En France, le républicanisme et le libéralisme sont souvent confondus et l’idée selon laquelle il y aurait de profondes différences entre eux surprend toujours. Pourtant, dans le monde anglo-saxon, le débat entre les tenants du républicanisme et ceux du libéralisme est vif depuis près d’un demi-siècle.
En France, nous avons tendance à penser que la république fût inventée en 1792 par des révolutionnaires qui s’inspiraient des Lumières libérales du XVIIIe siècle et de la pensée de Rousseau. Dans notre pays, le républicanisme et le libéralisme sont souvent confondus et l’idée selon laquelle il y aurait une profonde différence entre eux surprend toujours. Pourtant, dans le monde anglo-saxon, le débat entre les tenants du républicanisme et ceux du libéralisme est vif depuis près d’un demi-siècle et contrairement à ce que pensent la plupart de nos compatriotes, le libéralisme et le républicanisme sont très différents et s’opposent même sur des points importants. Ce débat n’a été que très peu suivi en France où, comme Jacques Julliard l’a souligné, les fondateurs de la IIIe République pensaient que la république est la forme politique de la philosophie libérale !
Certains parlent de république libérale ou de république socialiste ; il faudrait alors ajouter un troisième type de république, la république nationale, qui serait très différente des deux autres. En fait, nous pensons que le socialisme, le libéralisme et le républicanisme sont trois philosophies politiques différentes, bien que les deux premiers aient hérité une partie de leurs idées du troisième lequel est, de très loin, le plus ancien puisque ce sont les Romains qui ont créé, les premiers, en 509 avant notre ère, ce qu’on appela plus tard une république.
Dans cet article, nous allons parcourir, trop brièvement, les œuvres de deux philosophes contemporains qui revendiquent l’héritage républicain classique et qui participent à l’actualisation de la philosophie républicaine. À l’heure où les sociétés libérales d’Occident sont dirigées par des oligarchies ploutocratiques qui rêvent d’un monde unifié et placé sous leur houlette, le temps est venu de se tourner vers le républicanisme ancien parce que lui seul peut nous permettre de restaurer la liberté politique dans nos nations menacées de disparition du fait des politiques inspirées par l’individualisme libéral.
Michael Sandel, un républicain néo-classique
Le philosophe d’outre-Atlantique dont nous allons parler ici se définit comme républicain mais les médias et certains de ses confrères le qualifient de « communautarien ». Il est vrai qu’il partage avec les communautariens, qui constituent un autre courant de la philosophie politique étatsunienne, l’idée selon laquelle l’État ne peut être neutre à l’endroit des conceptions du bien comme le souhaitent les libéraux. Au sujet d’une éventuelle parenté entre républicanisme et communautarianisme, la philosophe Sophie Heine a écrit que le premier est finalement assez proche du second et que certains spécialistes pensent que le premier est une forme du second : ‘’Certains n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que le républicanisme est une forme de communautarisme, car il requiert non seulement des engagements procéduraux sur la manière formelle de traiter les personnes avec un égal respect, mais aussi des « engagements substantifs » sur les « buts de la vie » et une identification forte avec la communauté’’ (Sophie Heine ; « La dimension communautariste du républicanisme français » ; article publié par « Raison Publique », novembre 2008). Aux USA, les communautariens sont, tout comme Michael Sandel, des adversaires redoutables et pugnaces des libéraux.
Michael Sandel enseigne la philosophie politique et morale à l’Université Harvard. On l’a qualifié parfois de « philo star » mais ce qu’il faut retenir de son indéniable succès, c’est l’immense intérêt que suscite le républicanisme en ce début de XXIe siècle. Certains de ses cours ont été diffusés par des chaînes de télévision et ses interventions publiques ont lieu parfois dans des amphithéâtres à ciel ouvert pouvant recevoir des milliers de personnes comme ce fut le cas à Séoul en Corée du Sud où 14000 personnes se pressèrent pour l’écouter; ses livres se vendent par millions d’exemplaires dans le monde entier (plus de trois millions de son ouvrage intitulé « Justice » ont déjà été vendus). Ce philosophe atypique, qui se situe dans la tradition du républicanisme ancien, plaide en faveur du patriotisme, du civisme, du localisme et des communautés enracinées dans une culture et dans une histoire. Il a porté des coups très durs aux théories du philosophe libéral étatsunien John Rawls qu’il a contraint à repenser une grande partie de son œuvre. Michael Sandel se distingue des néo-républicains, comme Philip Pettit, parce qu’il pointe du doigt l’individualisme auquel il oppose le patriotisme et le civisme, tandis que certains néo-républicains ont tendance à considérer que l’individualisme est un acquis définitif, ce qu’il n’est nullement ; de ce fait, les analyses de ces derniers aboutissent à des conclusions et à des projets qui sont très proches de ceux des libéraux comme nous le verrons à la fin de cet article. Ces néo-républicains sont souvent dits néo-romains bien qu’ils ne retiennent du républicanisme romain que la seule notion de liberté comme absence de domination, ce qui est très restrictif ; de plus, en associant cette notion à l’individualisme moderne (d’origine libérale), lequel était étranger aussi bien à Aristote qu’aux Romains de l’ère républicaine, ils construisent des théories qui sont très différentes du républicanisme originel.
Sandel oppose la culture communautaire et la solidarité patriotique à la neutralité culturelle et à l’individualisme des libéraux (Sayed Matar ; « Michael Sandel » ; page 185) ; pour lui, le républicanisme implique le civisme, qui privilégie l’intérêt national par rapport aux intérêts individuels (« Democracy’s discontent » ; 2630), et une obligation de solidarité entre les citoyens : ‘’[Or], il existe, selon Sandel, un troisième type d’obligations que nous appelons obligations de solidarité ou d’appartenance que nous ne pouvons pas comprendre en termes contractualistes : ces obligations ne sont ni universelles ni particulières précisément parce qu’elles renvoient à des responsabilités que nous avons à l’endroit de ceux avec lesquels nous partageons une certaine histoire’’ (Sayed Matar ; « Michael Sandel » ; page 209). Ces obligations sont facilitées par l’existence d’un sentiment d’appartenance à un même groupe qui est également indispensable à l’existence des mœurs démocratiques. Sayed Matar a écrit à ce sujet : ‘’En d’autres termes, l’adhésion intellectuelle aux principes abstraits du suffrage universel et des droits de l’homme ne saurait suffire à stabiliser une démocratie. Celle-ci doit chercher, pour une meilleure intégration politique des individus, à s’inscrire dans des ressources affectives par l’intériorisation d’une tradition nationale…….Le républicanisme, explique Sandel, soutient l’idée de vertu civique, esprit de citoyenneté qui met au premier plan le souci de l’intérêt national par opposition aux intérêts étroits des individus synonymes d’ambitions, de vénalités et de corruptions’’ (« Michael Sandel » ; pages 222 et 223). Selon Sandel, ‘’la tradition républicaine met l’accent sur la communauté et l’autonomie politique’’ ; le républicanisme ne se réduit pas à la seule liberté comme absence de domination bien que cette dernière en soit un élément important.
Sandel pense que le grand trouble qui a gagné les Étatsuniens est lié à l’affaiblissement de leur communauté nationale qui est rongée par l’individualisme et par la disparition de leur autonomie politique (self-government) laquelle a été remplacée par un système que le professeur Jeffrey Sachs et le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz appellent respectivement une oligarchie ploutocratique et une ploutocratie héréditaire : ‘’Ces deux peurs – la perte de l'autonomie politique et l'érosion de la communauté – définissent ensemble l'anxiété de l'époque. C'est une anxiété à laquelle l'agenda politique dominant n'a pas réussi à répondre ou même à s'attaquer’’ (Michael Sandel ; « Democracy’s discontent »).
