Une nation est une communauté, ce n’est pas un agrégat d’individus attachés à quelques grigris identitaires. Comme l’a souligné Emmanuel Todd, les nations occidentales se dissolvent dans la culture individualiste libérale parce qu’en l’absence d’une réelle solidarité l’attachement à la communauté nationale disparaît progressivement.
Nous l’avons déjà dit, nous refusons la mondialisation et la création d’un gouvernement mondial parce que nous préférons un monde pluriel au monde uniformisé que les libéraux, les socialistes et les milliardaires appellent de leurs vœux. Comme Claude Lévi-Strauss, nous pensons que l’uniformisation culturelle est un appauvrissement et qu’une organisation multiétatique de l’humanité est préférable, en dépit des possibles conflits, éventuellement guerriers, qui peuvent être à l’origine de problèmes importants pour les peuples concernés mais aussi pour les autres. Ceci dit, l’État mondial, qu’il soit centralisé ou fédéral, n’éliminerait pas le risque de conflits ; les conflits seraient des conflits internes qui pourraient dégénérer en guerres civiles. La croyance en une pacification définitive de l’humanité par la création d’un État mondial est très naïve.
Nous sommes donc partisans d’un monde pluri-étatique dans lequel chaque peuple peut s’organiser comme il l’entend sous réserve de ne rien imposer aux autres peuples, c’est-à-dire un monde westphalien. Nous pensons que chaque peuple a le droit à sa propre culture qui comprend une ou des langues, un mode de vie, des traditions, des croyances religieuses, un patrimoine artistique, littéraire, philosophique, architectural et philosophique, des institutions politiques, juridiques, sociales, économiques…….. Pour certains, le fait national est essentiellement de nature historique mais, s’il n’y a pas de nation sans racines historiques, il n’en reste pas moins qu’une communauté nationale n’est pas une association commémorative ; la commémoration des hauts faits de nos aïeux réels ou supposés ne résume pas la vie nationale et ne suffit pas à fonder la solidarité indispensable à toute communauté nationale. Une nation est une communauté, dotée d’une culture héritée de son passé, qui agit pour sa pérennité et pour l’amélioration des conditions de vie de tous ses membres, conformément aux principes qui sont les siens. L’idée des conservateurs selon laquelle le fait national est tout entier dans la commémoration du passé, l’activité économique et l’organisation sociale en étant disjointes, est une idée fausse; s’il n’y a ni action commune ni solidarité réelle, la nation s’effrite avant de disparaître ; la commémoration est nécessaire mais elle est très largement insuffisante.
Une nation n’est pas qu’une entité culturelle au sens étroit du terme, c’est une communauté qui doit assurer les besoins matériels de ses membres et régler les différends qui peuvent naître en son sein. Le politique a pour objectif d’assurer la pérennité de la communauté, de façon brutale dans les systèmes reposant sur la domination d’un groupe, de façon négociée par l’ensemble des citoyens dans une république. Nous avons dit précédemment qu’un bon système politique est un système qui prend en compte les inclinations psychologiques dominantes des êtres humains. Au nombre de ces inclinations, il y a le refus des inégalités trop importantes lesquelles sont généralement perçues comme des injustices. Le maintien et le renforcement de la cohésion nationale imposent l’existence de principes de justice sociale ; une nation n’est pas un agrégat d’individus purement rationnels à la recherche de leurs intérêts c’est une communauté dont les membres sont liés par une culture et par l’attachement à une histoire et à un territoire communs mais aussi par une solidarité réelle. La plupart des éthologues et des anthropologues pensent que c’est la solidarité intra-groupale qui est le fondement des communautés humaines. La solidarité donne à la communauté la force qui lui est nécessaire pour faire face aux dangers auxquels elle est exposée ; dangers ayant pour origines l’environnement naturel et les groupes concurrents. La solidarité très forte des humains, qui se traduit par un exceptionnel esprit de coopération et par l’altruisme, est à la fois une spécificité et une caractéristique comportementale qui a permis à notre espèce de survivre dans un environnement hostile. La solidarité des humains est intrinsèquement liée à l’attachement au groupe ; l’un ne va pas sans l’autre. La solidarité implique le partage et l’attachement au groupe se traduit par la préférence pour ce dernier et par la méfiance, voire l’hostilité, à l’endroit des autres groupes. Les socialistes et les communistes pensent qu’il est possible de créer une société juste à partir d’un agrégat d’individus sans appartenance ; ils se trompent. C’est le sentiment d’appartenance à un groupe particulier se distinguant des autres groupes par une culture et des signes (un drapeau, un hymne, une façon de s’habiller, une histoire…..et une langue, cette dernière étant bien sûr un moyen essentiel de communication mais aussi un signe distinctif, identitaire, comme l’a souligné le sociologue Bernard Lahire) qui fonde la solidarité. Quant aux libéraux-conservateurs qui pensent qu’une nation peut se passer de solidarité réelle, économique et sociale, c’est-à-dire qu’une nation n’est pas une communauté, ils se trompent tout autant ; une telle nation ne peut pas faire illusion très longtemps.
Les sociétés libérales, qui sont de plus en plus injustes, se dissolvent ; les citoyens des États libéraux sont de plus en plus indifférents à l’égard de ces États qui ne prennent pas en compte les préoccupations et les besoins de la majorité de leurs citoyens, ce qui explique l’apathie de ces derniers à l’égard de la vie politique, à laquelle une bonne partie d’entre eux ne participent plus. De plus en plus de citoyens pensent que l’activité politique est une manipulation exercée par la caste politicienne au profit des plus riches et ils n’ont pas tort de le penser. L’économiste et professeur étatsunien Jeffrey Sachs dit de son pays qu’il est devenu une oligarchie ploutocratique mais tous les pays occidentaux sont en train de devenir des oligarchies ploutocratiques, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus ni des démocraties ni des républiques, contrairement à ce qu’affirment en boucle les médias et les politiciens du système.
Depuis toujours, les inégalités économiques ont généré des conflits
Dans l’histoire de l’humanité, il y eut des révoltes sociales bien avant l’époque moderne. Depuis la fin du Paléolithique et surtout depuis le début du Néolithique, les sociétés humaines se sont stratifiées et sont devenues inégalitaires, ce qui a provoqué beaucoup de mécontentement, de frustrations et de révoltes ; aussi loin qu’il leur est possible de remonter dans le temps, les historiens constatent l’existence de mouvements visant à une moindre inégalité sociale voire même à une égalité parfaite. Déjà, dans la très ancienne civilisation chinoise, confucianiste et taoïste, il y eut des courants égalitaristes tout comme il y en eut aussi dans la Grèce antique. La première révolte sociale identifiée par les historiens et les archéologues aurait eu lieu vers 1200 avant notre ère dans la très aristocratique cité hittite nommée Ougarit (sur la côte de l’actuelle Syrie, au nord de Lattaquié).
Il y eut aussi, bien sûr, des conflits liés aux inégalités sociales dans la Rome républicaine. Les frères Tibérius (168-133 avant notre ère) et Caïus Gracchus étaient issus de la classe sénatoriale romaine et ils furent élus tribuns de la plèbe ; la réforme agraire qui les a rendus célèbres n’était pas seulement une mesure économique, elle visait à rétablir une certaine justice et à renforcer ainsi la Cité. En effet, les revenus de la paysannerie, qui constituait la base sociale et économique de la Rome républicaine, diminuaient depuis plusieurs décennies, ce qui avait de fâcheuses conséquences sur le taux de natalité et la baisse de ce dernier se traduisait par une diminution du nombre de soldats. Pour remédier à ce problème, ils envisagèrent de mettre une partie de l’ «ager publicus», qui appartenait à l’État mais que les plus riches avaient confisqué, à la disposition des paysans-soldats : ‘’ À l’opposé, les pauvres se lamentaient d’en être réduits de l’aisance à l’extrême pauvreté, et de cette dernière à l’absence de progéniture, qu’ils ne pouvaient entretenir. Ils énuméraient les campagnes militaires qu’ils avaient faites pour gagner leurs terres, et se lamentaient avec indignation de devoir être privés des biens communs. En même temps, ils reprochaient aux riches de préférer les esclaves, race infidèle, toujours ennemie, et pour cela exclue des devoirs militaires, aux hommes libres, citoyens et soldats’’ (Appien ; « Guerres civiles » ; I, 10, 40). Les latifundiaires préféraient employer des esclaves dans leurs vastes propriétés plutôt que des paysans-citoyens ; toute comparaison avec la situation présente, les esclaves étant remplacés par les immigrés, serait bien entendu complètement déplacée….
La réforme voulue par Tibérius avait des fondements patriotiques mais, selon la philologue Enrica Malcovati, il la justifiait aussi en invoquant la notion de justice ; patriotisme et justice sociale sont intimement liés. Les tentatives de réformes des Gracques furent très mal perçues par les plus riches qui s’en prirent à eux de manière très violente : ‘’Les deux tentatives des Gracques aboutirent chacune à la guerre civile, et chaque fois l’initiative vint de la coalition renouvelée du Sénat et des riches’’ (Claude Nicolet ; « Les Gracques » ; page 160).
La république romaine est morte avant d’avoir été parachevée. Elle n’a pas eu le temps de devenir une république pleine et entière dans laquelle tous les citoyens auraient eu le même poids électoral (le système électoral romain a toujours favorisé les classes privilégiées) et, malgré les prises de position de certains (les Gracques en particulier), elle n’a pas trouvé de solution au problème de l’inégalité économique et sociale grandissante. Cicéron a ignoré totalement ces deux sujets et il a eu tort parce qu’en fait les principes républicains ne peuvent s’accommoder ni d’une inégalité électorale ni d’une inégalité économique trop importante ; les inégalités économiques, quand elles sont trop importantes, se traduisent finalement par des inégalités politiques, comme l’avait souligné Machiavel et comme nous le constatons de nos jours. De plus, comme nous l’apprennent certaines études anthropologiques, la plupart des humains supportent très mal les inégalités trop marquées.
Notons que Tibérius Gracchus fut le premier romain qui envisagea une égalité électorale des citoyens romains mais nous ne savons pas précisément par quel cheminement intellectuel il en vint à penser cela ; peut-être était-il influencé par des auteurs grecs comme le pense Claude Nicolet : ‘’…il est frappant que, pour la première fois à notre connaissance, nous assistions à un effort de justification théorique d’une action politique grâce à des arguments empruntés aux lieux communs de la philosophie ou de la science grecque’’ (Claude Nicolet ; « Les Gracques » ; page 259). Quoi qu’il en soit, c’est avec les Gracques que les considérations théoriques concernant la politique firent leur apparition à Rome.
Il y a une certaine ressemblance entre la démarche des Gracques et celle du général de Gaulle. Ils avaient le même souci de l’intérêt de la cité, de la cohésion de cette dernière et de son dynamisme. Ils avaient bien compris que les inégalités économiques, quand elles sont trop importantes, sapent la dite cohésion, le patriotisme et l’esprit civique. Les Gracques voulaient remédier à l’affaiblissement de ces derniers en permettant aux classes populaires d’accéder à la propriété de leur outil de travail ; c’est exactement ce que voulait faire le Général, comme nous l’avons vu dans un précédent article.
En Gaule, à l’époque gallo-romaine, il y eut des centaines de « bagaudes », des soulèvements populaires qui avaient peut-être aussi une dimension ethnique et dans la France médiévale, il en alla de même ; les soulèvements étaient alors clairement dirigés contre la noblesse qui les réprima dans le sang. Ainsi la révolte des Karls, en Flandre maritime, dura de 1323 à 1328 ; il fallut que le roi de France intervienne pour y mettre un terme, de manière expéditive (bataille de Cassel le 23 août 1328). En France, les jacqueries ne cessèrent qu’à la fin du XVIIIe siècle et elles furent toujours férocement réprimées.
