé son calcul. Dès la deuxième année, les salariés devaient percevoir des actions nouvelles en tant que salariés et en tant qu’actionnaires ; ce processus aurait permis l’extension continue de la part des salariés sans spolier les actionnaires originels. Au bout de 15 ans, ils auraient détenu 36% du capital, 50% au bout de 25 ans et 68% au bout de 40 ans.
La solution « pancapitaliste » face à ses détracteurs
En 1961, le polytechnicien Marcel Loichot, qui n’appartenait pas au mouvement gaulliste, avait envoyé au général de Gaulle une note dans laquelle il lui présentait les grandes lignes de son projet qu’il avait appelé « pan-capitalisme ». En 1966, Marcel Loichot publia un livre intitulé « La réforme pan-capitaliste » dans lequel il présentait de manière très synthétique le dit projet. Le général fut très impressionné par les idées de celui-ci et il le lui fit savoir par courrier. René Capitant écrira à propos du « pan-capitalisme » de Loichot : ‘’Ce n’est pas Une solution, mais La solution’’ et Louis Vallon écrira lui aussi tout le bien qu’il pensait de ce projet qui, tout en maintenant le principe de la propriété privée, permettrait aux travailleurs de devenir copropriétaires des outils de production.
Le « pan-capitalisme » proposé par Loichot s’opposait à l’ « oligocapitalisme » réservé à une minorité dans les États libéraux et au « monocapitalisme » pratiqué par les États communistes. Selon Loichot, le « pan-capitalisme » vise à mettre fin à l’aliénation des salariés ‘’diffusant partout la propriété sans spolier personne et plus précisément en partageant entre capitalistes et prolétaires l’accroissement des moyens de production qu’implique notre développement industriel’’ (Le Figaro ; 9 juin 1966).
Le plan de mise en œuvre de la participation et l’idée même de participation ont été combattus immédiatement par les libéraux parmi lesquels le journaliste Roger Priouret et le philosophe Raymond Aron qui s’est montré très agressif et même presque insultant à l’endroit de Marcel Loichot et de Louis Vallon.
Le Figaro publia une réponse de Marcel Loichot adressée au philosophe dans laquelle il écrivit avec humour : ‘’Les salariés participeront, accédant ainsi à une « désaliénation » dont M. Aron ne parvient pas à saisir l’importance, puisqu’elle n’est pas cotée en Bourse’’ ! La levée de boucliers que provoqua cette réforme a mis en évidence une contradiction du discours des libéraux qui affirment l’importance cardinale de la propriété mais qui s’accommodent très bien d’une situation dans laquelle seule une minorité est propriétaire et qui s’opposent à tout projet visant à étendre la propriété au plus grand nombre. Selon les libéraux, la propriété est le fondement de la liberté, ce qui signifie que ceux qui ne possèdent rien ne sont pas libres ; près de la moitié des Français ne seraient donc pas libres dans la France de 2024, ce qui n’empêche pas les libéraux de dormir. Si la propriété est vraiment le fondement de la liberté, alors il faut donner à tous les citoyens les moyens de devenir propriétaires, de leurs habitations et des outils de travail, ce qu’ont refusé les libéraux en 1966 ! Raymond Aron n’a d’ailleurs pas brillé dans cette affaire et il s’est rendu compte très rapidement qu’il n’avait que des moqueries à adresser à Marcel Loichot, ce qui l’amena très rapidement, faute d’arguments, à couper court au débat.
En fait, la propriété n’est pas le fondement de la liberté. Deux principes fondent la liberté : le refus des dominations arbitraires et la participation des citoyens à la vie politique ; on peut ajouter que, quand la propriété est trop inégalement répartie, celle-ci devient une source possible de domination. C’est ce qui s’est passé à de nombreuses reprises au cours de l’histoire et c’est ce que nous pouvons constater de nos jours ; les richesses monstrueuses détenues par les milliardaires permettent à ces derniers de dicter leur volonté à des États dans lesquels ils possèdent les médias, manipulent les politiciens et imposent leurs vues à ces derniers. La propriété, quand elle se concentre entre un nombre réduit de mains, génère la tyrannie. C’est en cela qu’elle est contestable et, comme toujours, c’est l’excès qui est la source des problèmes.