A la grande différence de Rawls, des libéraux en général et de certains néo-républicains, Sandel justifie l’intervention du gouvernement dans la formation morale et civique des citoyens de façon à renforcer leur attachement au bien commun, à la culture nationale et à la patrie. C’est d’ailleurs ce que pensait aussi Aristote (« La Politique » ; livre VIII, 1 et 2) selon lequel, il fallait mettre en place une ‘’éducation publique commune et adaptée à la forme du gouvernement. Pour lui comme pour Platon, ….., la pédagogie est une dépendance de la politique : l’individu appartient à l’État comme la partie au tout, et puisque l’État à une fin unique, l’éducation sera commune et en rapport avec le régime politique. C’est la meilleure façon de faire contracter aux citoyens des habitudes adaptées aux lois de la cité et d’assurer ainsi la stabilité des institutions’’ (« La politique » ; note de l’édition Vrin, page 389). Pour Aristote, il va de soi que les institutions politiques sont au cœur de la culture d’un peuple donné qu’elles façonnent de manière très spécifique et que la pérennité de ces institutions impose une éducation spécifique : ‘’Qu’ainsi donc le législateur doive s’occuper avant tout de l’éducation de la jeunesse, nul ne saurait le contester. Et effectivement les États qui se désintéressent de ce devoir en éprouvent un grave dommage pour leurs constitutions, puisqu’il faut que l’éducation reçue soit adaptée à chaque forme particulière de constitution : car chaque sorte de constitution a ses mœurs propres qui assurent d’ordinaire la conservation de l’État, de même qu’elles président à son établissement, à l’origine……’’ (« La politique » ; 1337a, 10, 15). Contrairement à ce que dit une journaliste conservatrice, la république n’est pas qu’un cadre ; comme le pensait Aristote, chaque type d’institutions politiques génère une culture particulière, un mode de vie et une sociabilité spécifiques. Une culture républicaine est différente d’une culture monarchique, impériale ou féodale.
Sandel pense que l’égalité politique et la solidarité ne peuvent exister durablement qu’au sein de communautés réelles et qu’elles se dissolvent dans les agrégats d’individus atomisés que deviennent les sociétés de l’Occident libéral. Selon lui, l’affect patriotique et la proximité culturelle partagés donnent à la démocratie une force qu’elle ne peut avoir en leur absence dans une république procédurale dont les citoyens sont des atomes n’ayant pour tout commun que le droit (patriotisme constitutionnel de Habermas). Le patriotisme est, pour Sandel, ce qui permet l’existence durable des institutions démocratiques et d’une solidarité authentique entre les citoyens ; quand celui-ci disparaît, la démocratie et la redistribution des richesses sont remises en cause ; c’est très exactement ce qui se passe de nos jours, aux USA comme chez nous.
Il souligne le fait que l’inexistence d’un patriotisme européen et d’une identité européenne forte fait que l’Union Européenne est incapable de générer une démocratie paneuropéenne et un système de redistribution des richesses auquel s’opposent les plus riches, les Allemands en particulier. Sans identité et sans patriotisme communs (il y a une identité européenne mais c’est une identité faible qui est très largement surpassée par les identités nationales), il est impossible d’instaurer une république authentique et une solidarité effective. Dans l’état actuel des choses, seules les nations historiques offrent le cadre indispensable à l’existence de ces dernières.
Les libéraux, qu’ils soient « de gauche » (Rawls..) ou « de droite » (Nozick…), préfèrent l’individu à la communauté nationale et le droit au politique tandis que, pour le républicain Sandel, ce sont la communauté nationale et le politique qui prévalent. ‘’Le libéralisme moderne a tourné le dos à l’apport moral et politique du républicanisme classique, tel qu’il a été exprimé par Aristote et pratiqué pendant près de cinq siècles dans la Rome antique. L’aristotélisme rejette, on le sait, toute forme d’individualisme qui ferait l’impasse sur la priorité de la liberté politique comme participation citoyenne efficace à la chose publique. « Inter homines esse »est la devise de l’animal politique et parlant. Par rapport à la philosophie politique des Anciens, fondée sur une démocratie comme participation politique à la res publica, le libéralisme moderne a subverti l’ordre de la priorité des choses tenant à la définition du « bien » de la cité’’ (Sayed Matar ; « Michael Sandel » ; page 219).
Sandel est un « localiste » qui pense que le patriotisme, la solidarité et la démocratie se vivent d’abord, concrètement, au plan local. Selon lui, la force que donne le patriotisme découle des liens locaux qu’on peut comparer aux anneaux d’une cotte de mailles ; chaque anneau pris indépendamment des autres est faible mais l’ensemble des anneaux liés les uns aux autres est doté d’une forte capacité de résistance aux coups : ‘’Sandel met en garde contre l’atomisation de la société et insiste sur la mise en place d’un système de décentralisation du pouvoir politique essentiel pour préserver les communautés locales, décisif pour renforcer une solidarité matrice des vertus morales et civiques, et nécessaire à l’autogouvernement contre toute forme de domination politique et économique’’ (Sayed Matar ; « Michael Sandel » ; page 225). Le philosophe républicain pense qu’il est indispensable de ‘’….. de contrer l’atomisation libérale de la société,…….., en mobilisant le potentiel fédérateur inhérent au patriotisme et au républicanisme classique’’ (Sayed Matar ; « Michael Sandel » ; page 10). Notons que l’analyse qu’il fait de l’atomisation des sociétés libérales rejoint celle qu’a faite Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage (« La défaite de l’Occident »). Ce dernier estime que les nations les plus imprégnées de libéralisme, en l’occurrence les nations anglo-saxonnes, sont en phase terminale de désintégration. L’individualisme libéral qui règne sans partage au sein des élites dirigeantes anglo-saxonnes a sapé leurs nations jusqu’à la dislocation totale de ces dernières et a généré une « oligarchie libérale » qui succède à feue la démocratie libérale. Emmanuel Todd associe l’évolution des pays anglo-saxons à l’influence de la structure familiale du type nucléaire inégalitaire qui était celui de l’Angleterre rurale mais il est très probable que cette structure familiale est à l’origine de l’individualisme tout aussi inégalitaire qui caractérise la philosophie libérale, laquelle est née précisément en Angleterre (John Locke). Ceci dit, toutes les nations dirigées par des « élites » libérales connaîtront le même sort si elles ne changent pas d’orientation. La disparition des nations est l’objectif principal de ces « élites » comme nous venons de le constater en France en 2024 ; les libéraux de droite et de gauche ont préféré s’associer aux socialistes et aux communistes pour empêcher l’arrivée au pouvoir d’un parti qui revendique le patriotisme. Pour les libéraux, le patriotisme est un mal plus grave que ne le sont le socialisme et le communisme. Ceci illustre le fait que la ligne de fracture politico-idéologique la plus importante ne se situe pas entre une droite hétérogène et une gauche qui l’est aussi quoique de manière moins aigüe ; elle se situe entre les partisans d’un monde westphalien de nations indépendantes et ceux qui lui préfèrent un gouvernement mondial, le gouvernement européen étant une étape intermédiaire et provisoire entre l’un et l’autre.