Nous l’avons déjà dit, Machiavel pensait qu’il n’y a pas de société sans conflits sociaux et que celui qui oppose le « popolo minuto » au « popolo grasso» est récurrent. Il soutenait la position du « petit peuple », non pas parce que celui-ci aurait été détenteur d’une supériorité morale mais parce qu’en refusant la domination exercée par les plus riches, il défendait les libertés. Son point de vue, qui aurait choqué Cicéron, était pourtant typiquement républicain. Il ne croyait pas à la fin de l’histoire et il pensait au contraire que cette dernière sera toujours ponctuée de conflits sociaux qui aboutissent à des aménagements positifs des institutions. Le philosophe Denis Collin a écrit que la république machiavélienne est ‘’un régime d’organisation du conflit permettant le libre jeu des rapports entre les classes’’ (« Comprendre Machiavel ; page 239) et il précise que, pour Machiavel, ‘’le travail n’est pas récompensé autant qu’il le mérite. Au sein du popolo, entre le popolo grasso des Arts majeurs et le popolo minuto, se noue un conflit qui porte précisément sur ce que nous appellerions, en termes plus modernes, l’exploitation’’ (« Comprendre Machiavel » ; page 106). Machiavel a exposé, dans un passage de son « Histoire de Florence », les raisons du soulèvement des Ciompi (1378), ces ouvriers du secteur lainier situés tout au bas de l’échelle sociale qui se révoltèrent très violemment contre les riches négociants pour lesquels ils travaillaient. Dans ce passage du livre, Machiavel met ses propres idées dans la bouche d’un de leurs meneurs qui dénonce avec véhémence les trop grandes inégalités de richesse que rien ne peut justifier. Mais contrairement à Marx, le Florentin n’était pas un utopiste ; il ne pensait pas qu’un jour la lutte finale menée par le popolo minuto permettrait la création d’une société édénique sans État, sans politique et sans conflits, dans laquelle chacun aurait selon ses besoins. Par contre, il ne pouvait approuver la domination exercée par les négociants sur les ouvriers lainiers qui ne bénéficiaient pas pleinement du statut de citoyens et ne pouvaient pas plaider leur cause dans le cadre des institutions politiques florentines ; pour remédier à cela, ils voulaient participer au gouvernement de la cité. Machiavel pensait que les conflits sont non seulement inévitables mais nécessaires parce que les adaptations et les améliorations des sociétés résultent des conflits qui naissent en leur sein.
Plus près de nous, la France, comme tous les autres pays, a connu de très nombreuses rébellions et jacqueries mais ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’apparurent des analyses et des projets visant à limiter ou supprimer la domination des possédants et à éviter les famines récurrentes. Si les théories socialistes sont apparues au XIXe siècle, c’est que les politiques libérales n’ont pas réduit les inégalités économiques et que la bourgeoisie libérale était très largement indifférente au sort des défavorisés, ouvriers et petits paysans. Les espoirs nés lors de la Révolution française se sont évanouis plus ou moins rapidement au sein des classes populaires, au cours du XIXe siècle. Il apparut assez vite que cette révolution avait été dirigée par la bourgeoisie libérale, à son profit, et que cette dernière entendait préserver ses privilèges économiques. En Grande-Bretagne, la bourgeoisie libérale s’était associée aux royalistes contre les républicains à la fin de la Révolution anglaise du XVIIe siècle et, depuis cette dernière, elle accumulait les richesses et maltraitait très largement les petites gens (politique des « enclosures » qui consistait en une privatisation des terres communes au profit des grands propriétaires terriens) tout en étant persuadée de la légitimité de sa bonne fortune. La grande famine qui sévit en Irlande entre 1846 et 1851 et qui provoqua la mort de plus d’un million d’Irlandais et l’émigration d’un nombre équivalent, illustre, de manière extrême, les conséquences possibles de l’idéologie libérale ; cette famine n’empêcha pas les grands propriétaires qui possédaient plus de 90% des terres d’Irlande d’exporter massivement des produits agricoles, dans l’indifférence du parlement de Londres, conformément aux principes libéraux et à l’idée selon laquelle la propriété serait un droit naturel qui permettrait tout, y compris le pire.
À la même époque, Benjamin Disraeli, qui n’était pas un révolutionnaire, écrivit dans « Sybil, or the two nations » (1845) qu’ ‘’Il n’existe point de communauté en Angleterre, il n’existe qu’un agrégat….Notre reine…règne sur deux nations….Deux nations entre lesquelles il n’y a ni relation ni sympathie ; qui sont aussi ignorantes des coutumes, des pensées et des sentiments l’une de l’autre que si leurs habitants appartenaient à deux planètes différentes ; qui sont formées par une éducation différente ; qui se nourrissent d’une nourriture différente, qui sont régies par des manières différentes, qui ne sont pas gouvernées par les mêmes lois‘’. Il concluait en disant que ces deux nations sont les riches et les pauvres ; le conservateur Disraeli décrivait une réalité qui est terriblement actuelle, le séparatisme des plus riches.
Au XVIIIe siècle, de nombreux auteurs, Meslier, Mably, Raynal, Linguet, Rétif de la Bretonne, Rousseau….ont dénoncé les inégalités sociales, sur un mode utopique en général. La plupart d’entre eux avaient une préoccupation essentielle : la couverture des besoins alimentaires et des autres besoins vitaux (logement, chauffage, vêtements). Ces auteurs préconisaient des solutions allant de la simple philanthropie au partage égalitaire des terres ou à la mise en commun de ces dernières. Hormis Rousseau qui était individualiste et qui était très modéré pour ce qui concerne le partage des richesses, ces auteurs étaient en général des communautaristes.
Étienne-Gabriel Morelly (1717-1778) est différent de la plupart des auteurs précédents parce qu’il n’avait pas la nostalgie d’un « état de nature » ; au contraire, il pensait que l’avenir était prometteur : ‘’Là est sans doute l’originalité de Morelly. Il n’est point, comme Rousseau, pessimiste et ennemi de la civilisation. Le bonheur de l’humanité n’est pas en arrière. Morelly regrette non pas l’état de nature, mais les dispositions des hommes à cette époque ; il juge bons les arts et les sciences, si seulement ils sont pratiqués dans une société communiste. Aidé des lumières de la science, éclairé sur sa vraie nature, l’homme peut arriver à un état idéal de vertu et de bonheur qui dépassera l’état de nature’’ (Jacques Droz ; « Histoire générale du socialisme » ; tome 1 ; page 133). À l’instar de Rousseau et contrairement à Voltaire qui était favorable au despotisme « éclairé », Morelly était partisan d’une « démocratie absolue ». Il accordait une importance essentielle à l’économie et il définissait les régimes non pas selon leur forme politique mais par leur structure économique et sociale. Morelly rejetait le politique au profit de l’économique, comme les libéraux et comme les futurs socialistes. Il souhaitait la disparition de toutes les distinctions sociales, y compris les distinctions liées à la richesse et au talent, mais aussi celle de la propriété, ce qui en fait un innovateur radical. ‘’Morelly, en réinventant les règles supposées d’une sorte de communisme primitif, n’a certainement pas pensé qu’il était en train d’imaginer ce que nous nommons totalitarisme, c’est-à-dire le contrôle intégral de l’individu, jusque dans ses fonctions les plus personnelles, par la communauté et par l’État. Il est cependant l’un des précurseurs de la « démocratie populaire », où l’égalitarisme et surtout la réglementation font bon marché de la liberté. Ajoutez qu’à la différence de Rousseau, il n’est pas ennemi des arts et des techniques ; il croit aux progrès de la civilisation, comme on y croyait en Union Soviétique’’ (Jacques Julliard ; « Les gauches françaises » ; page 75). Jacques Droz a souligné le fait que Morelly a été le premier à défendre le principe qui sera adopté par les socialistes : ‘’Que chacun contribue selon sa capacité, que chacun reçoive selon ses besoins’’ (« Histoire générale du socialisme » ; tome I ; page 133). Morelly était un optimiste qui ne regrettait pas le bon vieux temps et qui pensait, au contraire, que l’avenir était radieux et que l’utilisation des techniques mènerait à une société d’abondance. Quant à Jean-Jacques Rousseau, il a émis l’idée potentiellement totalitaire de « volonté générale », qui est intrinsèquement liée à celle de « souveraineté populaire », mais il est resté très prudent pour ce qui concerne la propriété et l’architecture sociale de la société. C’est avec Babeuf (1760-1797) que commence l’histoire du socialisme proprement dit. Ce dernier n’était pas un philosophe communautariste comme le furent les premiers auteurs collectivistes du XVIIIe siècle ; sa philosophie est empreinte de l’individualisme libéral qu’il transmit aux socialistes du siècle suivant. C’est dans les écrits de Babeuf qu’apparaît pour la première fois l’association contradictoire entre individualisme et égalitarisme/collectivisme qui est un trait essentiel du socialisme.
La propriété a été critiquée dès le XVIIIe siècle, en France notamment, et les esprits les plus pénétrants, affirmèrent alors que la propriété est une institution humaine et que comme toute institution, son fonctionnement peut être modifié et limité ; certains pensaient même qu’il fallait la supprimer mais la bourgeoisie révolutionnaire a fait de la propriété un « droit naturel » (Déclaration des droits de l’homme) mais qu’est-ce qu’un « droit naturel de propriété » ? Un droit accordé par Dieu ? Mais c’est indémontrable. Un droit dissimulé dans un repli de notre nature ? À ce jour, rien ne permet de croire à l’existence d’un tel « droit naturel » mais la plupart des humains tendent spontanément à considérer que ce qui est fabriqué par un humain lui appartient légitimement comme l’ont montré des expériences menées avec de jeunes enfants ; a contrario, le comportement de ceux qui veulent s’approprier un bien commun (un ensemble de jouets par exemple) et ne rien partager est contesté, parfois de manière violente. Les humains ne sont pas des égalitaristes radicaux mais, comme l’a écrit l’anthropologue Pascal Boyer, la plupart d’entre eux n’aiment pas les grandes inégalités. Les sociétés les plus conflictuelles sont celles qui sont les plus inégalitaires, l’Afrique du sud, par exemple, et les sociétés les moins conflictuelles sont aussi les sociétés les moins inégalitaires, parmi lesquelles figurent les sociétés scandinaves.
Le capitalisme libéral génère des inégalités qui croissent sans fin
Les États-Unis sont le pays phare du libéralisme économique, le mètre étalon en la matière, un pays qui sert de référence à tous les libéraux mais ce prétendu modèle donne-t-il satisfaction aux citoyens de ce pays ? Selon le titulaire du « prix Nobel d’économie » Joseph Stiglitz, qui cite une enquête d’opinion, 92% des Étatsuniens préfèrent la répartition des richesses telle qu’elle existe en Suède à celle qui caractérise leur pays ; une autre enquête a montré que 70% d’entre eux pensent qu’il y a trop d’inégalités dans leur société. Ces pourcentages considérables traduisent l’échec du libéralisme économique au pays du « libertarianisme fou » prôné par John Locke (dixit Jeffrey Sachs) ; de toute évidence, les inégalités énormes qui sont générées par un tel système économique ne satisfont pas les humains, même ceux qui ont reçu une éducation très favorable au libéralisme économique.
Les partisans de ce dernier vantent en permanence les bienfaits du prétendu ruissellement qui améliorerait le sort de tous, y compris les plus pauvres. C’est une fable, une théorie qui avait un peu de vraisemblance avant l’ouverture à marche forcée des économies qui eut lieu à partir de 1990, mais qui n’existe plus depuis lors. L’accumulation des richesses est tellement importante que certains milliardaires, comme Warren Buffett, déplorent cette situation et un des tout premiers investisseurs d’Amazon, Nick Hanauer, lançait, en 2014, l’appel suivant : ‘’J’ai un message pour mes homologues richissimes, pour nous tous qui vivons dans nos bulles, dans nos univers clos de résidences protégées. Réveillez-vous, bonnes gens. Cela ne va pas durer’’ (cité par Stephen Marche dans « USA, la prochaine guerre civile » ; page 153). Tiberius Gracchus disait déjà aux riches Romains : ‘’Cédez un peu de votre richesse, si vous ne voulez pas que tout vous soit un jour ravi’’. Selon le titulaire du « prix Nobel d’économie » Joseph Stiglitz, en 2015, les 1% de familles américaines les plus riches gagnaient 22% du total des revenus et la distorsion est beaucoup plus importante si on ne considère que les 0,1% et plus encore les 0,01% ! De 1979 à 2007, le revenu après impôts s’est accru de 275% pour le 1% supérieur tandis que pour les 20% les moins riches, l’augmentation n’a été que de 18%. Selon I. Sawhill, le revenu médian des hommes américains stagne depuis un demi-siècle et celui des hommes blancs n’ayant pas de diplôme universitaire a régressé (Dr Isabel Sawhill ; « The forgotten Americans : an economic agenda for a divided nation ; page 19).