Selon le journaliste gaulliste Frédéric Grendel ‘’….sans conteste, de Gaulle a été écarté du pouvoir par la conjuration de tous ceux qui ne voulaient pas de cette participation, qu’ils fussent membres de la majorité ou de l’opposition, partisans du capitalisme oligarchique ou du capitalisme d’État’’ (1970, préface à « La mutation ou l’aurore du pan-capitalisme »). Il accusait les tenants du libéralisme économique (capitalisme oligarchique dans le vocabulaire de Marcel Loichot) et ceux de l’étatisation (monocapitalisme, capitalisme d’État), d’avoir provoqué la victoire du « non » lors du référendum de 1969. Le général de Gaulle s’est plaint en 1968 de ne pas avoir été soutenu, dans son combat pour la participation, par ses alliés politiques tandis qu’un sondage réalisé par l’IFOP et publié le 16 décembre 1966 dans Notre République, le journal de Louis Vallon, indiquait que 61% des Français étaient favorables à la participation voulue par le président de la République. À ce moment là, le peuple et les élites politiques avaient déjà des opinions divergentes ; celles de gauche ne pensaient qu’en termes d’étatisation de l’économie et celles de droite étaient déjà gangrénées par l’idéologie libérale. Les seuls à avoir soutenu le Général étaient les amis de René Capitant, Louis Vallon et Emmanuel d’Astier de la Vigerie qu’on disait « gaullistes de gauche » parce qu’ils associaient étroitement l’amour de la nation et la justice sociale.
Par la suite, la déferlante néolibérale qui s’abattit sur l’Occident, et au-delà, à partir des années 1970, puis l’effondrement du monde soviétique qui invita certains à penser que le train de l’histoire venait de s’arrêter dans la gare « libéralisme », ont balayé toutes les résistances à la normalisation libérale des économies. La Participation a été victime de cette conjoncture mais le moment libéral s’achève et une solution alternative qui prendra en compte les échecs des régimes communistes et ceux des régimes libéraux, s’imposera à l’avenir. La Participation que le patronat, les partis politiques et les syndicats avaient enterrée, pourrait bien être cette alternative.
Les propositions de l’économiste Gérard Lafay
Gérard Lafay a enseigné l’économie à l’Université de Paris I ; il a animé le Centre d’Études Prospectives et d’Informations Internationales (CEPII) au sein duquel il créa le modèle MOISE et une banque de données dédiée aux échanges commerciaux dans l’économie mondialisée. Il est très favorable à la participation et il a abordé ce sujet dans un livre intitulé « L’explosion des inégalités sociales ».
Notre économiste pense que seules les personnes privées doivent être imposées et que les personnes morales ne doivent pas l’être : ’’En supprimant, d’une part l’impôt sur les bénéfices des sociétés, d’autre part l’abattement forfaitaire appliqué jusqu’à présent, la nouvelle économie sociale de marché se traduirait par le fait que la réserve de participation, découlant de la création de valeur par le capital humain, serait au moins triplée. Elle serait également généralisée à toutes les entreprises’’ (« L’explosion des inégalités sociales » ; page 33). Cette proposition serait injuste si elle n’était pas accompagnée d’un plan d’accès des salariés à la propriété des entreprises. Le triplement de la réserve de participation permettrait d’envisager une croissance rapide de l’actionnariat salarié mais ‘’Dans l’esprit de la véritable participation, la seule solution logique serait ainsi que la réserve de participation fasse uniquement l’objet d’une attribution gratuite d’actions ou de parts de l’entreprise. Celle-ci serait calculée proportionnellement aux salaires perçus, en excluant toute autre solution. Le poids des travailleurs dans le capital de l’entreprise, resté marginal, deviendrait ainsi beaucoup plus significatif, permettant de peser sur ses orientations stratégiques. Ainsi serait changée en profondeur la nature même de chaque entreprise transformant chaque travailleur en un propriétaire. La réserve de participation devrait donc concerner tout le personnel, en interdisant toute option d’achat d’actions réservées aux dirigeants (stock options). Elle permettrait à la fois de financer l’investissement productif et d’élever la part des travailleurs dans le capital de l’entreprise. La participation offrirait également le moyen d’apporter un complément de retraite sous forme de capitalisation, sans pour autant remettre en cause le régime de base qui doit, évidemment, demeurer celui de la répartition.’’ (page 34).