Michael Sandel face à la « république procédurale »
Après la seconde guerre mondiale, dans l’euphorie créée par la victoire et par la croissance économique, les idées libérales se sont imposées, aux USA d’abord, et les droits individuels ont été étendus de façon à ce que, conformément au principe libéral, les individus puissent mener leur vie en toute indépendance dans un pays dont l’État était devenu culturellement neutre ; les USA entraient dans l’ère de la « république procédurale » mais cette évolution s’est traduite par le sentiment, très largement répandu parmi les citoyens, qu’ils ne maîtrisent plus rien et que le pouvoir politique, leur échappe totalement : ‘’Le sentiment général est que nous sommes pris dans l’emprise de structures de pouvoir impersonnelles qui défient notre compréhension et notre contrôle. Le triomphe de la conception volontariste de la liberté a coïncidé, paradoxalement, avec un sentiment croissant d’impuissance. Ce sentiment d’impuissance vient du fait que l’image de soi libérale et l’organisation réelle de la vie sociale et économique moderne sont en contradiction flagrante. Même si nous pensons et agissons en tant qu’individus indépendants et libres de leurs choix, nous nous trouvons impliqués dans un réseau de dépendances que nous n’avons pas choisies et que nous rejetons de plus en plus. Cette situation renforce la plausibilité des préoccupations républicaines. La tradition républicaine enseigne qu’être libre, c’est participer à la gouvernance d’une communauté politique qui contrôle son propre destin. L’autonomie politique (self government) dans ce sens exige des communautés politiques qui contrôlent leur destin et des citoyens qui s’identifient suffisamment à ces communautés pour penser et agir en vue du bien commun’’ (« Democracy’s discontent » ; 1827). Les libéraux ont conseillé aux citoyens étatsuniens de s’occuper de leurs affaires personnelles et d’accorder moins d’importance à la recherche d’un bien commun dont ils disent qu’il n’est qu’une illusion, mais les grandes compagnies qui ont continué de se concentrer et d’augmenter leur puissance ont dicté leur version du bien aux politiciens assaillis par plus de dix mille lobbyistes (à Washington). Ces grandes compagnies sponsorisent les candidats aux magistratures politiques et en attendent un retour sur investissement ; elles ont fini par prendre le pas sur la vox populi qui ne peut plus que constater son impuissance. Pour sortir de l’impasse dans laquelle nous ont menés les politiques libérales, les Étatsuniens, comme nous d’ailleurs, devront se réapproprier l’idéal républicain. ‘’Lorsque la république procédurale prit forme, après la seconde guerre mondiale, les Américains ne ressentirent pas la nouvelle philosophie publique comme une perte de pouvoir. Au contraire, le jour de son avènement, la république procédurale apparut non pas comme une concession mais plutôt comme un triomphe de l’action et de la maîtrise de soi. Cela était dû en partie au moment historique, et en partie à la promesse libératrice de la conception volontariste de la liberté. La république procédurale est née à un moment unique de l’histoire américaine. A la fin de la seconde guerre mondiale, les États-Unis dominaient le monde parce qu’ils étaient une puissance mondiale sans égale. Dans un discours radiodiffusé à la nation le jour de la capitulation du Japon, le président Harry Truman pouvait déclarer sans exagération que l’Amérique possédait « la plus grande force et la plus grande puissance que l’homme ait jamais atteintes’’ (« Democracy’s discontent » ; 3324-3332).
Michael Sandel a consacré beaucoup de temps à l’analyse des travaux du philosophe libéral John Rawls dont la philosophie inspire profondément les Démocrates étatsuniens contemporains. Dans un article intitulé ‘’La république procédurale et le moi désengagé’’, qui figure dans l’ouvrage collectif intitulé « Libéraux et communautariens », il a décortiqué la pensée rawlsienne et a expliqué en quoi elle lui semble fausse. Ce qu’il appelle « république procédurale », c’est «une vie publique animée par les principes de la doctrine libérale » et par l’image du moi qu’elle porte, à savoir un moi désengagé par rapport à toute communauté et affranchi de toute empreinte culturelle particulière. Pour Sandel, la « république procédurale » se caractérise par l’affirmation de l’individualisme au détriment de l’esprit civique et patriotique ; autrement dit, elle implique la désintégration des valeurs républicaines.
Michael Sandel conteste la théorie rawlsienne du « moi désengagé » qui fait de chaque être humain un individu souverain de lui-même et libre de tout attachement et de tout héritage. Selon Rawls, nous devons nous émanciper de toutes les pesanteurs liées au passé, ‘’Et en tant que moi concrets et singuliers, il nous appartient de choisir nos buts et nos fins indépendamment d’un ordre de valeurs, d’une coutume, d’une tradition ou d’un statut social hérité’’ (Michael Sandel ; « Libéraux et communautariens » ; page 264). Le libéralisme est résolument opposé à toute forme d’enracinement ethnoculturel et à toute vie communautaire alors que, comme le pensait le sociologue Robert Nisbet, auteur de ‘’The quest for community’’, le besoin de communauté qui est un des besoins humains les plus puissants – d’appartenance, de statut et de continuité – ne peut être nié.
Dans le livre précité, André Berten a commenté la pensée de Sandel : ‘’[Or] un État libéral neutre ne peut susciter le patriotisme car il n’est perçu que comme un instrument grâce auquel les individus peuvent faire valoir leurs biens et leurs droits individuels. Le bien commun s’y trouve réduit à l’addition des préférences de chacun. L’individualisme de la société libérale mine ses propres bases : elle ne peut honorer de manière durable les principes de justice. Pour ce faire, l’État doit assurer une tâche que le principe de neutralité lui interdit d’exercer : inculquer à ses citoyens une conception du bien de la communauté susceptible d’engendrer chez eux un sens de la solidarité sociale et du patriotisme’’ (« Libéraux et communautariens » ; page 251). A contrario des libéraux, Michael Sandel pense que l’État a un devoir de formation des futurs citoyens : ‘’La vie publique d’une république doit être au service de la formation, viser à cultiver un certain type de citoyenneté’’ (« Democracy’s discontent »). Le gouvernement républicain n’est pas neutre vis-à-vis du caractère moral de ses citoyens; il doit les former et les encourager à se soucier de l’intérêt public, dont dépendent la liberté de la Cité et leurs libertés personnelles. Selon Sandel, le passage d’une république fondée sur la vertu civique à une république « procédurale » a eu lieu, aux USA, à la fin du 19e siècle. Depuis cette époque, les USA ont adopté un système de plus en plus nettement libéral, fondé sur le contrat et non plus sur la conception civique promue par les républicains. Cela explique pourquoi, au cours du 20e siècle, l’idée que le gouvernement serait chargé de forger le caractère moral et civique des citoyens a nettement reculé devant l’idée de la neutralité politique du gouvernement, ‘’sous prétexte qu’attribuer une telle fonction au gouvernement ouvrirait la voie à la coercition, au non respect des personnes considérées comme des individus libres et indépendants’’ (Michael Sandel ; « Democracy’s discontent » ; page 270).
En fait, les institutions républicaines et la solidarité sociale ne peuvent exister que dans des sociétés animées d’un profond sentiment d’appartenance à une même communauté, c’est-à-dire à un profond sentiment patriotique, lequel s’accompagne inévitablement d’une préférence communautaire (nationale) : ‘’Mais si les concitoyens sont unis par des liens de loyauté et de communauté, cela signifie qu’ils ont les uns à l’égard des autres des obligations plus étendues qu’à l’endroit des étrangers’’ (Michael Sandel ; « Justice » ; page 337). Cette idée répond à ce que savent les éthologues et les anthropologues : les sociétés des espèces sociales, et l’humanité est une espèce très sociale, sont des sociétés très solidaires, c’est-à-dire des communautés, dont les membres préfèrent les membres de leur groupe aux étrangers et sont méfiants à l’égard des autres groupes.