Dans ‘’Le prix de l’inégalité’’, Joseph Stiglitz a écrit que la croissance des revenus aux USA a lieu essentiellement dans le 1% supérieur, que l’inégalité augmente, qu’on vit moins bien en bas et au milieu de l’échelle qu’au début de ce siècle, que l’inégalité des fortunes est plus forte encore que celle des revenus, que l’inégalité se traduit par une augmentation de l’insécurité et une difficulté croissante d’accès aux soins médicaux pour les moins riches, que la classe moyenne se désintègre, qu’il y a peu d’ascension sociale et que l’idée selon laquelle les USA seraient le pays de l’égalité des chances est un mythe ( page 63).
Aux États-Unis, le coefficient de Gini des ménages était de 0,4 en 1980 et de 0,47 en 2012 ; il a donc considérablement augmenté sous l’effet des politiques néolibérales. Les États-Unis sont beaucoup plus inégalitaires que tous les pays européens et leur coefficient de Gini (revenus avant impôts), 0,58, était supérieur à ceux de la Chine (0,56), de l’Éthiopie (0,55) et de la Russie (0,55) en 2022. Pour Joseph Stiglitz, ‘’Ce qui se passe en Amérique est simple : les riches s’enrichissent, les plus riches des riches s’enrichissent encore plus, les pauvres deviennent plus pauvres et plus nombreux, et la classe moyenne se vide- elle voit ses revenus stagner ou diminuer, la distance entre elle et les vrais riches grandissant’’ (« Le prix de l’inégalité » ; page 42). Les néolibéraux continuent de nier l’évidence, ce qui est parfaitement absurde compte tenu de la masse de données qui s’accumulent et qui vont toutes dans le même sens ; le capitalisme libéral, quand il est livré à lui-même, provoque une concentration toujours croissante des richesses : ‘’Rien ne sert de nier l’évidence, de faire semblant que ce qui est arrivé n’est pas arrivé. 1% des Américains, les plus riches, captent désormais près d’un quart du revenu national chaque année. Si l’on préfère parler fortune, ils en détiennent 40%’’ (Joseph Stiglitz ; « La grande fracture » ; page 117). De plus, le système libéral génère une grande instabilité : ‘’Le capitalisme est peut-être le meilleur système économique que l’homme ait trouvé, mais personne n’a jamais dit qu’il créait la stabilité. De fait, au fil des trente dernières années, les économies de marché ont subi plus de cent crises. C’est pourquoi, comme beaucoup d’autres économistes, je suis persuadé que la réglementation et la supervision de l’État sont essentielles pour qu’une économie de marché fonctionne. Sans elles, des crises graves et fréquentes continueront de se produire dans diverses régions du monde. À lui seul, le marché ne suffit pas. L’État doit jouer son rôle’’ (Joseph Stiglitz ; « La grande fracture » ; page 88).
Dans son ouvrage intitulé « La grande fracture », Joseph Stiglitz accréditait déjà la thèse de son collègue Jeffrey Sachs lequel a déclaré en mars 2024, à Vienne, que les États-Unis sont une oligarchie ploutocratique : ‘’L’inégalité pose moins la question du capitalisme au XXIe siècle que celle de la démocratie au XXIe siècle. La grande crainte est que notre ersatz de capitalisme, qui socialise les pertes et privatise les profits, et notre démocratie imparfaite, plus proche d’un système « un dollar, une voix » que du principe « une personne, une voix », ne conjuguent leurs effets pour répandre la désillusion, dans l’économie comme dans la politique’’ (page 116). Effectivement, nous l’avons déjà dit, les inégalités économiques se traduisent par des inégalités politiques parce que les fortunes immenses dont une minorité dispose permettent à cette dernière de faire la pluie et le beau temps en matière politique, partout y compris, et même d’abord, aux États-Unis. Les médias qui appartiennent aux milliardaires racontent aux Occidentaux qu’ils ont la chance de vivre dans un monde libre et démocratique, dans d’heureuses républiques, alors que notre régime politique n’est ni démocratique (il ne l’a jamais été d’ailleurs puisque le système représentatif est totalement différent de la démocratie grecque dans laquelle tous les citoyens participaient directement aux votes des lois et dont les magistratures politiques et juridiques étaient tirées au sort) ni républicain (dans la république romaine, qui fut la première du genre, la plèbe avait le dernier mot puisque les tribuns de la plèbe avaient le droit de veto sur toutes les décisions des magistrats, sénateurs et consuls inclus ; nous ne disposons de rien de comparable). Joseph Stiglitz a raison de souligner la gravité de cette conséquence essentielle des inégalités économiques qui n’est absolument jamais pointée du doigt. Les républicains authentiques ne peuvent qu’être opposés à la situation actuelle ; l’existence d’immenses fortunes pose problème, non pas parce que les républicains seraient des envieux ou des jaloux comme le claironnent des libéraux en manque d’arguments, mais parce qu’elle est à l’origine d’une domination politique inacceptable du point de vue républicain. Ce point est essentiel.
Un autre point doit être souligné qui concerne la circulation des élites et l’ascenseur social lesquels fonctionneraient à merveille dans les sociétés les plus libérales. Cette idée est infondée comme l’a souligné Joseph Stiglitz : ‘’Le plus perturbant est de prendre conscience de l’inanité du rêve américain. C’est un mythe : la certitude de vivre au pays de l’égalité des chances est sans fondement. Les chances qu’a un enfant de réussir dans la vie en Amérique dépendent aujourd’hui davantage du revenu et du niveau culturel de ses parents que dans bien d’autres pays avancés, dont ceux de la « vieille Europe »’’ (« La grande fracture » ; page 179). En fait, plus un pays est marqué par les principes libéraux moins il y a d’égalité des chances : ‘’De tous les pays avancés pour lesquels il existe des statistiques, l’Amérique est celui où l’égalité des chances est la plus faible. Mais si le rêve américain est devenu un mythe, rien n’impose qu’il en soit ainsi’’ (Joseph Stiglitz ; « La grande fracture » ; page 251) et puisque les inégalités économiques réduisent l’efficacité et le dynamisme de l’économie, les chances de réussite des enfants les plus pauvres ne peuvent que s’amenuiser (Joseph Stiglitz ; « Le prix de l’inégalité » ; page 178).
Les libéraux pensent que les inégalités sont un aiguillon qui incite au travail, à l’excellence, à la croissance économique et, par conséquent, puisqu’ils croient aussi à la théorie du ruissellement, à l’enrichissement de tous. Ce n’est pas ce qu’on observe depuis trente ans ; notamment, l’enrichissement des plus riches est très rapide et les revenus des classes défavorisées, mais aussi, depuis deux décennies, ceux des classes moyennes, stagnent ou diminuent, selon les catégories. L’économiste canadien Jonathan Ostry a montré que les inégalités nuisent gravement à la croissance. Le titulaire du « prix Nobel » d’économie Joseph Stiglitz pense la même chose : ‘’Nous avons identifié de nombreux canaux de transmission des effets négatifs de l’inégalité. Mais le résultat final, le lien entre inégalité forte et croissance faible – après neutralisation de tous les autres facteurs pertinents -, a été vérifié sur toute une série de pays et sur une longue période’’ (« Le prix de l’inégalité » ; page 178). Selon l’économiste Jonathan Ostry (FMI), les inégalités amoindrissent la cohésion sociale et cela est constaté partout, y compris aux États-Unis. Cette conclusion basée sur des recherches économiques et sociologiques est en ligne avec ce que constatent de nombreux anthropologues, à savoir que les humains acceptent des inégalités modérées mais qu’ils refusent les inégalités trop importantes ; il semble bien que ce soit une réalité anthropologique. Selon J. Ostry ‘’de faibles niveaux d’inégalité constituent une protection puissante pour une croissance de longue durée. A l’inverse, de hauts niveaux d’inégalité, à des époques et dans des pays très différents, semblent associés à une fin prématurée de ces phases de croissance. C’est une découverte saisissante’’. ‘’Dans le monde entier ou presque, à peu près les trois quarts des pays étudiés par Jonathan Ostry, une redistribution accrue augmentait la croissance et préservait la durée de cette croissance. Les États-Unis appartiennent à ce groupe’’ (Stephen Marche ; « USA, la prochaine guerre civile »). Les inégalités économiques détruisent la cohésion des communautés nationales et même le sentiment d’appartenance nationale quand elles sont trop importantes et, par ailleurs, elles nuisent à l’efficacité économique ; il est possible que l’affaiblissement du sentiment d’appartenance à une même communauté du fait des inégalités ait pour conséquence une moindre efficacité des travailleurs.
La comparaison entre les économies norvégienne, étatsunienne, danoise et allemande est intéressante. Les PIB en parité de pouvoir d’achat de ces quatre pays ont été respectivement de 115000, 76000, 74000 et 63000 dollars par tête en 2022. Les Danois font mieux que les Allemands tandis que les Norvégiens font beaucoup mieux que les États-Uniens ; l’Allemagne et le Danemark sont des pays pauvres en énergie tandis que la Norvège et les États-Unis sont très riches en énergie. Un pays égalitaire comme le Danemark réussit mieux que l’Allemagne, qui l’est moins, et un autre pays égalitaire en matière de revenus, la Norvège, a une économie extrêmement performante en dépit du « fardeau social » considérable qu’elle s’impose. De plus, les conditions de vie sont bien meilleures en Norvège et au Danemark qu’elles ne le sont aux États-Unis, un pays dans lequel de larges couches de la population sont pauvres voire même très pauvres, ce qui n’existe pas dans les pays scandinaves. Le Danemark qui est très pauvre en énergie, mais qui est très égalitaire, a un PIB en « ppa » par tête qui est très proche de celui des États-Unis ; Joseph Stiglitz a raison, le prétendu modèle étatsunien n’en est pas un et si les USA sont devenus riches très tôt, cela ne tient pas tant à la nature de leur système économique qu’à la richesse en énergies fossiles du sous-sol de ce pays où des ressources pétrolières abondantes, dont l’extraction ne coûtaient pratiquement rien, ont été exploitées très tôt. En 1859, le colonel Drake fora un premier puits en Pennsylvanie et il trouva du pétrole à 23 mètres de profondeur. Au XIXe siècle et jusqu’à la première guerre mondiale, il y avait beaucoup plus de chercheurs et de savants de haut niveau en Europe qu’il n’y en avait outre-Atlantique mais, chez nous, il n’y avait qu’un peu de charbon difficile à extraire. Sur ce point précis et très important, c’est J.M. Jancovici qui a raison, contre les économistes : l’économie c’est d’abord de la physique.
Les grandes inégalités économiques sont-elles justifiables ?
Pour justifier les inégalités, on avance souvent la quantité de travail produite par les uns et par les autres mais celle-ci ne peut justifier que des écarts limités. Celui qui travaille 15 heures par jour, sept jours par semaine, ne travaille que trois fois plus que celui qui ne travaille que 35 heures et non pas mille fois plus ou davantage encore ! Contrairement à ce qu’on entend souvent, on ne devient pas très riche en travaillant mais en spéculant ; or, la spéculation financière n’est rien d’autre que du parasitisme. Les activités spéculatives ne produisent rien et, pourtant, ce sont elles qui génèrent la plus grande part des profits ; selon Adair Turner qui fut président de l’autorité des services financiers britanniques jusqu’en 2013 : ‘’Il n’y a pas de preuve manifeste que l’augmentation en taille et en complexité du système financier dans le monde riche et développé depuis vingt ou trente ans a conduit à une plus grande croissance ou une meilleure stabilité ; l’activité financière extrait des rentes de l’économie réelle au lieu de produire une valeur économique’’ (« The Future of Finance : The LSE Report »).