Contrairement à ce qu’avait prévu Marcel Loichot, à savoir l’incessibilité des actions acquises par les salariés pendant dix ans seulement, Gérard Lafay pense qu’il faudrait que leur vente ne soit possible qu’à l’âge de la retraite : ‘’C’est pourquoi, au lieu de faire l’objet de « déblocages » conjoncturels, la participation doit être conçue dans la perspective d’une longue durée, jusqu’à la fin de la carrière’’ (page 33). Une telle disposition permettrait la détention d’une part du capital social des entreprises par les salariés beaucoup plus importante que celle qui avait été envisagée par Marcel Loichot. Le déblocage de ce capital, en fin de carrière, permettrait d’améliorer le niveau de vie des retraités.
Aujourd’hui, une moitié du capital des grandes entreprises françaises du CAC 40 appartient à des investisseurs étrangers, ce qui constitue une des grandes faiblesses de l’économie française. La domination progressive de notre économie par des investisseurs étrangers fait progressivement régresser notre indépendance nationale. Les républicains authentiques ne peuvent que s’alarmer d’une telle situation ce qui n’inquiète pas nos dirigeants libéraux qui pensent en terme de marché mondial totalement ouvert. Nous devons reconquérir notre indépendance économique et, pour cela, la création d’un ‘’actionnariat citoyen’’ serait un moyen de contrer les investisseurs étrangers tout en favorisant les intérêts des salariés. Gérard Lafay fait une proposition intéressante à ce sujet : ‘’Il faut permettre une diversification des risques, pour éviter qu’un travailleur ne mette tous ses œufs dans le même panier. Chacun d’entre eux devrait pouvoir céder une fraction plus ou moins grande de ses actions, ou parts d’entreprise, à une forme mutualisée de placements. Toutefois, ce placement diversifié ne devrait pas être laissé entre les mains d’agents jouant contre les intérêts des travailleurs, selon la méthode anglo-saxonne des « fonds de pension »’’ (page 34). Il faudrait absolument éviter d’adopter les principes des dits « fonds de pension » qui exigent un retour sur investissement d’au moins 15%, ’’Une forme collective d’actionnariat offre le moyen de contrer cette pratique, mais à condition de pouvoir orienter la stratégie des entreprises dans un sens favorable aux travailleurs. Pour éviter que ce placement diversifié ne suive la même logique que les « fonds de pension » anglo-saxons, qui n’ont qu’un objectif de rentabilité immédiate, il devrait donc être géré par les travailleurs eux-mêmes »’’ (pages 35). Ce que suggère ici notre économiste, c’est la formation de fonds salariaux d’investissement dont les capitaux appartiendraient aux salariés et à eux seuls : ’’La deuxième catégorie serait celle des travailleurs propriétaires organisés par métier, détenteurs mutualisés d’actions ou de parts diversifiées. Les ressources de cette catégorie seraient alimentées par les titres de propriété cédés par les travailleurs, correspondant à des bénéfices automatiquement réinvestis. Le rôle de telles organisations serait essentiel pour acquérir une part très importante du capital, afin de contrer les fonds d’investissements anglo-saxons. Leur logique ne serait pas d’influer sur la gestion quotidienne de l’entreprise, dont chacun ne possèderait qu’une part minoritaire, mais de gérer ces placements diversifiés en « bon père de famille », en évitant des choix stratégiques désastreux »(page 37). Ces fonds salariaux d’investissement seraient gérées non pas par l’État, c’est-à-dire par les partis politiques, ni par les syndicats qui ne représentent qu’une faible part des salariés dans notre pays, mais par les salariés eux-mêmes qui choisiraient les dirigeants selon le principe coopératif « un homme, une voix », tandis que leur part et les profits liés à cette part seraient proportionnels à leur « épargne en actions » laquelle serait elle-même proportionnelle aux salaires que le salarié a perçus tout au long de sa carrière.