Selon Rawls : ‘’Le principe de différence marque, en réalité, la volonté commune de considérer la répartition des talents naturels comme un bien commun et de partager les bénéfices résultant de cette répartition, quelle que soit la forme prise par cette dernière’’ (cité par Michael Sandel ; « Justice » ; page 230). C’est un principe essentiel de sa philosophie qui prolonge l’idée juste que Michael Sandel a résumée ainsi : ‘’Les individus ne méritent, à proprement parler, ni les talents dont la chance les a pourvus, ni les bénéfices qui en résultent. Nous devrions, dès lors, voir ces talents comme des atouts collectifs, et nous considérer mutuellement comme les bénéficiaires des avantages qu’ils dispensent’’ («Libéraux et communautariens » ; page 266). Mais, sur ce point là aussi, Rawls s’enferme dans une contradiction : ‘’L’une des critiques centrales que Sandel fait à Rawls consiste en ce que le principe de différence égalitaire de Rawls, qui implique que l’on traite les talents de chacun comme une part des ressources détenues en commun pour le bénéfice de la société tout entière, présuppose un haut degré de solidarité entre les participants. Ce sens de l’engagement mutuel peut être seulement soutenu par des sujets situés qui partagent un sens fort de la communauté’’ (Sayed Matar ; « Michael Sandel » ; page 204). Sandel met le doigt sur une grande faiblesse du libéralisme de gauche lequel veut ignorer les sentiments d’appartenance tout en voulant une redistribution des richesses qui exige un fort sentiment d’appartenance à la communauté. Ce type de contradiction qu’il impute à John Rawls (le référent étatsunien en matière de libéralisme « de gauche »), a existé chez nous au sein de la famille des radicaux qui ont désespérément essayé de concilier la liberté de l’individu autonome et désengagé à l’égard de toute communauté avec le principe d’égalité non seulement politique et juridique mais aussi économique. Ils ont mis en avant la notion de fraternité dont ils ont pensé qu’elle pouvait servir de pont entre la liberté de l’individu désengagé et l’égalité, ce qui n’était pas judicieux parce que la fraternité telle que l’entendaient les révolutionnaires est une fraternité universelle et non pas la fraternité qui peut exister au sein d’une communauté particulière. Malgré tout, les Français sont solidaires, favorables à une très large redistribution par l’État et majoritairement partisans d’une égalité économique modérée ; cela tient peut-être au vieux fond anthropologique de la famille nucléaire égalitaire, dans laquelle les frères se considèrent comme des égaux, qui est dominant en France (Emmanuel Todd). Dans notre pays, la famille nucléaire inégalitaire, dans laquelle l’autorité du père est faible et dans laquelle les frères sont inégaux, n’a existé que dans l’ouest tandis qu’il était dominant en Angleterre et aux Pays-Bas, pays libéraux par excellence.
Dans les faits, le libéralisme parasite les communautés nationales dont il ne parvient pas à se passer ; le système proposé par Rawls, qui vise à mettre tous les individus sur une même ligne de départ, ne peut fonctionner qu’au sein d’une communauté dont les membres acceptent de mettre en commun les moyens nécessaires à la réalisation de cet objectif. Sandel écrit à ce sujet : ‘’En effet, si ma démonstration est correcte, si la vision libérale que nous avons étudiée, loin d’être autosuffisante, « parasite » au contraire une notion de communauté qu’elle rejette par ailleurs officiellement, il faut s’attendre à ce que la pratique politique qui incarne cette vision ne soit pas, elle non plus, autonome et doive en appeler à un sens de la communauté qu’elle ne peut offrir et peut même ruiner’’ (Michael Sandel ; « Libéraux et communautariens » ; page 270). La société « asociale » imaginée par les libéraux (« Libéraux et communautariens ») ne permet pas de mettre tous les individus sur une même ligne départ et encore moins de limiter la richesse des individus qui « réussissent » le mieux dans le cadre d’une économie de marché.
Michael Sandel mentionne un autre cas de parasitage de la notion de communauté par une théorie libérale, en l’occurrence celle des utilitaristes pour lesquels une action est moralement positive si elle augmente le bonheur global, même si cette augmentation nuit à certains. Cette idée est incompatible avec l’individualisme libéral ; au nom de quoi un individu désengagé qui nie toute forme de communauté pourrait-il accepter de sacrifier en partie son bonheur pour augmenter le bonheur global d’un groupe ?
En fait, les seuls libéraux qui ne pataugent pas dans les contradictions sont les libertariens qui ‘’[Ils] définissent comme juste toute distribution de biens résultant d’une économie de marché efficace et s’opposent à toute redistribution sous prétexte que les gens ont droit à tout ce qu’ils obtiennent aussi longtemps qu’ils ne trichent pas, ne volent pas ou ne violent pas les droits d’autrui pour parvenir à leur fin’’ (Michael Sandel ; « Libéraux et communautariens » ; page 265). Michael Sandel pense que les libertariens font fausse route parce qu’ils préfèrent ignorer l’importance considérable du sort, de la chance et du hasard dans le destin des humains. Le travail ne fait pas tout, très loin s’en faut et l’enrichissement est exponentiel ; celui qui parvient à atteindre un seuil minimal de capital voit sa richesse augmenter très rapidement par la suite et sans qu’il lui soit nécessaire de travailler davantage. Comme le disait Joseph Kennedy senior, ce qui est difficile, c’est d’avoir le premier million. Par ailleurs, les libertariens négligent un fait essentiel, à savoir tout ce que chacun d’entre nous doit aux autres, y compris à tous ceux qui nous ont précédés. Raisonner comme si nous nous construisions nous-mêmes et en négligeant le fait que nos connaissances et nos compétences résultent principalement du travail et des expériences accumulées par un très grand nombre de personnes, c’est se condamner à ne rien comprendre au fonctionnement des sociétés humaines.
L’idéologie libertarienne n’est pas grevée de contradictions à l’instar de celles de Rawls et des utilitaristes mais elle produirait une société parfaitement asociale, c’est-à-dire profondément inhumaine, si elle était pleinement appliquée. Fort heureusement, elle n’est qu’une utopie qui ne se réalisera jamais mais elle compte un nombre non négligeable de partisans parmi les politiciens libéraux.
Le « méritocratisme » ou la justification des inégalités
Dans un ouvrage intitulé « La tyrannie du mérite », Michael Sandel analyse de manière très pénétrante l’idéologie méritocratique qui est un élément essentiel du libéralisme contemporain ; elle est supposée justifier les inégalités grandissantes qui sont générées par le système économique libéral. Aux États-Unis, la croyance d’origine calviniste dans la prédestination d’une minorité d’élus permettait de légitimer l’inégalité des revenus et des fortunes mais l’affaiblissement religieux a sans doute suscité le besoin d’une nouvelle théorie moins éthérée.