Un autre argument utilisé pour justifier les inégalités économiques est celui des différences interindividuelles en matière de talents mais nous n’avons aucun mérite en cette matière parce que nos talents ont, pour une part, des origines génétiques et, pour une autre part, des origines aléatoires (génétiques, épi-génétiques, biologiques, sociales…..), l’éducation et l’environnement social ayant une influence beaucoup plus faible. Selon les psychologues Steven Pinker et Robert Plomin, nos compétences cognitives sont sous influence génétique à hauteur de 45%, dépendent d’aléas divers à hauteur de 45% et du milieu social et éducatif pour 10%. Nous n’avons aucun mérite à avoir des talents, nous héritons essentiellement de ceux-ci. Kathryn Paige Harden, qui est professeure de psychologie clinique à l’université du Texas à Austin met les choses au point : ‘’Prenez au sérieux le pouvoir de la loterie génétique ; vous vous rendrez peut-être compte que bien des choses dont vous tirez une certaine fierté – l’étendue de votre vocabulaire, votre vitesse de traitement de l’information, votre sens de l’organisation, votre « niaque », le fait que vous ayez toujours été bon élève – sont les conséquences d’une série de coups de chance et ne relèvent pas de votre mérite personnel’’ (« La loterie génétique » ; page 296). Comme l’a expliqué le philosophe républicaniste Michael Sandel (Harvard), dans « La tyrannie du mérite », le méritocratisme étatsunien ne sert qu’à justifier des inégalités de plus en plus aberrantes et de plus en plus difficiles à admettre : ‘’Il y a de bonnes raisons de penser que la rhétorique de l’ascension, assénée comme une vérité consacrée à un rythme aussi abrutissant, perd au bout du compte son sens. Ce n’est pas un hasard si elle a atteint son acmé au moment où les inégalités elles-mêmes avaient pris des proportions inégalées. Lorsque le centile supérieur accumule plus de richesses que la moitié inférieure de toute la population, lorsque le revenu médian stagne pendant quarante ans, la thèse de l’effort et du travail qui vous feront aller loin commence à ne plus sonner juste. Cette vacuité conduit à deux formes de mécontentement : d’une part la frustration qui survient lorsque le système n’est plus capable d’honorer sa promesse méritocratique ; d’autre part le désespoir qui s’installe lorsque les individus pensent que la promesse a déjà été honorée, mais qu’ils ont été exclus. Le second mécontentement est plus démoralisant, car il implique que les perdants sont responsables de leur échec’’ (« La tyrannie du mérite » ; page 115). Les enquêtes d’opinion montrent que les Étatsuniens pensent beaucoup plus que les Européens ou que les Sud-Coréens que la réussite dépend uniquement de facteurs personnels. Cette opinion étatsunienne est sans doute liée à la croyance calviniste dans la prédestination individuelle dont on peut penser qu’elle s’affaiblira en même temps que le protestantisme nord-américain. Les Européens n’adhèrent pas, ou peu, au discours méritocratique de type étatsunien et l’évidence de la croissance des inégalités les amène à ne pas trop s’investir dans leurs activités professionnelles.
Les compétences des humains, y compris celles des plus compétents d’entre nous, résultent essentiellement de l’accumulation des connaissances et des savoir-faire. Comme l’a expliqué le directeur du laboratoire de biologie évolutive de l’université Harvard, Joseph Henrich, les progrès des connaissances et des techniques résultent bien plus de cette accumulation que du génie de quelques individus particulièrement brillants. Le progrès scientifique, technique et industriel est fondamentalement un processus collectif. Le professeur de biologie évolutive Kevin Laland a ainsi écrit : ‘’Des expériences ont démontré que des groupes d’individus sont mieux à même de résoudre des problèmes complexes que des individus seuls, et que plus la population est nombreuse et mieux connectée, plus les innovations concevables sont complexes. La plupart des défis vraiment difficiles ne sont pas résolus par un génie solitaire, mais par des groupes d’individus travaillant ensemble’’ (« La symphonie inachevée de Darwin » ; page 289) et Joseph Henrich pense que ‘’Ce sont nos cerveaux collectifs à l’œuvre sur des générations, et non la puissance d’invention innée ou les facultés créatrices de nos cerveaux individuels , qui expliquent les technologies sophistiquées de notre espèce et son incroyable succès écologique…..Nos cerveaux collectifs sont le fruit de multiples synergies produites par le partage d’information entre individus’’ (« L’intelligence collective » ; page 302).
L’économiste Joseph Stiglitz souligne le fait que ‘’Même quand on n’a pas hérité de sa fortune, le succès en affaires exige un système judiciaire, une main-d’œuvre instruite, des infrastructures publiques ; tout cela est fourni par l’État. Des « innovateurs » comme Google n’ont accompli leurs exploits qu’en s’appuyant sur le travail des autres. Pour que Google puisse créer le moteur de recherche le plus populaire d’Internet, il fallait bien qu’avant, quelqu’un crée Internet. Et qui l’a fait ? L’État’’ (« La grande fracture » ; page 250). Notre capacité à trouver des solutions innovantes ne tient pas à quelques « génies » mais à l’accumulation coopérative de connaissances sur le long terme ; ces connaissances et savoir-faire constituent un patrimoine communautaire. Ceux que l’on désigne comme des « génies » n’inventeraient pas grand chose si ce patrimoine, dont la valeur est inestimable et dans lequel ils puisent gratuitement, n’existait pas.
Ce qui ressort nettement des recherches des anthropologues, des éthologues…..c’est que la force de l’espèce humaine réside dans son exceptionnelle capacité de coopération, ce qui réduit à néant la théorie « sociale-darwienne » de Spencer et l’idée libérale selon laquelle la compétition et la concurrence seraient à l’origine de notre bonne fortune, ce que Darwin lui-même, qui n’a jamais cautionné la théorie de Spencer, avait d’ailleurs souligné. La mise en concurrence des produits sur le marché contraint les producteurs à améliorer ces derniers mais elle n’est pas à l’origine de notre créativité, notamment notre créativité scientifique qui repose sur la coopération et sans laquelle il n’y aurait pas de développement industriel. De même, au sein des entreprises, c’est la coopération interne et non pas la compétition interne, qui est à la base du succès. La compétition interindividuelle existe bien sûr depuis toujours mais, comme l’a souligné le biologiste Edward Wilson et d’autres scientifiques, la pression de sélection la plus importante qui se soit exercée sur les êtres humains est la sélection de groupe. La compétition principale est une compétition entre communautés humaines et cette compétition va de pair avec la forte coopération qui existe au sein de ces communautés ; elles sont indissociables.
Alors qu’il est devenu malséant d’évoquer l’ampleur des inégalités, de l’aveu même de certains des plus privilégiés, les rémunérations et les gains extravagants de la superclasse ne sont pas justifiables. Warren Buffett et ses amis du cercle très chic des « Patriotic millionaires » disent que les revenus des plus riches sont indécents ; de manière très logique, ils demandent à l’État davantage de taxes pour eux et leurs semblables. Ce faisant, ils pulvérisent le discours libéral concernant la « spoliation fiscale » du 1%. Warren Buffett a dit que, contrairement à ce que croient certains, la lutte des classes existe et que c’est sa classe, celle des milliardaires, qui l’a gagnée. Voilà qui est clair, en plus d’être honnête !
Dans le système capitaliste libéral, les détenteurs du capital s’approprient la totalité des bénéfices tandis que les travailleurs, qui contribuent aux succès des entreprises au même titre que le capital, n’ont droit à presque rien. Le général de Gaulle voulait changer les choses ; c’est la raison pour laquelle il introduisit la Participation en 1967 mais, comme nous l’avons vu dans un article précédent, ce projet ne fut pas mené à son terme et ce que reçoivent les salariés au titre de l’intéressement aux bénéfices est très modeste et ne correspond pas à ce que souhaitait le Général qui voulait changer la condition des salariés et pas seulement leurs revenus.
Mais ceci dit, il va de soi que la quantité et la qualité du travail doivent être rémunérés et, par ailleurs, il est évident que dans une société très égalitaire, de très nombreuses fonctions et métiers nécessaires à son bon fonctionnement ne seraient pas pourvus, ce qui provoquerait de graves dysfonctionnements et pourrait mener à l’adoption de mesures coercitives. De plus, des personnes ayant des compétences mieux rémunérées dans d’autres pays choisiraient l’exil, ce qui aggraverait encore les choses. Pour toutes ces raisons, un nivellement radical des revenus est exclu mais, pour autant, elles ne permettent pas de justifier les inégalités actuelles de richesse qui sont tout simplement aberrantes. En 1960, les patrons des grandes entreprises gagnaient en moyenne 30 fois plus que les salariés les moins bien payés et tout se passait bien ; de nos jours, ils gagnent jusqu’à 2000 fois plus ! Selon Pierre de Villiers, le chef d’état-major des armées, qui dirige et qui est responsable des activités, et même de la vie, de 250000 militaires, gagne 8 fois plus que le moins bien payé de ses soldats. Notons que le nombre des multinationales qui emploient 250000 personnes est très réduit et que les dirigeants de ces sociétés gagnent énormément plus que nos CEMA ; est-ce justifié ? Le patrimoine moyen des Français est de l’ordre de 446.000 euros (2023) mais le patrimoine d’un certain milliardaire français est évalué à 500000 fois plus ; ce personnage est-il 500000 fois plus doué qu’un Français moyen et 100000 fois plus doué que nos CEMA ? Non, bien sûr et très loin s’en faut. Par ailleurs, des personnes extrêmement douées et savantes, dont le travail est à l’origine des découvertes et des innovations qui sont mises à profit par les industriels, ont des revenus infiniment plus faibles que ceux de ces derniers. Le niveau actuel des inégalités économiques, dans les sociétés libérales, est insensé et injustifiable, c’est d’ailleurs ce que disait Pierre de Villiers le 21 novembre 2018 au micro de RMC ; il ajoutait que des rapports de revenus de 1 à 300 ne sont pas tenables. En 2024, ce rapport est de 1 à 2000 chez Stellantis ! Très récemment, le salaire et les avantages accordés au président de ce groupe industriel ont choqué beaucoup de gens, à juste titre. Interrogé par un journaliste, Carlos Tavares n’a pas eu le cran de leur répondre que 36 millions d’euros n’est pas trop cher payé pour une année de travail ; il a répondu qu’il faut changer la loi. C’était ironique, sans doute, mais oui, il faudrait changer la loi. À Nicolas Dupont-Aignan qui s’étonnait que de tels revenus puissent exister, un journaliste a fait remarquer que le patron d’Apple perçoit 100 millions de dollars par an, ce à quoi NDA a répondu que c’était moralement condamnable parce qu’une personne ne peut pas gagner en quelques jours ce que gagne un ouvrier dans toute sa vie.
Les inégalités trop importantes sont perçues comme des injustices par l’immense majorité des humains ; la professeure de psychologie clinique Kathryn Paige Harden a écrit : ‘’Nous, adultes humains, partageons avec les enfants et nos cousins primates une psychologie évoluée qui s’insurge spontanément devant l’injustice’’ (« La loterie génétique » ; page 14). C’est un fait corroboré par de nombreuses expériences et ce fait explique les innombrables révoltes, soulèvements, jacqueries, révolutions qui parsèment l’histoire depuis le Néolithique et peut-être même au-delà puisqu’il semble que des sociétés inégalitaires aient existé, avant qu’elles ne fassent leur transition néolithique. Ceci explique aussi le succès qu’ont eu les idéologies et théories socialistes et communistes.
Les libéraux ont la naïveté de croire que l’échec des expériences socialistes et communistes du XXe siècle, tout du moins celles qui ont eu recours à l’étatisation et à la centralisation de leurs systèmes économiques, a annihilé à tout jamais la critique du système libéral, lequel est de plus en plus injuste depuis une trentaine d’années. Ils ont tort, parce que de nombreux chercheurs, qui ne sont ni marxistes ni socialistes, critiquent la dérive inquiétante du capitalisme libéral. Ainsi Kathryn Paige Harden a écrit dans son ouvrage : ‘’Case et Deaton concluent que, si le capitalisme a arraché des millions de personnes à la pauvreté et permis l’amélioration de la santé publique entre la fin du XVIIIe et la fin du XXe siècle, il est désormais devenu toxique et produit des inégalités qu’on ne peut pas justifier par leur contribution à l’intérêt général. La richesse de notre nation est terriblement mal répartie’’ (« La loterie génétique » ; page 296). Anne Case et Angus Deaton sont professeurs émérites d’économie à l’université de Princeton ; Angus Deaton a obtenu le prix Nobel d’économie en 2015 pour ses travaux portant sur la pauvreté. Nous avons cité précédemment, à de nombreuses reprises, le titulaire du « prix Nobel d’économie » Joseph Stiglitz qui a exposé son point de vue dans un livre intitulé « Le prix de l’inégalité » et il y en a beaucoup d’autres. Si les choses continuent de suivre la trajectoire actuelle, il ne fait aucun doute que de nouvelles révoltes sociales vont avoir lieu, celle des Gilets Jaunes en ayant été sans doute une première manifestation.