Conformément au principe coopératif, les capitaux gérés par ces fonds salariaux d’investissement, institutionnels mais privés, ne pourraient être cédés ni à des non salariés ni à des étrangers. Ces fonds permettraient au peuple français de s’approprier progressivement le capital des entreprises tout en répartissant la propriété parmi l’ensemble des travailleurs.
Le projet de participation des salariés aux profits, au capital, à la surveillance et au gouvernement des entreprises participe pleinement de la philosophie du républicanisme lequel a pour idée centrale le refus de l’arbitraire et la suppression de toutes les dominations qu’il est possible de supprimer sans nuire au bon fonctionnement de la société (et en se gardant de verser dans une lutte systématique contre toutes les dominations).
L’aliénation subie par les travailleurs, qui a été dénoncée par des gens très différents, de Marx à Pie XI, condamne les salariés à subir des décisions arbitraires prises par des dirigeants, sous la pression d’actionnaires qui ne se préoccupent guère du sort des salariés, tout du moins dans les plus grandes d’entre elles. De plus, de nos jours, mondialisation oblige, ces dirigeants et ces actionnaires sont souvent étrangers et ne font plus preuve d’aucune retenue dans leurs décisions. La participation pleine et entière aurait plusieurs effets positifs :
- en faisant des salariés, à terme, les actionnaires majoritaires des entreprises, elle permettrait aux Français de maîtriser le capital productif, sous réserve que les cessions de titres ne puissent être possibles qu’entre nationaux. De ce point de vue, la participation va dans le sens de l’indépendance nationale, un principe central du républicanisme. Les travailleurs devenant des copropriétaires, les luttes entre classes sociales diminueraient considérablement ce qui renforcerait la cohésion nationale.
- la participation aux bénéfices améliorerait les revenus des travailleurs-actionnaires ce qui apaiserait les relations au sein des entreprises.
- enfin, la participation c’est aussi la participation aux décisions et la surveillance du fonctionnement des entreprises, ce qui existe déjà dans les sociétés allemandes et scandinaves pratiquant la cogestion.
- selon une étude de Daniel Vaughan-Whitchead, l’intéressement des travailleurs a un effet très positif sur les profits des entreprises, ce qui ne peut surprendre que les conservateurs bornés. Il est fort probable que des sociétés pleinement participatives seraient beaucoup plus efficaces et profitables que les sociétés actuelles.
La république romaine n’a pas su régler le problème des inégalités qui se sont aggravées avec l’extension de l’empire laquelle permit à certains de s’enrichir démesurément. Tiberius Gracchus, qui était issu de la classe sénatoriale et qui avait été tribun de la plèbe, avait averti du danger que les inégalités sociales trop importantes faisaient courir à la république mais il n’a pas été suivi par les riches dont la cupidité est souvent à l’origine de situations sociales et politiques explosives. Les tensions sociales qui existaient à la fin de l’ère républicaine se traduisirent par des soulèvements populaires et des guerres civiles qui aboutirent à la tyrannie impériale.