Au sujet du « méritocratisme », Sandel a écrit : ‘’Tenir pour acquis que tous ceux qui travaillent dur réussissent implique que ceux qui ne réussissent pas ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, et il est difficile de plaider leur cause. C’est le dur visage de la méritocratie’’ (« La tyrannie du mérite » ; page 119). Le discours méritocratique est spécieux parce qu’il ne prend en compte ni l’ensemble des facteurs qui entrent en jeu dans la réussite ou dans l’échec des uns et des autres, ni le fait que la grande majorité des humains travaillent dur pour gagner peu ; la quantité de travail produite ne permet pas d’expliquer les écarts de revenus si ce n’est dans un rapport de 1 à 3, au maximum, soit le rapport de 105 heures à 35 heures de travail par semaine. Quant à la qualité du travail, elle peut certes justifier des inégalités de revenus mais on constate que ce sont rarement les personnes qui apportent le plus à la société qui sont les mieux rémunérées. Les chercheurs qui sont à l’origine des grandes avancées scientifiques dans des domaines comme la médecine ou la pharmacie mais aussi en physique, en science des matériaux….. font très rarement fortune. Ce ne sont donc pas les travaux les plus importants qui sont les mieux rémunérés, très loin s’en faut, et cela remet complètement en cause la distribution actuelle des richesses. En France, les propriétaires d’hypermarchés, qui sont souvent les personnes les plus riches de leur département, font un métier dans lequel le savoir-faire est médiocre ; ils n’apportent rien d’essentiel. De telles entreprises pourraient être transformées en coopératives de consommateurs, au profit de ces derniers, comme c’est le cas en Suisse, sans que la qualité du service en soit affectée.
John Rawls avait, il est vrai, une position différente de la plupart des libéraux, surtout de ceux « de droite », les libertariens, quant aux mérites des uns et des autres : ‘’ Rawls s’en prend à ce principe en relevant que les talents, les atouts et même la capacité d’effort, qui permettent aux uns de gagner plus que d’autres, ne sont pas répartis équitablement. Ces disparités sont arbitraires d’un point de vue moral et restent une question de chance ou de malchance. Opérer une répartition des biens terrestres sur la base de ces différences, ce n’est pas pratiquer la justice. Cela revient, tout bonnement, à inscrire dans l’organisation humaine l’arbitraire de la contingence sociale et naturelle. Les individus ne méritent, à proprement parler, ni les talents dont la chance les a pourvus, ni les bénéfices qui en résultent. Nous devrions, dès lors, voir ces talents comme des atouts collectifs, et nous considérer mutuellement comme les bénéficiaires des avantages qu’ils dispensent’’ (Michael Sandel ; « Libéraux et communautariens » ; page 265). John Rawls, qui fut le plus important des philosophes libéraux de la deuxième moitié du XXe siècle, reconnaissait que l’essentiel de ce qui est à l’origine des « mérites » relève de la chance et nullement du travail. Rawls a énoncé un principe, qu’il a appelé « principe de différence », selon lequel, ‘’Les individus ne méritent, à proprement parler, ni les talents dont la chance les a pourvus, ni les bénéfices qui en résultent. Nous devrions, dès lors, voir ces talents comme des atouts collectifs, et nous considérer mutuellement comme les bénéficiaires des avantages qu’ils dispensent’’ (Michael Sandel ; « Libéraux et communautariens » ; page 266). Certainement, mais, interroge Michael Sandel, comment peut-on justifier une redistribution des richesses produites tout en refusant le principe de communauté : ‘’On voit mal ce qui pourrait faire office de fondement moral du partage dans une conception exclusivement coopérative de la communauté. En l’absence d’une conception constitutive de la communauté, l’utilisation des atouts d’un individu au nom du bien commun ne peut apparaître que comme une atteinte à la diversité et à la singularité des individus, chose que le libéralisme cherche, par ailleurs, à protéger par-dessus tout. Si je considère ceux dont il m’est demandé de partager le destin comme « autres », moralement parlant, et non pas réellement comme des compagnons, partageant un mode de vie auquel mon identité est liée, le principe de différence prête le flanc aux mêmes objections que celles adressées à l’utilitarisme. Sa prétention sur ma personne n’est pas celle d’une communauté constitutive à l’égard de laquelle je reconnais mes attaches, mais la prétention d’une collectivité agglomérée dont je subis les empêchements. Ce que le principe de différence exige mais échoue à fournir, c’est une manière d’identifier le cercle de ceux qui considèrent effectivement comme communs les atouts dont chacun est porteur, une manière de nous appréhender comme mutuellement redevables et moralement tenus d’engager un mouvement de réciprocité. Mais, comme nous l’avons observé, les buts et les attachements constitutifs capables de sauver et d’ancrer le principe de différence sont ceux-là mêmes qui sont déniés au moi libéral ; les charges morales et les obligations antécédentes qu’elles véhiculent entameraient la priorité du juste’’ (« libéraux et communautariens » ; pages 267 et 268).
Certains verront peut-être dans la position de Sandel, la marque de l’égalitarisme, mais ils auront tort parce que sa pensée ne s’inscrit pas dans le cadre de la pensée égalitariste ; il ne croit pas à l’égalité naturelle ; bien au contraire, son raisonnement repose sur le constat d’une évidente inégalité naturelle en matière de dons et de talents mais il réfute le méritocratisme (et non pas les mérites que peuvent avoir les uns et les autres), qui a gagné les sociétés libérales et qui permet de justifier des inégalités devenues monstrueuses, au nom de la nécessaire solidarité des compatriotes, ce que ne pouvait pas faire John Rawls qui était pris dans une contradiction insurmontable que Sandel a judicieusement dévoilée.
Le discours « méritocratiste » vise à justifier les inégalités les plus extravagantes, ce qui amène Sandel à s’interroger au sujet des revenus des patrons des grandes entreprises qui sont, aujourd’hui, environ 2000 fois plus élevés que ceux de leurs salariés : ‘’Mais considérez ceci : en 1980, ces mêmes PDG ne gagnaient que 42 fois plus que leurs employés. Étaient-ils alors moins talentueux et moins durs à la tâche qu’ils ne le sont aujourd’hui ? Ou bien faut-il considérer que l’évolution de ces différences de rémunération relève de contingences qui ne tiennent ni au talent ni aux compétences ?’’ (Michael Sandel ; « Justice » ; page 33). Le « méritocratisme » libéral est une théorie faible qui a des conséquences désastreuses parce que si ceux qui réussissent le mieux méritent leur sort, les autres méritent aussi le leur ; cela engendre de l’orgueil chez les premiers et humilie les seconds, créant ainsi une fracture profonde et du ressentiment des uns à l’égard des autres. De plus, le « méritocratisme » rend difficile la correction des inégalités de revenus parce qu’il justifie ces dernières. ‘’Au cours des dernières décennies, la conception méritocratique du succès a pris de l’importance alors même que la mondialisation néolibérale a creusé les inégalités. Ces deux processus sont liés. C’est comme si les gagnants de la mondialisation veulent plus que les gains ; ils veulent croire qu’ils méritent la part démesurée des revenus et des richesses que quatre décennies de déréglementation, de financiarisation et de politiques économiques libérales leur ont apporté’’ (Michael Sandel ; « Democracy’s discontent » ; 5272). Lawrence Summers, qui a été secrétaire au Trésor au cours du mandat présidentiel de Bill Clinton et qui est un admirateur de Milton Friedman lequel fut un conseiller de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Augusto Pinochet, a dit au cours des années 2010 que ‘’L’un des défis de notre société est que la vérité est en quelque sorte un facteur d’inégalité. L’une des raisons pour lesquelles les inégalités ont probablement augmenté dans notre société est que les gens sont traités d’une manière plus proche de la manière dont ils doivent être traités’’ ! On a rarement fait mieux en matière de mépris.