Socialisme : entre individualisme, collectivisme et égalitarisme
Le libéralisme est individualiste et les sociétés libérales sont profondément injustes parce qu’elles favorisent l’expression de la cupidité d’une minorité. Les injustices générées par l’économie de marché ne peuvent être limitées que par des principes extérieurs au libéralisme. Pour autant, le socialisme est-il une alternative satisfaisante au libéralisme ? Nous ne le pensons pas et nous allons expliquer rapidement pourquoi.
Socialisme et égalitarisme
Le socialisme est très souvent associé, à juste titre, à l’égalitarisme mais ce dernier a plusieurs dimensions. Il y a tout d’abord la notion d’égalité politique et juridique qui a été inventée par les républicains romains et les démocrates grecs, puis il y a l’égalité économique, une idée que les socialistes les plus radicaux ont défendue et que seuls les gens d’extrême-gauche défendent encore et, enfin, il y a l’égalité naturelle qui concerne les aptitudes et les comportements mais aussi la santé.
Le principe de l’égalité politique et juridique des citoyens n’est plus contesté que par des franges marginales qui ne peuvent espérer parvenir un jour au pouvoir tant ce principe est désormais profondément ancré dans notre culture. Nous pensons que ce principe, à défaut d’être inscrit dans la nature ou dans notre nature, est plus compatible avec les inclinations psychologiques de la plupart d’entre nous que ne le sont les principes inégalitaires, même si les humains distinguent les plus compétents d’entre eux dans chacune de leurs activités. Notons tout de même que les élites occidentales libérales, de gauche et de droite, sont de plus en plus sceptiques, voire même hostiles, à l’endroit de la procédure démocratique qu’elles dénigrent de plus en plus fréquemment. Ainsi, selon elles, Hitler serait parvenu au pouvoir grâce au système démocratique, ce qui est inexact puisqu’il a accédé à la chancellerie après avoir obtenu 35% des voix seulement ; ce sont les élites conservatrices qui portent la responsabilité de cette accession catastrophique. Ces dernières, aveuglées par leur haine des socialistes et des communistes, n’avaient pas perçu la dangerosité du parti nazi qu’elles pensaient pouvoir manipuler.
Pour ce qui concerne l’égalité économique, seuls certains extrémistes de gauche plaident encore pour le principe ‘’De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » que Marx avait emprunté à Louis Blanc. Les socialistes, notamment les sociaux-démocrates, ont abandonné l’utopie sociale dont avait rêvé Marx, depuis longtemps déjà (en 1959, lors du congrès de Bad Godesberg, le SPD tourna définitivement la page du marxisme). Désormais, les socialistes se contentent de limiter la croissance des inégalités, y compris dans les pays scandinaves qui restent les moins inégalitaires de tous les pays occidentaux.
Quant à la théorie égalitariste dite de la « page blanche », selon laquelle les êtres humains viendraient au monde sans aucune inclination psychologique et comportementale ni aucune prédisposition à quelque compétence ou talent que ce soit, les êtres humains étant des êtres intégralement modelés par leur environnement social, familial et éducatif, elle est fausse ; nous avons évoqué précédemment ce que pensent les psychologues contemporains à ce sujet. Cette théorie, qui était très répandue dans les milieux universitaires d’outre-Atlantique dans le passé, ne l’est plus guère de nos jours, y compris parmi les intellectuels de tendance « démocrate ».
L’égalitarisme de nature, c’est-à-dire la croyance en une égalité naturelle en matière de compétences cognitives notamment, est très souvent considéré par les gens de droite comme une caractéristique essentielle et exclusive du socialisme et du communisme, ce qui est en partie inexact parce que cette croyance n’est pas propre à ces idéologies, comme l’a souligné Denis Collin : ‘’Le communisme ne s’identifie ni à l’égalitarisme – il existe un égalitarisme libéral, de Rousseau à Rawls ou Dworkin, qui est radicalement non communiste – ni à l’étatisme qui est plutôt le propre du socialisme, même si pendant longtemps, c’est-à-dire à la « grande époque » de la social-démocratie, entre 1880 et 1914, les deux termes étaient relativement confondus’’ (« Le cauchemar de Marx » ; page 252). Par ailleurs, Ayn Rand et d’autres libertariens croyaient, ou croient encore, à la théorie de la « page blanche » et, a contrario, Marx ‘’ne croyait pas, comme tant de sociologues et psychologues contemporains, que la nature humaine fût lettre morte, que l’homme à la naissance fût comme une feuille blanche sur laquelle la culture inscrit son texte’’ (Erich Fromm ; « La conception de l’homme chez Marx » ; page 41). Les choses ne sont donc pas aussi simples que le croient certains mais il est vrai que parmi les socialistes et les communistes français du XXIe siècle, l’adhésion à la théorie de la « page blanche » est encore très fréquente en dépit de toutes les connaissances scientifiques qui ont été accumulées au cours des soixante dernières années et qui l’invalident.
Socialisme et individualisme
Contrairement à l’idée selon laquelle l’individualisme serait spécifiquement libéral, les différents socialismes, y compris le communisme marxien, sont individualistes, à l’instar du jacobinisme (ou libéralisme jacobin) qui se situe à l’origine des uns et de l’autre ; Jacques Julliard a souligné l’importance de l’individualisme dans la pensée de Proudhon comme dans celle de Jaurès. Fondamentalement, les socialismes, comme les différents libéralismes, sont indifférents aux communautés enracinées dans un territoire, une histoire et une tradition culturelle. Comme le libéralisme jacobin de nos révolutionnaires qui était en tension extrême entre l’individualisme libéral et l’unanimisme imposé par l’idée de « volonté générale », les socialismes, depuis Babeuf, sont en tension entre l’ individualisme et le collectivisme ; ce sont des systèmes idéologiques qui, du point de vue philosophique, sont incohérents. Le philosophe Giuseppe Gagliano a écrit que ‘’Le babouvisme, tout comme le jacobinisme, s’expose au paradoxe de la base individualiste de sa propre philosophie collectiviste’’ (« Les racines des totalitarismes communistes » ; page 51). À la différence de la plupart des réformateurs sociaux de son siècle, Rousseau était un individualiste radical, mais un individualiste unanimiste : ‘’La contradiction était dans Jean-Jacques Rousseau lui-même : raison et sentiment, individualisme et unanimisme’’ (Jacques Droz ; « Histoire générale du socialisme » ; tome I ; page 137). La contradiction insurmontable qui existe entre unanimisme et individualisme a été transmise aux acteurs de la Révolution française, y compris Robespierre et ses amis, et Babeuf, le premier des socialistes, associa de manière contradictoire l’individualisme au collectivisme économique. L’utopie marxienne est elle aussi individualiste comme le philosophe Denis Collin l’a souligné ; ce dernier a écrit au sujet de Marx : ‘’Bref, il s’inscrit pleinement, quant à ses prétentions, dans la continuité de ces penseurs du XVIIIe siècle qui recherchaient la « loi de Newton » de la vie sociale et qui avaient vu dans l’intérêt individuel l’équivalent de la gravitation universelle’’ (« Comprendre Marx » ; page 88) et il ajoute ‘’Mais le communisme de Marx, en même temps, doit accomplir les promesses du Manifeste du parti communiste, c’est-à-dire l’émancipation radicale des individus. Le communisme traditionnel est égalitaire, organiciste alors que le communisme de Marx est individualiste et son centre n’est pas l’égalité mais la liberté……telle est la perspective tracée dans le Capital’’ (« Comprendre Marx » ; page 221). Son centre n’est pas l’égalité mais la liberté, la liberté de l’individu totalement émancipé, ce qui mérite d’être souligné parce que l’idée inverse est souvent affirmée, par les auteurs de la droite conservatrice notamment.
Pour le théoricien social-démocrate Eduard Bernstein, qui peut être considéré comme le père du socialisme allemand d’après la seconde guerre mondiale, ‘’Il n’existe pas une seule pensée libérale qui n’appartienne au contenu idéologique du socialisme’’ (cité par Annie Kriegel dans « Histoire générale du socialisme » ; tome II ; page569). Il considérait que le socialisme était un héritier du libéralisme et, effectivement, le socialisme a hérité de l’individualisme libéral que les socialistes essaient désespérément de concilier avec leur objectif d’égalité, le collectivisme et l’étatisme.
Les socialistes pensent que le comportement des humains est exclusivement le produit d’une éducation, d’une formation, et que moyennant un enseignement ad hoc il serait possible de les modeler à leur goût, c’est à dire d’en faire des individus totalement émancipés et, en même temps, partageurs. Ils se trompent sur toute la ligne parce que notre comportement dépend essentiellement de caractéristiques sur lesquelles nous n’avons aucune prise et parce que c’est l’attachement à un groupe particulier qui est, le plus souvent, à l’origine de la solidarité. Cette dernière ne peut exister sans liens communautaires ; les psychopathes, qui sont de purs individualistes, ignorent tout de la solidarité, de l’altruisme et de l’esprit coopératif.
Le socialisme et les nations
Selon Annie Kriegel, Proudhon partageait l’opinion de Bakounine qui considérait que les nationalités ne sont que des dérivatifs créés par les réactionnaires ; Proudhon refusait le principe des nationalités : ‘’Moi je prouve que la question des nationalités telles qu’ils l’entendent est un faux principe, une fausse donnée, un anachronisme que je nie et mets en pièces…’’ (« Histoire générale du socialisme » ; page 631). De son côté, le leader du mouvement chartiste britannique, Ernest Jones (1819-1869), a écrit : ‘’Pour nous la nation n’est rien, l’homme est tout. Nous ne reconnaissons qu’une nation opprimée : l’universelle communauté des pauvres de la terre qui lutte à mort contre la nation des riches, qui donne sa santé, son travail, sa vie à la société, pour endurer en échange les privations, la maladie et la prison’’. Ces positions résument assez bien le point de vue des socialistes et des communistes, un point de vue avec lequel nous sommes en désaccord total. Notons tout de même que les socialistes, comme les libéraux du XIXe siècle, ont défendu les « nationalités », c’est-à-dire les petits peuples dominés par les grandes structures impériales (Russie et Autriche-Hongrie en particulier) mais pour eux, comme pour les libéraux, cette cause n’était que secondaire et circonstancielle ; elle avait le mérite d’ébranler les empires dont les socialistes souhaitaient la disparition. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la question des nationalités était au centre de la vie politique en Autriche-Hongrie, cet empire autocratique dont on disait qu’il était une prison des peuples, et elle traversait le parti social-démocrate, créant dans ce parti internationaliste des conflits internes entre les Allemands, les Tchèques, les Galiciens…..Ainsi le délégué tchèque Vavra déclara, au cours du congrès social-démocrate de Vienne de 1893, que ‘’L’internationalisme n’a de raison d’être que pour les problèmes économiques, peut-être parfois pour les problèmes politiques et culturels ; dans les questions nationales, il reste lettre morte, puisque chaque citoyen ne connaît que sa propre nationalité’’, mais le parti ne céda jamais aux tentations nationalistes et Otto Bauer eut l’idée de l’ « autonomie personnelle » selon laquelle chaque individu, où qu’il vive dans l’empire pouvait choisir la nationalité de son choix, brisant ainsi le lien entre territoire et ethnie. Cette théorie est typiquement individualiste et elle ne diffère pas de celle de la plupart des libéraux. L’idée de l’autonomie personnelle sera utilisée pour lutter contre le nationalisme montant ; le Tchèque Bohumil Smeral rappela, lors du congrès de Prague de 1913, que ‘’le nationalisme n’est en définitive qu’une forme larvée du révisionnisme petit-bourgeois’’ et défendit l’idée d’autonomie personnelle. Le sujet était tellement important que Lénine envoya Staline l’étudier à Vienne, en 1912. Dans son livre intitulé « Le marxisme et la question nationale » qui fut publié en 1913, Staline écrivit que le prolétariat devait se dégager des luttes nationales, qui sont dans leur essence, selon lui, le seul fait de la bourgeoisie, ce qui était inexact puisque le monde ouvrier tchèque, notamment, était alors extrêmement nationaliste.