La mutation pan-capitaliste n’est pas une révolution bouleversant de fond en combles les principes de notre société puisqu’elle vise, non pas à abolir la propriété mais à la répartir parmi l’ensemble des citoyens. Cette mutation est légitime dans la mesure où elle répond à un besoin naturel de justice. Comme nous l’avons expliqué dans un autre article (« De l’anthropologie à la politique »), les humains admettent spontanément qu’un objet fabriqué par l’un d’entre eux appartient à ce dernier, ce qui fonde, dans une certaine mesure, le droit de propriété mais dans une certaine mesure seulement parce qu’il s’agit de ce que fabrique une personne par elle-même et non pas de ce qu’elle fait fabriquer par d’autres. La notion de propriété a un fondement naturel mais la propriété telle que l’entendent les libéraux n’a rien de naturel. Par ailleurs, les humains estiment généralement que les différences trop importantes dans la répartition des biens sont injustes, ce qui fonde l’exigence de justice sociale qui, n’en déplaise aux libéraux, est très largement répandue et sans doute indéracinable (même aux États-Unis, où la culture dominante est individualiste, une très nette majorité – 70% – pense que les inégalités sociales sont trop importantes dans leur pays). Dans une société authentiquement républicaine, les citoyens, dont la plupart sont des salariés, ne peuvent pas être dominés par une minorité (les actionnaires) qui confisquent une partie de leur travail, c’est-à-dire de leur propriété, au nom d’un principe très contestable qui est issu de l’idéologie libérale. Que les détenteurs des capitaux soient les seuls bénéficiaires des résultats des entreprises alors que ces résultats sont aussi le fruit du travail des salariés, n’a rien de « naturel », ce n’est qu’une règle imposée arbitrairement par la classe dirigeante. Les sociétés commerciales pourraient être régies par des règles très différentes de celle-là ; ainsi, Lucien Pfeiffer, banquier et inventeur du crédit-bail, a imaginé un type de société, qu’il a appelé la société de partenaires, fondée sur l’idée d’une véritable association entre le capital et le travail, ce qui rappelle la participation gaullienne. Le capital social des SARL, SA, SAS…, est un prêt des actionnaires qui n’est jamais remboursé ; il n’existerait pas dans la société de partenaires telle que l’a définie Lucien Pfeiffer et les investissements seraient faits par des établissements de crédit-bail qui seraient donc propriétaires des équipements et des bâtiments de production, le risque serait couvert par des assurances et les partenaires partageraient les fruits de leur travail selon une règle fixée dans les statuts de la société. Une telle organisation entrepreneuriale serait beaucoup plus « vivable » pour les travailleurs-partenaires et très certainement plus efficace parce que plus motivante. Elle permettrait à un plus grand nombre de personnes d’accéder à la création d’entreprises parce que le risque serait moindre (les projets seraient filtrés par les établissements de crédit-bail et les risques seraient couverts par des assurances), parce que le partage des responsabilités entre les partenaires et la solidarité de ces derniers (solidarité qui existe peu dans les sociétés de capitaux où le créateur est seul face aux nombreuses difficultés auxquelles il est confronté et où les salariés sont de moins en moins coopératifs) permettrait à ces derniers d’être beaucoup plus sereins et parce que, enfin, le statut de partenaire est engageant et motivant. Ainsi, Pierre Marcel, qui dirige la société Tournus Équipement en Saône-et-Loire, ne voit que des avantages à l’actionnariat des salariés (les salariés de cette société détiennent 60% de son capital) qui attire les travailleurs les plus compétents, réduit considérablement les tensions sociales et génère une dynamique et une coopération importantes.
On peut penser qu’un tel cadre juridique ne peut que changer les relations au sein des entreprises mais aussi le profil psychologique des créateurs d’entreprises. Rappelons qu’en 2023, 24% des Français, dont 49% des plus jeunes d’entre eux, souhaitaient créer une entreprise, ce qui traduit une lassitude à l’égard du salariat.