Michael Sandel fait une analyse intéressante de ce qui se passe aux USA. La classe politique unanime a opté pour les recettes libérales : mondialisation, délocalisations, libre circulation des capitaux, spéculation…..lesquelles se traduisent par une croissance très rapide des inégalités économiques. Simultanément, elle délivre un message très républicain, en guise de caution morale : ‘’Chacun doit pouvoir s’élever aussi haut que ses efforts et son talent le permettent’’ (« Democracy’s discontent » ; 5281). Aux USA (mais aussi ailleurs dans l’Occident libéral), les emplois bien rémunérés sont ceux des diplômés de la 4e année d’études supérieures et au-delà ; les titulaires de diplômes de niveau inférieur sont beaucoup moins bien rémunérés voire même très mal rémunérés. Les emplois correspondant aux niveaux inférieurs de formation ont été délocalisés dans des pays à bas salaires, ce qui tire vers le bas les salaires des travailleurs les moins diplômés. Sandel constate que face à l’appauvrissement des travailleurs les moins bien formés, la classe dirigeante dit à ces derniers qu’ils doivent faire des études et que s’ils ne font pas cet effort, ils sont condamnés aux « petits boulots » mal payés, une situation dont ils sont les seuls responsables. Le raisonnement méritocratique permet aux privilégiés d’éluder les problèmes qui sont générés par les politiques libérales qu’ils promeuvent et de faire porter la responsabilité de la chute des revenus des travailleurs d’en bas par ces travailleurs eux-mêmes ; c’est un raisonnement qui est faux parce qu’il ne prend pas en compte la part naturelle des talents qu’aucun effort ne permet de compenser. Les industriels ont décidé de délocaliser les activités à forte intensité de main d’œuvre pour gagner davantage et ils l’ont fait sans penser aux conséquences que cela pourrait avoir sur l’emploi et les salaires des moins diplômés de leurs compatriotes (pour autant que ce mot ait encore un sens pour les privilégiés). Le constat étant fait, ils se déchargent de toute responsabilité et incriminent les victimes de leurs décisions. Le comportement parfaitement immoral des privilégiés traduit la désagrégation du sentiment d’appartenance à une même communauté. L’oligarchie ploutocratique, ne partage plus aucun sentiment d’appartenance à une communauté nationale et ignore tout de ce que sont le bien commun et la solidarité. Pour elles, il n’y a pas de peuple étatsunien, il n’y a qu’une population composée d’individus recherchant leur propre intérêt.
Chacun doit pouvoir s’élever aussi haut que ses efforts et ses talents le permettent mais nous n’avons tous la même chance en matière de talents et cela n’a rien à voir avec le travail fourni. Le principe de différence émit par Rawls est juste mais seuls les républicains peuvent le mettre en application, au nom de la solidarité nationale laquelle ne peut exister en l’absence d’un fort sentiment d’appartenance à une communauté nationale.
Contre la société de marché
Avec la notion de « société de marché », Sandel aborde un volet important de l’évolution des sociétés libérales dans lesquelles le marché s’étend à tous les domaines de l’existence humaine, y compris les plus intimes et les plus sacrés : ‘’Il en résulte que, sans nous en rendre vraiment compte ni même avoir décidé de le faire, nous n’avons plus une économie de marché : nous sommes devenus une société de marché. Voici la différence : l’économie de marché est l’outil princeps – un instrument précieux et efficace – de l’organisation de l’activité productive, tandis qu’une société de marché est un mode de vie tel que les valeurs marchandes s’insinuent dans le moindre aspect des affaires humaines ; c’est un lieu où les relations sociales sont réaménagées à l’image du marché’’ (« Ce que l’argent ne saurait acheter » ; page 44). Les valeurs du marché gagnent même le domaine parental avec les grossesses pour autrui et les « adoptions-achats » d’enfants sur catalogue (il y aurait même, outre-Atlantique, un marché des « enfants de seconde main » qui seraient remis sur le « marché de l’adoption » après avoir été adoptés une première fois).
Sandel fait remarquer que la montée des inégalités va de pair avec une séparation de plus en plus nette entre les citoyens dont les différentes catégories ne se rencontrent plus, même dans les stades de football américain qui étaient, dans le passé, des lieux de convivialité entre les membres des différentes classes sociales. La marchandisation des places et la création de loges inaccessibles à l’immense majorité des spectateurs ont mis un terme à ces moments de fraternisation : ‘’En ce temps d’inégalité croissante, la marchandisation de tout est synonyme d’une séparation de plus en plus marquée entre riches et pauvres. Nous vivons, travaillons, faisons nos courses et nous distrayons dans des lieux différents, tout comme nos enfants fréquentent des écoles différentes : on pourrait dire que les salons panoramiques sont devenus une composante de plus en plus importante de l’american way of life, et ce n’est pas bon pour la démocratie, pas plus que ce n’est un mode de vie satisfaisant. La démocratie ne requiert pas une égalité parfaite, mais elle nécessite que les citoyens vivent ensemble. Ce qui compte le plus, c’est que les individus appartenant à des milieux distincts et n’occupant pas les mêmes positions sociales interagissent et se côtoient quotidiennement parce que c’est ainsi que nous apprenons à négocier et accepter nos différences tout en parvenant à nous soucier du bien commun. C’est pourquoi, en définitive, se poser la question des marchés revient vraiment à se demander comment nous voulons cohabiter. Voulons-nous d’une société où tout soit à vendre ? Ou y a-t-il certains biens moraux et civiques auxquels les marchés ne font pas honneur et que l’argent ne saurait acheter ?’’ (« Ce que l’argent ne saurait acheter » ; page 328).
Les libéraux tendent à « marchandiser » toutes les activités humaines parce que le modèle qu’il préfère est celui du marché lequel serait le plus efficace. L’intérêt individuel générerait, selon eux, une plus grande efficience, or, deux études expérimentales dont Michael Sandel a rendu compte, dans son ouvrage intitulé « Ce que l’argent ne saurait acheter », ont montré que cette idée est infondée. La première expérience a consisté à charger trois groupes de 60 lycéens de récolter des dons pour une grande cause collective. Un des groupes devait percevoir 1% de la somme collectée et le second groupe 10% ; quant aux membres du troisième groupe, ils savaient qu’ils œuvraient à titre bénévole. Si le second groupe a collecté plus d’argent que le premier, c’est le troisième groupe qui a été le plus efficace puisqu’à lui seul, il a rassemblé 55% du total ! La seconde expérience rapportée a consisté à demander à des avocats de donner des conseils à des retraités nécessiteux au tarif réduit de 30 dollars de l’heure, ce qu’ils refusèrent, mais quand on leur proposa de le faire gratuitement pour aider des compatriotes en difficulté, ils acceptèrent !
Ces expériences, qui ont été corroborées par d’autres, illustrent le fait que la notion de bien commun n’est pas qu’une idée parmi d’autres, elle est enracinée dans la psychologie de la plupart d’entre nous ; c’est quand l’intérêt public (re publica) est en jeu, que les humains sont les plus efficaces contrairement à ce qu’enseigne la philosophie libérale. S’ils font preuve d’un dévouement, d’une capacité de travail, d’une obstination et d’un courage extraordinaires au cours de ces activités communautaires sans pareilles que sont les guerres, c’est parce que le bien commun est alors menacé.