Le socialisme irlandais du début du siècle dernier était tout à fait unique dans le mouvement ouvrier international ; cela tenait à la personnalité de son leader et principal théoricien, James Connolly, qui était très attaché à sa patrie et qui accordait une grande importance à la libération nationale du peuple irlandais lequel était martyrisé par les Anglais depuis des siècles. Il pensait qu’il fallait lutter simultanément pour l’émancipation économique et l’émancipation nationale. Connolly essaya de faire une synthèse du marxisme, du catholicisme et du nationalisme mais cela ne fonctionna pas ; c’est le nationalisme républicain qui l’emporta au sein du mouvement de libération nationale irlandais.
D’une façon générale, les socialistes n’ont jamais accordé beaucoup d’importance à la question nationale et pour eux, les cultures nationales n’étaient que des résidus du passé ; elles devaient être respectées mais elles n’avaient pas de place dans leur idéologie. Selon Annie Kriegel, ‘’Pour Marx, les nations ne sauraient constituer le contenu de l’action révolutionnaire, elles ne sont que des formes à l’intérieur desquelles fonctionne le seul moteur de l’histoire qu’est la lutte des classes’’ (« Histoire générale du socialisme » ; tome II ; page 574) et pour Rosa Luxemburg, comme pour Marx, la question nationale était une question seconde, une question tactique et non pas une question de principe. Les socialistes de la IIe Internationale n’ont jamais jugé utile d’élaborer une théorie de la question nationale et à l’instar de Marx, ils pensaient que la question nationale se dissiperait parce que les prolétaires étaient supposés exempts de tout préjugé national. Ils pensaient que dans la société socialiste du futur, les individus émancipés ne ressentiraient plus aucun besoin d’appartenance à des communautés particulières ; l’être humain serait enfin libéré du patriotisme. Bien sûr, les socialistes se sont trompés ; la lutte des classes a de l’importance, comme l’a expliqué Machiavel, mais l’histoire ne se résume pas à elle. L
e sentiment d’appartenance à un groupe culturel/historique et les comportements collectifs qu’il génère ont aussi une très grande importance ; en fait, l’appartenance nationale prend toujours le dessus sur la lutte des classes quand la nation est en péril. Le patriotisme, dont beaucoup de gens pensaient qu’il disparaîtrait totalement, s’affirme partout dans le monde en ce début de XXIe siècle après avoir été mis au ban d’infamie parce que des idéologues fanatiques avaient perverti l’idée de nation en l’associant au totalitarisme et au racisme le plus radical.
Les socialistes n’ont que très rarement été opposés à l’immigration. Ainsi, lors du congrès de Stuttgart de la IIe Internationale, en 1907, une résolution fut votée qui condamnait toutes les mesures destinées à restreindre la liberté de l’immigration, ce qui provoqua des remous aux USA où la question raciale était omniprésente y compris parmi les socialistes dont une minorité prônait la restriction de l’immigration sur des bases ouvertement racistes (Marianne Debouzy ; « Histoire générale du socialisme » ; tome II ; page 495). Les économistes Alberto Alesina et Edward Glaeser pensent que la multiethnicité étatsunienne a empêché le développement du parti socialiste ainsi que celui de « l’État providence » (https://www.inforepublica.fr/2020/07/03/article-3/) aux États-Unis, ce qui a amené les socialistes danois, qui se sont intéressés aux travaux des deux économistes de Harvard, à mettre un terme à l’immigration, il y a quelques années. C’est une première mais la socialiste allemande Sahra Wagenknecht a pris la même orientation ; ceci dit, à ce jour, l’immense majorité des socialistes militants (mais une part beaucoup plus faible de leurs électeurs) sont favorables à la libre immigration, comme les libéraux.
Au XXIe siècle, les socialistes et les communistes sont mondialistes et œuvrent conjointement avec les libéraux à la disparition des nations, notamment au sein des institutions européennes, l’Union Européenne étant pensée, depuis Jean Monnet, comme une étape vers la société mondiale et le gouvernement mondial que les milliardaires occidentaux appellent de leurs vœux.
Notons qu’il y a cependant une exception, l’actuel parti communiste de Russie (le deuxième parti le plus important dans ce pays) qui est un parti très patriotique, ce qui illustre le fait que le nationalisme n’est pas intrinsèquement lié au libéralisme économique comme le croient notre gauche et une certaine droite ; c’est même le contraire qui est vrai. Guennadi Ziouganov, docteur en philosophie, professeur des universités et ex président du PCFR, a écrit : ‘’ L’Europe ne nous reconnaît pas comme l’un des siens. Par conséquent, il ne faut pas forcer la porte de la maison européenne, mais aménager la nôtre. Et ceci non sur le sable des schémas abstraits, mais sur le granit de nos idéaux nationaux propres et des traditions multiséculaires de notre peuple……..Cet exemple de cohésion nationale est très symptomatique. Il témoigne que la cohésion sociale est possible et qu’elle ne peut être réalisée que lorsqu’elle repose non sur des « valeurs humaines universelles » abstraites, mais sur les intérêts de l’État et les idéaux du patriotisme’’ (« La Russie après l’an 2000 » ; pages 133 et 135 ; 1999).
Pour nous, la nation est essentielle mais elle doit être une vraie communauté, vivante et traversée par des désaccords, certes, mais une communauté au sein de laquelle la solidarité doit être réelle. La nation n’est pas un groupe dont les membres ne seraient liés que par l’invocation d’un passé grandiose et mythifié ou par l’adoration de quelques symboles; sans solidarité réelle, une nation ne peut, à terme, que se dissoudre et c’est ce qui se passe dans les nations occidentales.
La social-démocratie
Les partis sociaux-démocrates, qui préférèrent la voie démocratique à la voie révolutionnaire, sont à l’origine de sociétés qui ne sont pas autoritaires et dont le niveau de richesse est élevé, en Scandinavie notamment. Ces partis ont fait le choix de ne pas supprimer le mode de production capitaliste et de socialiser les richesses produites, par l’impôt, ce qui, il faut l’avouer, a bien fonctionné puisque ces sociétés ont prospéré au point de figurer tout en haut de l’échelle des PIB par tête et, ce, tout en limitant considérablement les écarts entre les revenus et les patrimoines individuels. En 2022, le coefficient de Gini (revenus avant impôts) de la Suède (0,39) était parmi les plus faibles (France 0,44 ; Allemagne 0,49 ; États-Unis 0,58 ; Afrique du sud 0,75), tout comme ceux des autres pays scandinaves. Rappelons qu’une société parfaitement égalitaire aurait un coefficient de Gini de 0 et qu’une société purement inégalitaire dans laquelle toute la richesse appartiendrait à une seule personne aurait un coefficient de Gini égal à 1 ; il existe plusieurs coefficients de Gini qui correspondent à des paramètres différents).
Il faut signaler trois projets des sociaux-démocrates scandinaves, postérieurs au projet gaullien de Participation. En 1973, le gouvernement danois a fait une proposition de loi visant à instituer un « Fonds pour la participation des salariés aux investissements et aux bénéfices ». Cette loi n’a pas été votée du fait de la démission du gouvernement et de la dissolution du Parlement ; elle prévoyait la création d’un fonds auquel toutes les entreprises domiciliées au Danemark auraient dû verser des sommes égales à 0,5% des salaires la première année, puis 1% la seconde année…..jusqu’à un maximum de 5% des salaires payés annuellement. L’argent collecté par ce fonds aurait été utilisé pour acheter des actions d’entreprises de plus de 50 salariés (source : Michel Desvignes ; « Demain la participation »).
En Suède, Rudolf Meidner envisageait une participation au résultat des entreprises qui aurait été versée à des fonds gérés par les syndicats et coiffés par un fonds national d’investissement. Meidner, comme Capitant, Vallon et Loichot en France avant lui, contestait le fait que dans le système capitaliste libéral la totalité des bénéfices reviennent aux seuls détenteurs du capital tandis que les travailleurs n’ont droit à rien, ce qui est effectivement injuste. Le projet de Meidner prévoyait que 20% des bénéfices des entreprises de plus de 50 salariés seraient versés à des fonds sectoriels sous forme d’actions de ces entreprises. Selon les estimations de Meidner, si les fonds salariaux avaient été introduits en 1976, ils auraient possédé 43,5% des capitaux sociaux des entreprises suédoises en 2005 et 50,6% en 2012. Les fonds salariaux auraient détenu la majorité du capital social de sociétés comme Volvo ou Ericsson au bout de trente ans.
Enfin, la création du fonds souverain d’investissement norvégien est une réussite tout à fait remarquable. Ce fonds a été créé pour financer la politique sociale norvégienne ; il investit dans les entreprises nationales mais aussi dans des entreprises étrangères. En 2023, le capital accumulé était de près de 1400 milliards d’euros (PIB de la Norvège : 580 milliards d’euros), ce qui en fait le fonds d’investissement le plus important de tous ! Ce sont les taxes imposées aux sociétés pétrolières et gazières (78% des revenus liés à l’ extraction et à la vente du gaz et du pétrole) qui alimentent ce fonds national créé en 1996 ; selon le principe retenu par les Norvégiens, ces richesses naturelles appartiennent à l’ensemble des Norvégiens. C’est la Banque centrale de Norvège, et non pas une société privée, qui gère ce fonds d’investissement et qui fait de la Norvège un pays réellement indépendant car, comme le disait très justement James Connolly, il n’y a pas d’indépendance nationale sans indépendance économique. La Norvège est le pays dont le PIB par tête, en parité de pouvoir d’achat, est le 6e du monde, ce qui illustre qu’une politique sociale hardie et des niveaux élevés de prélèvements sociaux et fiscaux (les prélèvements obligatoires représentent 48% du PIB) n’impliquent pas nécessairement l’inefficacité économique ; comme nous l’avons vu précédemment, la réduction des inégalités économiques améliore l’efficacité économique.
La politique sociale et économique des sociaux-démocrates a de bons côtés, par contre ces derniers sont très mondialistes et leur politique migratoire, conforme aux principes de l’individualisme qui structure leur pensée politique, a été désastreuse. Cette politique a généré de gros problèmes qui ont amené le gouvernement danois à changer totalement de cap, de façon tout à fait surprenante. Par ailleurs les sociaux-démocrates, comme la plupart des libéraux, adhèrent à toutes les idées à caractère sociétal qui sont à la mode en Occident et ils sont alignés sur l’UE (avec quelques réserves au Danemark), ce qui n’est pas étonnant puisque cette organisation peut être considérée comme une étape vers le gouvernement mondial. Par contre, leur alignement sur les USA et l’OTAN est étonnant mais très réel ; on peut penser qu’ils se sentent assez proches des libéraux anglo-saxons lesquels n’auraient pas encore atteint, selon eux, le stade achevé du libéralisme que serait le socialisme, comme le pensait Eduard Bernstein. Libéraux et socialistes partagent l’individualisme, l’émancipationnisme et tout ce qui en découle.
Le professeur suédois Lars Trägardh, du Ersta Sköndal University College, a décrit la combinaison d’importantes subventions sociales publiques et d’une culture de l’individualisme qui caractérise les sociétés scandinaves et/ou nordiques et qu’il nomme « individualisme étatiste » ; c’est une définition paradoxale mais pertinente de la social-démocratie nordique et même, plus largement, de la social-démocratie contemporaine.
Le socialisme selon Jean Jaurès
Dans un texte intitulé « Philosophie et socialisme », Jean Jaurès a écrit : ‘’Ainsi dans l’idée complexe de société, nous voyons l’idée d’humanité apparaître et grandir, et lorsque le socialisme demande plus de justice dans les relations économiques des hommes entre eux, lorsqu’il réclame une organisation du travail qui empêche l’écrasement des faibles et qui assure à tous le plein développement de la liberté de conscience, de la vie de famille et de la vie de l’esprit, et lorsque ayant proposé son idéal aux intelligences, il prétend le faire entrer dans les faits par l’action légale, il ne peut pas fonder son droit sur le droit de la patrie, car la patrie quelle qu’elle soit, et quelles qu’aient pu être ses aspirations particulières vers le droit n’est pas avant tout une œuvre de justice, une fondation de justice et elle peut subsister sans l’application de la justice absolue’’ (pages 44 et 45).