La Participation politique
Nous avons insisté sur la Participation économique parce que ce volet essentiel et important de la pensée gaullienne est occulté mais la Participation c’était aussi, pour le Général, la participation politique. À rebours des libéraux qui rejettent, de plus en plus nettement, la participation des citoyens à la vie politique, il pensait que toutes les décisions importantes pour l’avenir du peuple français devaient être prises directement par les Français par la voie du référendum ; nous lui devons l’introduction de la procédure référendaire dans notre Constitution. Nous avons expliqué dans un autre article pour quelles raisons il est nécessaire d’aller jusqu’au bout de cette idée en introduisant le référendum d’initiative populaire.
Le général de Gaulle pensait aussi que les communautés locales, notamment les régions, doivent prendre toutes les décisions qui ne concernent qu’elles. C’est cette idée qu’il a proposée à nos parents et grand parents lors du référendum de 1969, référendum qu’il a perdu, de peu, et qui a provoqué sa démission. La régionalisation qu’il avait souhaitée a été mise en œuvre, en 1982, par les lois Deferre. Sans doute faudrait-il parachever cette réforme en faisant des actuels départements des subdivisions des régions, ce qui permettrait de supprimer un étage de l’organisation administrative qui pourrait également être allégée en réduisant considérablement le nombre des communes rurales ce qui impliquerait la suppression des communautés de communes et donc un étage du mille-feuille politico-administratif.
Le système représentatif est en crise depuis plusieurs décennies ; cela se traduit par une montée importante de l’abstention électorale et par une résignation malsaine, dans tous les pays occidentaux. Nous savons qu’une très grande majorité de nos compatriotes souhaitent l’introduction du référendum d’initiative populaire parce qu’ils ont compris que le système représentatif est devenu, sans difficulté, une oligarchie politicienne qui est elle-même manipulée par une oligarchie ploutocratique, comme le dit le professeur Jeffrey Sachs. De la même façon, l’absence de participation des salariés aux bénéfices, au capital et aux décisions alors que les gains des dirigeants d’entreprises sont de plus en plus extravagants (Carlos Tavares a gagné 2000 fois plus qu’un ouvrier, en 2023 !), est à l’origine du manque d’enthousiasme et d’engagement qu’on constate dans de très nombreuses entreprises et qui se traduit par une moindre envie de travailler que le discours dominant des « boomers », qui ont diffusé l’idée d’une société de loisirs et de satisfaction illimitée des désirs, ne fait que renforcer.
Pour remettre notre économie sur les rails, il faudra travailler plus et mieux (la formation des titulaires de CAP et de BEP est nettement insuffisante et le niveau des connaissances de tous les diplômés se dégrade régulièrement) mais il ne sera pas possible de remettre les Français au travail sans remettre en cause les avantages des privilégiés, sans intéresser les travailleurs aux résultats et sans les impliquer dans la vie des entreprises en en faisant des copropriétaires. La Participation proposée par le général de Gaulle est une solution mais elle ne serait sans doute pas aisément acceptée par les actuels actionnaires et dirigeants des entreprises ; une véritable révolution culturelle est nécessaire tant chez les actionnaires, qui doivent admettre qu’il faut partager avec les salariés les richesses produites, que chez les salariés qui doivent admettre qu’il faut travailler davantage et mieux.
Conclusion
Le général de Gaulle voulait que les Français soient maîtres de leur destin d’où l’importance qu’il accordait aux référendums. Pour lui, la nation était, avec le respect mutuel que se doivent les hommes, la valeur suprême. Une de ses principales préoccupations était le maintien de la cohésion nationale qui est mise en péril par les luttes de classe que génère le système capitaliste libéral. Pour y remédier, il avait mis sur les rails une réforme ambitieuse qui devait transformer les salariés en travailleurs-propriétaires. Cette réforme a été torpillée par la droite et par la gauche ; la première parce qu’elle ne voulait pas de remise en cause de l’ordre libéral et la seconde parce qu’elle pensait que la révolution passait par l’aggravation de la lutte des classes.