Les inégalités économiques se traduisent par une efficacité économique globale moindre des sociétés inégalitaires ; c’est sans doute lié au fait que dans ces sociétés, la recherche d’un bien commun tend à disparaître ce qui incite les citoyens à se recroqueviller dans leur sphère personnelle. Mais alors, pourquoi les sociétés communistes ont-elles échoué ? On peut raisonnablement penser que leur échec est lié à la tyrannie politique qui était une caractéristique de ces régimes dans lesquels les sujets ne percevaient plus, ou très mal , quelque bien commun que ce soit. Staline a dû utiliser le ressort patriotique pour réactiver des Soviétiques dont un très grand nombre n’associaient en rien le régime stalinien à un quelconque bien commun ; le discours patriotique permit au régime d’inverser les choses mais l’apathie gagna à nouveau, progressivement, l’ensemble de cette société après la guerre. De plus, le système économique soviétique qui était planifié de manière très centralisée ne pouvait pas fonctionner correctement. A contrario, les régimes sociaux-démocrates ont bénéficié, et ils bénéficient toujours dans certains pays d’Europe du nord, d’une image positive parce que les citoyens des pays concernés pensent que leur système est le plus favorable au développement d’un bien commun. Les problèmes créés par l’immigration troublent le jeu politique, dans ces pays là comme ailleurs, mais on ne peut que souligner ce qui s’est passé au Danemark où, après avoir boudé le parti socialiste et voté pour les populistes, une large frange de l’électorat social-démocrate a voté à nouveau pour celui-ci après que Mette Frederiksen ait décidé de mettre un terme à l’immigration.
La « marchandisation » permet à des compagnies privées de gagner de l’argent en se substituant à des agents bénévoles (travaux domestiques, garde d’enfants ou de vieillards….). Dans la société de marché promue par les libéraux tout est « marchandisable », y compris la guerre qui doit être faite non pas par des citoyens faisant leur devoir mais par des mercenaires rémunérés, c’est du moins ce qui est envisagé par les libertariens, les libéraux fondamentalistes, alors que nous savons, depuis Machiavel au moins, que les armées de mercenaires ne sont pas fiables et qu’elles peuvent se retourner très facilement contre leurs commanditaires ; le Florentin a assisté à un tel retournement et les Russes ont été confrontés récemment aux errements de « Wagner PMC ». De la même façon qu’il préfère la pratique du tirage au sort des jurés des tribunaux à l’embauche de volontaires rémunérés, Michael Sandel pense que la préférence des États-Uniens pour la professionnalisation de l’armée va à l’encontre de l’idéal républicain : ‘’Nous pourrions en dire autant du service militaire. L’argument d’ordre civique en faveur de la conscription consiste à affirmer que le service militaire, au même titre que la participation à un jury, est une responsabilité civique. Il donne corps à la citoyenneté démocratique, il l’approfondit. De ce point de vue, faire du service militaire une marchandise – une tâche accomplie par des personnes recrutées à cet effet – corrompt les idéaux civiques qui devraient l’animer. Selon cette objection, il est immoral de recruter des soldats pour faire la guerre au nom de tous les autres, non parce que c’est injuste pour les pauvres, mais parce que cela nous autorise à abdiquer un devoir civique’’ (« Justice » ; page 129). La question du service militaire, qui n’est pas un détail, illustre le fait que les philosophies libérale et républicaine induisent des choix politiques très différents voire opposés.
Dans un tout autre domaine, la marchandisation des services apportés aux vieillards, a abouti à cette horreur absolue que sont les maisons de retraite, de véritables mouroirs dans lesquels sont parquées des personnes devenues « inutiles » ; les compagnies privées se sont précipitées, bien sûr, sur cette activité en plein développement. La société libérale organise l’existence des humains de façon à ce qu’il y ait le moins possible de gratuité. Les sociétés spécialisées vendent l’idée selon laquelle leurs parents seront heureux dans ces résidences concentrationnaires dans lesquelles ils dépérissent rapidement et où ils sont fréquemment maltraités. L’existence de ces établissements amènent les enfants à moins s’occuper de leurs parents ; la marchandisation évince l’altruisme qui s’étiole quand il n’a plus de champ d’expression.
Aux États-Unis, le don gratuit du sang a été très largement remplacé par la vente de sang. Michael Sandel a écrit à ce sujet que la redistribution du sang des pauvres vers les riches est l’un des effets majeurs du système étatsunien de marchandisation du sang (« Ce que l’argent ne saurait acheter » ; page 204). Cet exemple illustre toute la perversité du modèle libéral de la société de marché.
Les libéraux (D. Robertson, K. Arrow, L. Summers par exemple) pensent que l’altruisme est une denrée rare et qu’il faut donc l’utiliser avec parcimonie en étant égoïste dans la vie courante ; les libéraux, et tout particulièrement les libertariens, promeuvent l’individualisme , qui est un des fondements essentiels, si ce n’est le fondement essentiel, de leurs théories qu’il ne faut pas confondre avec l’égoïsme (le premier est une idée tandis que le second est un comportement) mais qui permet le développement de l’égoïsme en lui fournissant une justification philosophique. Michael Sandel reproche aux sociétés régies par le marché de provoquer l’effritement de l’altruisme, de la générosité, de la solidarité et du civisme, des vertus qui sont nécessaires à toute société saine et qui peuvent être renforcées par une éducation ad hoc : ‘’Cette vision économistique de la vertu alimente la confiance dans le marché et propage son impact dans des lieux où il n’a pas sa place. Mais cette métaphore est trompeuse, car, contrairement aux marchandises, l’altruisme, la générosité, la solidarité et le civisme ne s’épuisent pas à mesure que l’on s’en sert : comme les muscles, l’exercice les développe et les fortifie plutôt. L’un des plus grands défauts de toute société régie par le marché, c’est de laisser ces vertus dépérir, et c’est pourquoi nous ne rénoverons notre vie publique qu’en les pratiquant assidûment’’ (Michael Sandel ; « Ce que l’argent ne saurait acheter » ; page 213). Il est intéressant de noter qu’à la différence de nombre de libéraux et surtout des libertariens, Adam Smith pensait que l’altruisme est un élément essentiel de la nature humaine : ‘’Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux’’ (Adam Smith ; « Théorie des sentiments moraux ; page 23). Les travaux de la psychologue Abigail Marsh (Université de Georgetown) nous ont appris que l’altruisme est très majoritairement répandu, mais à des degrés divers, et qu’une minorité n’est pas du tout altruiste (environ 1% de psychopathes dans la population étatsunienne). L’apologie de l’égoïsme à laquelle se livrent les libertariens, dont les théories sont les plus proches de celles du fondateur du libéralisme que fut John Locke, va donc à l’encontre d’une inclination psychologique essentielle des êtres humains. Nous l’avons dit par ailleurs, une bonne organisation politique est une organisation politique adaptée à la nature humaine ; le libéralisme, et a fortiori le libertarianisme, sont des théories totalement inadaptées.
La marchandisation, qui s’étend sans fin dans les sociétés libérales, est une conséquence du principe de neutralité de l’État qui est voulu par les libéraux ; puisque l’État refuse toute référence morale, de façon à rester neutre, toute pratique devient possible et les individus ont la possibilité d’y adhérer ou non : ‘’Pour Sandel, comprendre les raisons d’une telle condition qui conduit au « triomphalisme » du marché, c’est saisir comment la neutralité politique imposée par le libéralisme ouvre grande la voie à la « marchandisation » de tous les biens, y compris des biens traditionnellement non marchands, en l’absence ou plutôt par « exclusion » des moralités substantielles, et des doctrines religieuses, hors de la sphère publique’’ (Sayed Matar ; « Michael Sandel » ; page 8) .