Contrairement à ce que pensait Jaurès la justice n’est pas une idée qui flotterait en apesanteur au-dessus de l’humanité, elle est liée à l’appartenance concrète à un groupe distinct des autres groupes. Il n’a pas compris que ce sont « les liens obscurs et instinctifs » dont il parle précédemment (page 42) et qui, selon lui, fondent la patrie, qui sont aussi à l’origine des comportements de solidarité (entraide, altruisme, coopération…) ; pour lui, ces derniers ne peuvent être fondés que « sur des bases rationnelles », à l’écart donc des « liens obscurs et instinctifs », et concernent l’humanité prise dans son ensemble ! Il pensait que la justice ne pouvait avoir qu’une seule source : « un droit de l’humanité ». Or, s’il est exact que la solidarité est un comportement humain universel, elle ne se traduit concrètement qu’au sein de groupes singuliers dont les membres partagent un même attachement ; toutes les espèces sociales, dont l’espèce humaine, sont fragmentées en groupes distincts et identifiables (par l’odeur de la fourmilière ou par la langue parlée….) dont la force de cohésion réside dans une puissante solidarité mutuelle. Ce groupe peut être la nation si celle-ci apporte toute la solidarité nécessaire à l’existence d’un Bien commun. À défaut, ceux qui se sentent maltraités se tournent vers un autre groupe ; les injustices fragilisent la nation. Les socialistes ont pensé qu’un groupe, baptisé par eux « prolétariat international », était en mesure de leur apporter ce qu’ils ne trouvaient pas dans les États libéraux mais ce « prolétariat international » ne s’est jamais constitué en une vraie communauté. Puis, ils ont cru que l’État soviétique était ce groupe dont ils avaient besoin mais ce dernier disparut brutalement en 1991 sans avoir réussi à construire une société juste. Depuis, l’accroissement considérable des inégalités et l’atomisation des sociétés occidentales, qui est une conséquence des politiques libérales, provoquent un repli des individus dans des groupes de petite taille, familles, bandes de quartiers, groupes ethniques…..qui ont les dimensions des groupes humains du Paléolithique. Ces groupes sont les nouvelles tribus décrites par Michel Maffesoli.
Contrairement à ce que croient les nationalistes naïfs, à savoir que les nations existeraient depuis toujours et qu’elles ne peuvent pas disparaître, celles-ci peuvent s’effacer pour différentes raison, dont l’aggravation des injustices. Ce que nous disons là vaut pour tous les types de groupes. La pérennité des nations dépend directement de leur capacité à limiter les injustices de toutes natures, dont les injustices économiques et sociales, et à apporter de l’aide à ceux qui en ont besoin. Les « nations libérales » ne peuvent que s’étioler et d’ailleurs, Emmanuel Todd l’a souligné dans « La défaite de l’Occident », les sociétés dont les politiques sont les plus imprégnées d’idéologie libérale, à savoir les anglo-saxonnes, ne sont plus des nations ; ces sociétés ne sont plus que des agrégats d’individus atomisés et de petits groupes qui peuvent être familiaux, religieux, ethniques, culturels…..
Karl Marx : des analyses pénétrantes et un projet utopique
Nous l’avons vu précédemment, la pensée de Karl Marx était ordonnée à l’individu, à la différence de celle des communistes de l’ère préindustrielle qui était fondamentalement communautariste : ‘’Mais le communisme de Marx, en même temps, doit accomplir les promesses du mode de production capitaliste, c’est-à-dire l’émancipation radicale des individus. Le communisme traditionnel est égalitaire, organiciste alors que le communisme de Marx est individualiste et son centre n’est pas l’égalité mais la liberté’’ (Denis Collin ; Introduction à la pensée de Karl Marx ; page 240). Comme tous les penseurs individualistes, dont les libéraux, il n’accordait aucune importance aux nations. La pensée de Marx est souvent associée au collectivisme propres aux régimes dits marxistes-léninistes, mais Marx n’était pas collectiviste : ‘’Il y a dans toute son œuvre une dimension très individualiste méconnue, parce que la pensée de Marx a été travestie par le marxisme…….Sève rappelle cette chose étrange : dans le Manifeste du parti communiste, il est écrit qu’avec le renversement du capitalisme surgit « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Or, dit Sève, les communistes ont systématiquement lu « le libre développement de tous est la condition du libre développement de chacun ». Ce n’est évidemment pas la même chose ! C’est même le contraire’’ (Denis Collin ; « Introduction à la pensée de Marx » ; page 150). Le prétendu « collectivisme marxiste » serait donc, selon Denis Collin, à l’opposé de la pensée de Marx ; les marxistes ont détourné, et parfois inversé, la pensée de Marx.
Par ailleurs, la société communiste qu’il avait imaginée devait permettre à chacun de produire selon ses moyens et de recevoir selon ses besoins, la production de biens étant illimitée dans cette société imaginaire. C’était une vision très optimiste, voire délirante, comme l’a admis le philosophe Denis Collin : ‘’Il y aurait aussi beaucoup de choses à dire sur la question de l’abondance des ressources. Marx pense avec l’optimisme des hommes de son siècle, savants et industriels. Mais depuis nous avons appris que nous vivrons nécessairement dans un monde aux ressources limitées où, comme le dit Marx dans le texte extrait du livre III, les producteurs devront régler leurs rapports avec la nature de la manière la plus économique. Mais si les ressources sont limitées, il sera impossible de donner « à chacun selon ses besoins », sauf à définir à l’avance ce que sont les besoins de chacun…. » (« Comprendre Marx » ; page 214). Par ailleurs, à l’instar de certains de ses contemporains, Marx pensait qu’il était possible, et souhaitable, d’en finir avec la politique : ‘’Utopique, la perspective tracée par Marx et Engels, l’est clairement, ne serait-ce que par la reprise de la formule de Saint-Simon, passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses’’ (« Comprendre Marx ; page 213). Cette idée qui fut d’abord celle des socialistes utopiques du XIXe siècle est parfaitement illusoire ; la politique est inhérente aux communautés humaines. Comme Machiavel l’a souligné avec force, les sociétés humaines sont traversées en permanence par des conflits internes dont la résolution passe par cette activité spécifique qu’est l’activité politique.
Marx était résolument opposé au système politique représentatif ; il promouvait une ‘’organisation ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent’’ (ibid. ; page 216). Denis Collin souligne que ‘’En pratique, ces assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et comme l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en « tyrannie de la majorité » car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à un système encore plus sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires traditionnels’’ (ibid. ; page 216) ; certains, à l’extrême-gauche, rêvent encore d’une telle hyper-démocratie qui serait extrêmement dangereuse. Enfin, l’idée marxienne selon laquelle l’État irait vers son « extinction » dans la société communiste, s’est traduite dans la société léniniste par une étatisation intégrale de l’existence ; ‘’Au total donc, la pensée politique de Marx souffre d’incontestables faiblesses et contradictions, du moins si on en attend une théorie achevée de l’État. La perspective du dépérissement de l’État est incontestablement la plus problématique. Elle a pour présupposition une société dans laquelle règne l’abondance – la redistribution des ressources rares n’étant plus nécessaire – et dans laquelle les humains sont devenus si sages qu’ils n’ont plus besoin de gouvernement pour se protéger – le cas échéant – les uns des autres. On est en droit de penser qu’il s’agit là d’une perspective proprement utopique, du moins à un horizon prévisible’’ (Denis Collin ; «Introduction à la pensée de Marx » ; page 201) ; à notre avis, cette perspective est aussi utopique aujourd’hui qu’elle le sera demain. ‘’Ne développons pas plus. La question de l’État est le véritable point aveugle de la pensée marxienne’’ (« Comprendre Marx »; page 217).
De son analyse du mode de production capitaliste, Marx a tiré sa théorie de la plus-value (ou de la survaleur) qui est juste : ‘’Cette propriété qu’a la force de travail de produire plus de valeur qu’elle n’en a coûté n’a rien de mystérieux. Elle renvoie à quelque chose d’aussi ancien que l’homme lui-même : en une journée, un homme peut travailler plus qu’il n’est nécessaire à son entretien et peut donc produire un surplus. Rien de plus simple. Quand le travail est assez productif ou quand l’habitude de travailler est devenue une seconde nature, une partie de la population peut commencer à vivre du travail de l’autre. L’extorsion du travail gratis est visible, sans fard, dans l’esclavagisme ou dans le féodalisme (par exemple, avec le système de la corvée). Dans le mode de production capitaliste, elle est tout aussi efficace et même plus parce qu’elle est camouflée sous la forme de l’échange contractuel entre le capitaliste et le travailleur. Le manant qui donne trois jours de corvées à son seigneur sait parfaitement qu’il est soumis et qu’il donne son temps de travail et sa sueur à son seigneur, lequel se contente de justifier cela par son appartenance à la « race des seigneurs ». L’ouvrier croit ne rien donner à son patron puisque c’est le patron qui lui donne le travail ! ’’ (Denis Collin – Introduction à la pensée de Marx – page 104). Cette dernière phrase est ironique, bien sûr ; elle renvoie au discours des libéraux selon lesquels les milliardaires seraient des philanthropes qui « donnent du travail à leurs salariés ». Concernant la théorie de la plus-value, Denis Collin pense qu’ ‘’…il n’y a aucun lien logique entre les analyses serrées du mode de production, telles qu’on les trouve dans Le Capital, et les perspectives utopiques, tant des Manuscrits que de la Critique du programme de Gotha’’ (« Comprendre Marx » ; page 217). On peut adhérer aux premières tout en dénonçant les secondes ; Marx avait raison quand il soulignait que, dans le système de production capitaliste, une partie du travail effectué par chaque travailleur est confisquée par les détenteurs de l’outil de travail. Autant son analyse du mode de production capitaliste est intéressante et juste, jusqu’à un certain point, autant son projet de société n’est qu’une utopie sans intérêt.
La domination que les propriétaires du capital exercent sur les salariés est une réalité, comme nous l’avons dit dans le précédent article qui concernait la Participation (le général de Gaulle parlait de l’aliénation des salariés), et cette domination est inacceptable du point de vue républicain parce que, bien qu’elle soit encadrée, plus ou moins selon les pays, par des lois sociales, sanitaires, sécuritaires…. c’est une domination très pesante qui n’est pas nécessaire au bon fonctionnement de la société, bien au contraire, et qui se traduit par une montée invraisemblable des inégalités et par un mal-être croissant qu’ont décrit Angus Deaton et Anne Case dans « Morts de désespoir – L’avenir du capitalisme ».
La concentration sans fin des richesses et la robotisation d’un nombre croissant de tâches, y compris de tâches qui étaient réservées jusqu’à présent à des spécialistes ayant un haut niveau de formation, menacent l’existence même du système capitaliste qui ne parviendra pas à surmonter par lui-même ses propres contradictions. L’hubris libérale provoquée par l’effondrement du bloc soviétique induit une nouvelle phase de concentration des richesses qui s’accompagne cette fois de la paupérisation d’une part croissante, et désormais « inutile », des Occidentaux pour laquelle on envisage la création d’un très modique « revenu de citoyenneté ». Seule une reprise en main par le politique, et donc par l’État, que les libéraux décrient tant, permettra une inversion du processus en cours comme ce fut le cas dans le passé quand ce qu’on appela l’État providence permit de donner un nouveau souffle au capitalisme parce que ce dernier est incapable de remédier seul à ses graves défauts.
Les esclaves énergétiques sont à l’origine de l’essentiel de nos richesses
Jean-Marc Jancovici explique fréquemment qu’un terrassier qui travaille dur toute une année, avec comme seuls outils une pelle et une pioche, produit 100 kwh de travail mécanique soit l’équivalent de l’énergie calorifique contenue dans 10 litres d’essence ! Le Polytechnicien a raison de dire que le prix de l’essence est très bas. La France consomme 2650 Twh d’énergie primaire par an soit l’équivalent de 26,5 milliards d’ « esclaves énergétiques » produisant chacun 100 Kwh par an, ce qui signifie que chacun des 67 millions de Français dispose de l’équivalent de 395 esclaves énergétiques mais 233 seulement, si on raisonne à partir de l’énergie finale consommée.