La réforme gaullienne serait sans doute difficile à mener à bien aujourd’hui parce que la croissance est trop faible et l’endettement trop important. Il faudra sans doute attendre des circonstances plus propices, peut-être une crise importante, mais cette réforme est indispensable sous la forme qui avait été envisagée par Marcel Loichot ou sous une autre forme (création de fonds salariaux d’investissement alimentés par une partie des bénéfices des entreprises, comme cela a été envisagé en Suède, par exemple).
La domination exercée par les propriétaires des entreprises sur les salariés ne peut être négligée et le partage des bénéfices entre détenteurs du capital et apporteurs de savoir-faire intellectuel et manuel est un objectif important mais la domination du capital mondialisé sur les entreprises et sur les États eux-mêmes est devenue très importante en ce début de XXIe siècle ; les organisations économiques transnationales imposent leurs règles aux États et, en Europe, à la Commission de Bruxelles, ce que les dirigeants libéraux et sociaux-démocrates se gardent bien de dénoncer (selon Philippe de Villiers, le très libéral François Fillon lui avait fait remarquer, lors d’un échange qui eut lieu au siège bruxellois de l’UE, que les compagnies transnationales étaient les vrais décideurs ! ). Cette domination se traduit par la volonté de démanteler les systèmes de protection sociale (assurances sociales ; droit du travail ; assurance chômage ; système de retraite par répartition…..), de supprimer les frontières nationales de façon à permettre la libre circulation des biens, des hommes et des flux financiers et, in fine, les États nationaux qui seraient remplacés par un gouvernement mondial (les fondations des milliardaires œuvrent depuis plus d’un siècle en ce sens ; la fondation Rockefeller, par exemple, qui a été créée en 1913).
Nous sommes de plus en plus prisonniers des puissances financières ; depuis 1974, nos dirigeants politiques libéraux et socialistes, ont généré une dette nationale monstrueuse qui a été contractée auprès d’organisations financières étrangères pour l’essentiel, a contrario de ce qu’ont fait les dirigeants japonais qui ont pris soin d’emprunter à leurs seuls compatriotes ou presque. De plus, la majorité du capital du CAC40 est détenue par des financiers étrangers. Comme cela ne suffisait pas, nous laissons des étrangers acheter nos terres, nos propriétés viticoles, nos forêts, nos fleurons industriels comme la division « turbines » d’Alstom qui a été bradée par E. Macron, ce qui fragilise grandement notre indépendance énergétique et militaire,…..tout cela au nom des principes libéraux. Ce faisant, nous nous sommes rendus prisonniers de l’oligarchie ploutocratique mondiale, nous avons perdu une grande part de notre liberté nationale et ce n’est pas terminé. James Connolly disait qu’il ne peut pas y avoir d’indépendance politique sans indépendance économique ; cette idée est essentielle mais il faut ajouter que l’indépendance économique implique nécessairement l’indépendance énergétique qui passe, pour nous, par la production d’énergie nucléaire.
Les conséquences néfastes de l’idéologie libérale, qui promeut un monde totalement ouvert et interdépendant, ont été révélées à la faveur de deux crises successives, celle qui a été provoquée par le COVID et celle qu’induit la guerre russo-ukrainienne. Ces crises ont eu le mérite de nous rappeler que les peuples ne peuvent compter que sur eux-mêmes et qu’ils doivent être autosuffisants dans tous les domaines vitaux. Il nous faut « renationaliser », autant que possible, notre économie, ce qui ne signifie pas qu’il faille l’étatiser bien sûr, mais qu’il faut rapatrier ou créer de nouvelles et nombreuses activités industrielles et qu’il faut remettre notre économie entre les mains des citoyens français en faisant en sorte que la propriété de l’appareil de production soit répartie entre tous les travailleurs, comme le souhaitait le Général. Il ne s’agirait donc pas de sortir du système capitaliste mais de créer progressivement un capitalisme républicain ayant pour horizon l’indépendance économique de la nation et l’effacement de la domination des actionnaires sur les travailleurs.