Les richesses produites dans les économies industrielles le sont grâce aux énergies fossile, nucléaire ou renouvelable. Sans ces énergies, notre PIB serait de l’ordre de 0,5% de ce qu’il est actuellement et un peu plus si on tient compte des énergies éolienne (moulins à vent), hydraulique (moulins à eau) et de la traction animale (énergie solaire transformée par l’herbe qui sert de carburant aux chevaux et aux bœufs) qui étaient utilisées dans les sociétés préindustrielles. Or, aucun humain ne peut prétendre avoir un quelconque mérite dans l’existence de ces énergies disponibles qui sont à l’origine de 99,5 % de nos richesses (233/234). Comme nos talents, ces énergies sont un don de la nature mais les esclaves énergétiques ne sont pas tout à fait gratuits, il faut les extraire du sol, les trier, les transporter, les conditionner (raffinage) et les stocker. Il faut aussi leur fournir des outils (moteurs, turbines, robots…) pour qu’ils puissent travailler et il faut réparer ces outils. Ceci dit, malgré tous ces coûts, ils laissent une bonne plus-value à ceux qui les emploient et comme ils sont très nombreux, leur travail génère de très gros bénéfices.
Notons que si le coût des matières énergétiques que nous consommons est de l’ordre de 3% seulement de notre PIB, c’est que nous ne payons pas ces matières à leur « vrai » prix ; elles nous sont fournies presque gratuitement par la nature, au coût de l’extraction, du transport, des taxes et des profits des compagnies de raffinage et de distribution près. Ces matières et ces flux sont utilisables pour produire de l’énergie grâce aux physiciens qui ont théorisé la thermodynamique dans le passé et aux ingénieurs qui ont créé les machines motrices et les ont progressivement améliorées. Les industriels d’aujourd’hui n’y sont absolument pour rien ; ces connaissances et ces savoir-faire sont des biens communs (les ingénieurs et les scientifiques ont été formés par des écoles et des universités financées par la communauté nationale), qui sont mis à profit par une minorité. Une partie de l’énergie est utilisée directement par les ménages pour le chauffage, les déplacements et les travaux ménagers, l’éclairage…. ; une autre partie est consommée par les organismes publics (chauffage, déplacements, informatique…) et enfin une dernière part, qui est de l’ordre de 40% du total, au moins, est utilisée par les entreprises qui disposent de ce fait, en France, de plus de 6 milliards d’esclaves énergétiques, c’est-à-dire 300 fois plus que de salariés, ce qui signifie que nous devons 99,7% (300/301) des richesses produites par les entreprises à ces esclaves ! Une usine entièrement robotisée consomme de l’énergie mais le propriétaire en tire de gros bénéfices sans voler une part de leur travail à des salariés qu’il n’a pas. En fait, c’est d’abord de l’utilisation de l’énergie que les très riches tirent leurs profits aujourd’hui et on peut considérer qu’il y a là une grande injustice, puisque une infime minorité utilise à son seul profit une part importante de l’énergie disponible pour l’ensemble de la communauté nationale. Là se situe, de nos jours, la source essentielle de la distorsion constatée dans l’échelle des revenus et des richesses. Ce qui a permis l’élévation du niveau de vie des humains en général, et l’élévation beaucoup plus importante encore des richesses des plus riches, c’est l’utilisation massive des énergies fossiles.
Quand BASF, le plus important de tous les fabricants de produits chimiques, en Allemagne et dans le monde, délocalise ses usines aux USA, comme c’est le cas en ce début de 2024, il ne le fait pas parce que les salaires sont plus bas outre-Atlantique qu’en Allemagne, ce n’est pas le cas d’ailleurs, loin s’en faut, mais parce qu’il y a là-bas de l’énergie en abondance qui ne coûte pas cher, comme l’a dit son président Martin Brudermüller. Ce n’est pas ce que prélève BASF sur le travail de chacun de ses employés qui incite cette firme à migrer mais ce qu’elle prélève sur le travail effectué par chacun de ses esclaves énergétiques, lesquels sont infiniment plus nombreux que ses salariés.
Les leçons que nous pouvons tirer de ce constat sont au nombre de deux :
- nous devons la presque totalité des biens que nous utilisons et des services dont nous bénéficions (sanitaires, scolaires et universitaires….), à l’existence de stocks et de flux naturels d’énergie et non pas à une minorité de chefs d’entreprises géniaux qui, de ce fait, auraient droit à notre gratitude éternelle et à des fortunes gigantesques. S’il est des hommes auxquels nous devons rendre grâce, c’est aux physiciens qui ont établi les principes de la thermodynamique et aux ingénieurs qui ont inventé et amélioré progressivement les machines qui permettent de produire du travail mécanique et de l’énergie électrique à partir des matières énergétiques et des flux solaire et hydraulique.
- La production d’énergie est bien trop importante pour être confiée à quelques sociétés privées sur lesquelles la communauté nationale n’a aucune prise, comme le souhaitent les libéraux. L’expérience française montre qu’une société nationalisée, EDF, a pu produire, pendant près de 80 ans, de l’énergie de qualité (stabilité des paramètres, satisfaction de la demande) à un prix très compétitif tout en conservant une longueur d’avance en matière de recherche et de développement, notamment dans le domaine de l’énergie nucléaire ; ce sont les mesures libérales imposées par la Commission de Bruxelles qui ont perturbé gravement le fonctionnement de cette remarquable entreprise. Le Général pensait, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, qu’il revenait à l’État de diriger la politique énergétique ; il avait raison.
Conclusion
Une société parfaitement égalitaire ne pourrait que très mal fonctionner parce qu’en l’absence d’incitations suffisantes, il n’y aurait pas de candidats pour de nombreuses professions et fonctions et, de plus, l’innovation industrielle en pâtirait certainement ; une échelle des revenus est donc nécessaire. Par ailleurs, la quantité de travail fournie, qui varie d’une personne à l’autre, justifie aussi des inégalités de revenus mais dans un rapport d’environ 1 à 3 seulement, comme nous l’avons dit précédemment. Ceci dit, le besoin d’incitations ne peut pas justifier l’échelle actuelle des revenus. ‘’À la fin des années 1970, les PDG des grandes entreprises américaines gagnaient trente fois plus que l’employé moyen ; en 2014, ils gagnent 300 fois plus’’ (I. Sawhill ; « The forgotten Americans »). Et pourtant, en 1970, les entreprises américaines fonctionnaient très bien. Des limites doivent être fixées à l’échelle des revenus et la propriété des moyens de production doit être étendue, d’une façon ou d’une autre, à l’ensemble des citoyens comme le général de Gaulle avait eu l’intention de le faire avec son projet de Participation.
Les inégalités sociales génèrent, depuis toujours, des conflits entre les classes privilégiées et les classes dominées ; ces conflits affaiblissent les nations et c’est la raison pour laquelle les régimes fasciste, nazi et autoritaires conservateurs du début du siècle dernier essayèrent d’y mettre un terme, sans succès parce que ces régimes, et les solutions qu’ils apportèrent, ne convinrent pas aux peuples qui en firent l’amère expérience. C’est l’effondrement des régimes communistes, en 1990, qui a provisoirement affaibli les organisations et les mouvements populaires parce que ces derniers étaient structurés par l’idéologie socialiste. Ceci dit, la parenthèse libérale prend fin et comme l’a prédit le milliardaire Nick Hanauer, les conflits sociaux referont surface, sous des formes nouvelles. Ces conflits traduisent les souffrances et l’aliénation des travailleurs, pour parler comme le Général, et ils nuisent à la cohésion nationale ce qui ne peut laisser les républicains indifférents puisque cette dernière est une de leurs préoccupations principales. Cependant, le républicanisme est une philosophie différente de la philosophie socialiste bien que celle-ci ait porté l’idée de justice sociale, ce qui doit être mis à son crédit en dépit de ses défauts et des erreurs gravissimes de certains régimes qui s’en sont inspirés; notons que ce fut aussi la grandeur du mouvement conservateur catholique qui, à la différence des mouvements socialistes, n’eut qu’un succès limité.
Le général de Gaulle avait compris qu’une partie des richesses produites était détournée par les détenteurs du capital. Nous avons expliqué dans l’article précédent (https://www.inforepublica.fr/2024/05/02/une-idee-gaullienne-la-participation/) que la Participation, qu’il a essayée de mettre en œuvre grâce à l’amendement Vallon de 1965, visait à rendre aux salariés cette part sous forme d’actions des entreprises, au pro rata de leurs salaires et à hauteur de la moitié de l’autofinancement (une moitié de l’autofinancement pour le capital et l’autre moitié pour le travail), ce qui aurait permis aux salariés de devenir progressivement copropriétaires des entreprises. Cette expérience, qui a échoué parce qu’elle était difficile à mettre en œuvre du fait de la quadruple opposition du patronat, des libéraux, des socialistes et des communistes, n’en est pas moins intéressante. Le général de Gaulle nous a ouvert la seule voie que des patriotes républicains dignes de ce nom doivent emprunter, celle de la solidarité nationale laquelle ne peut pas être seulement symbolique et rhétorique comme le pense la droite libérale-conservatrice ; il ne peut y avoir d’harmonie patriotique quand une part très importante des richesses produites est réservée à une petite minorité. En 495 avant notre ère, la plèbe romaine a exprimé son désaccord en se retirant sur l’Aventin (secessio plebis) et en faisant la grève de la guerre (Rome était alors menacée par les Volsques) parce qu’elle refusait l’oppression économique et politique exercée par le patriciat. Elle obtint gain de cause et cette affaire, qui ravissait Machiavel, fut à l’origine du tribunat de la plèbe ; les conflits sociaux sont à l’origine des bonnes institutions, à condition qu’ils se terminent par un bon accord. Nous ne pourrons sortir de la crise actuelle qu’en abandonnant le paradigme néolibéral et en forgeant un nouveau modèle politique, social et économique dont les quatre piliers seront la communauté nationale, la morale et les principes républicains, la recherche du bien commun et la solidarité sociale et économique.
Quand une société oublie l’objectif essentiel qu’est le Bien commun, la loyauté de ses membres à son endroit décroît et ces derniers se replient sur eux-mêmes ; ils se désengagent à l’égard de la société, le patriotisme et le civisme s’affaiblissent et l’efficacité économique aussi (les sociétés inégalitaires sont moins efficaces du point de vue économique que les sociétés plus égalitaires, répétons-le) ; c’est ce qui se passe dans les pays occidentaux.
Une communauté nationale dont les membres ne veulent rien mettre en commun finit inévitablement par se dissoudre mais vouloir la solidarité tout en souhaitant la disparition des communautés nationales auxquelles se substituerait une société mondiale d’individus atomisés comme nous le proposent les socialistes des différentes obédiences ne peut qu’échouer. La solidarité va de pair avec la préférence pour les membres de sa communauté ; c’est une donnée anthropologique essentielle que le sociologue Bernard Lahire a soulignée : ‘’L’altruisme s’exerce d’abord et avant tout dans les limites de ces entre-soi, plus ou moins étendus. L’aide qu’on apporte, la coopération ou le partage qu’on accepte sont tournés avant tout vers les « siens », les proches, et c’est pour cette raison que l’altruisme a parfois pu être considéré comme une forme étendue d’égoïsme social. Protéger ses enfants, au péril parfois de sa vie, leur accorder la préférence, est bien une forme de sacrifice ou de don de soi (de son temps, de son argent, de son énergie et parfois aussi de sa vie), mais c’est aussi une forme de défense de son groupe conçu comme une sorte d’extension de soi’’ (« Les structures fondamentales des sociétés humaines » ; page 856). Quant aux économistes de Harvard, Alberto Alesina et Edward Glaeser, ils ont expliqué dans « Combattre les inégalités et la pauvreté » que l’hétérogénéité ethnique, culturelle…….provoque un abaissement de la confiance interindividuelle et une diminution de la participation à la vie politique. Selon eux, l’hétérogénéité ethnique des USA est à l’origine de leur système très inégalitaire parce que chacun des différents groupes refuse de payer pour les autres (tandis que l’entraide au sein de ces groupes est très forte) ; elle aurait ainsi empêché les politiques de redistribution des richesses et le développement d’un parti socialiste. Ils pensent que ‘’La nouvelle hétérogénéité de l’Europe, fondée sur l’immigration, pourrait finir par la pousser vers des niveaux de redistribution plus proches de ceux des Etats-Unis’’, c’est-à-dire vers des niveaux très bas ; les travaux d’Alesina et Glaeser ont incité le gouvernement socialiste danois à mettre un terme à l’immigration pour préserver le système de sécurité sociale très développé du Danemark.
Une société, pour être très solidaire, doit être homogène, ce que les socialistes, avec lesquels nous partageons un même souci de solidarité sociale et économique tout en étant en désaccord avec eux sur tout le reste ou presque, ont beaucoup de mal à admettre parce que leur héritage idéologique est fondamentalement individualiste et universaliste.