Face au libéralisme économique
Michael Sandel ne dénonce pas seulement les effets délétères du libéralisme politique mais aussi ceux du libéralisme économique. Dans « Democracy’s discontent », il reproche aux libéraux de considérer l’économie sous le seul angle de la consommation et de penser que la liberté n’est que la recherche du seul intérêt individuel, une conception qui est en contradiction avec l’idée civique du républicanisme selon laquelle pour être libre, il faut participer à la vie politique et à la prise des décisions qui concernent la vie de l’ensemble des citoyens (« Democracy’s discontent » ; 4624). Il dénonce avec force l’évolution du système économique étatsunien dont les trois piliers sont la mondialisation, la financiarisation et le « méritocratisme » dont nous avons déjà parlé.
Les dirigeants libéraux, de droite et de gauche, affirment que la mondialisation est un phénomène quasiment naturel et donc inévitable et qu’il faut tout privatiser, y compris bien sûr les systèmes de retraite et de protection sociale, réduire les services fournis par l’État, abaisser les droits de douane, et même les supprimer, et laisser aller librement les capitaux, les marchandises et les hommes, c’est-à-dire abattre les frontières. En fait, les résultats des réformes imposées par Reagan puis par Bush et Clinton, n’ont pas été à la hauteur des attentes et des promesses. La croissance liée à la mondialisation a été bien plus faible que ce qui avait été annoncé, environ 0,1% seulement, par contre elle a provoqué la disparition de 5,5 millions d’emplois industriels aux USA entre 2000 et 2017 et la mondialisation financière a provoqué des crises un peu partout, notamment celle qui a frappé l’Asie en 1997. Il semble que l’ouverture aux financements étrangers n’ait eu que peu d’impact sur la croissance économique mais elle en a eu sur les crises financières et la mobilité du capital a permis aux capitalistes de renégocier à la baisse les salaires des travailleurs étatsuniens. ’’Désormais, le capital a des ailes’’ expliquait Robert A. Johnson qui travaillait pour le « philanthrope » Georges Soros et à mesure que le capital devenait plus mobile, il devenait également plus difficile à taxer (« Democracy’s discontent » ; 4774).
Michael Sandel est très opposé à la dérive financière du capitalisme occidental qui produit de moins en moins de vraies richesses, investit moins dans la recherche et dans le perfectionnement des processus de production et qui utilise une part grandissante des ressources financières pour spéculer sur la valeur future des actifs existants. En 1950, les profits des entreprises financières représentaient environ 10% de l’ensemble des bénéfices des entreprises mais aujourd’hui, ils comptent pour 30% ! En 1978, les entreprises manufacturières étatsuniennes tiraient 18% de leurs profits de leurs activités financières ; en 1990, ce chiffre était de 60% (« Democracy’s discontent » ; 4786). Les théoriciens libéraux, pour lesquels le pouvoir politique est le problème et le marché la solution, ont convaincu les politiciens, Républicains et Démocrates, d’étendre toujours plus le marché et de laissez-faire les choses. Ces derniers ont adhéré à l’idée libérale selon laquelle les indications données par le marché sont plus pertinentes que celles qui sont fournies par l’expression démocratique parce qu’elles traduiraient un consentement unanime des consommateurs ! Les politiques néolibérales se sont traduites par une explosion des déficits publics, par l’achat massif de la dette américaine par des investisseurs étrangers et par la désindustrialisation. La recherche de la maximisation de la valeur pour les actionnaires a abouti à la fermeture de toutes les usines dont les profits n’étaient pas suffisamment élevés, aux licenciements, à la diminution des investissements productifs et à la gestion spéculative (stock options ; rachat de leurs actions par les entreprises elles-mêmes pour en faire monter le cours). L’économie néolibérale est devenue une économie mue par la cupidité et elle est complètement étrangère à la notion d’intérêt national. Depuis 1945, et surtout depuis 1990, les revenus des dirigeants ont explosé tandis que ceux des employés stagnaient et que ceux des ouvriers baissaient. Les politiciens libéraux ont accepté la création de produits financiers meurtriers, les produits dérivés, que le milliardaire et spéculateur Warren Buffett a qualifié d’ «armes financières de destruction massive» et qui ont été à l’origine de la crise de 2008. Alan Greenspan, qui fut président de la Fed et qui est un libertarien et un admirateur des écrits d’Ayn Rand, a persuadé le Congrès qu’il ne fallait pas réguler les produits dérivés parce que ces produits financiers ne présentaient aucun risque ! Il n’est pas le seul à avoir soutenu ces produits à très haut rendement ; Robert Rubin et Lawrence Summers notamment ont agi dans le même sens. Le libertarien Greenspan est aussi à l’origine de diverses mesures visant à affaiblir le principe de séparation entre banques commerciales et banques d’investissement (loi Glass-Steagal de 1933) ; avec Rubin et Summers, il obtint gain de cause en 1999. Cette décision eut des effets catastrophiques pour des millions d’Étatsuniens quelques années plus tard ; quelques jours après qu’elle ait été entérinée, Rubin démissionnait de son poste de secrétaire au Trésor et rejoignait la direction de CityGroup qui venait de fusionner avec Travelers Group (cette fusion anticipait l’abrogation de la loi Glass-Steagall).
Michael Sandel insiste, dans « Democracy’s discontent », sur les façons très différentes qu’ont les libéraux et les républicains de penser l’économie. Dans « Democracy’s discontent » (« Le mécontentement démocratique », un ouvrage qui n’a pas été traduit en français), il a écrit ‘’ Nous ne sommes pas habitués à nous occuper des conséquences civiques du pouvoir économique. Pour l’essentiel, nos débats sur la politique économique portent sur la croissance économique et, dans une moindre mesure, sur la justice distributive. Nous discutons de la façon d’augmenter la taille du gâteau et de la façon de répartir les morceaux’’. Selon lui, on ne peut pas se contenter de cela, parce que les activités économiques ne sont pas neutres ; elles interfèrent avec les activités politiques et elles mettent en péril certains principes et certaines institutions. Et il ajoute que, contrairement à ce que pensent les libéraux selon lesquels l’activité économique relève de la seule sphère individuelle, ‘’[Cela signifie que] le pouvoir économique doit être soumis à un contrôle démocratique’’. Il ne s’agit pas de vouloir étatiser l’économie mais de permettre au corps civique de fixer des limites dans un domaine où les libéraux n’acceptent que très difficilement les interférences de l’État et de la communauté nationale. L’économie ne doit pas être un champ d’activités dans lequel une minorité s’enrichit démesurément en utilisant les compétences de la grande majorité, elle doit être, d’abord, une activité dont l’objectif, qui doit être fixé par la communauté nationale, est le bien commun : ‘’Considérer l’économie en termes de consommation plutôt qu’en termes civiques reflétait une conviction allant au-delà de l’économie. Cela exprimait une certaine conception de la liberté. Selon cette conception, la liberté consiste à poursuivre mes propres intérêts et fins, quels qu’ils soient, pourvu qu’ils soient compatibles avec une liberté similaire pour les autres. Cette conception individualiste est en contradiction avec l’idée civique républicaine selon laquelle la liberté signifie participer à l’autonomie politique (self rule), avoir une voix dans l’élaboration des forces qui gouvernent nos vies……..l’idée « consumériste » de la liberté a nourri un sentiment croissant d’impuissance et n’a pas réussi à inspirer le sentiment d’appartenance et d’engagement civique qu’exige l’autonomie politique’’ (Michael Sandel ; « Democracy’s discontent » ; 4609). Les politiques menées par les libéraux ont généré de très grandes inégalités et elles ont provoqué une stagnation des revenus de la moitié la moins riche des Étatsuniens ; les revenus les plus faibles ont même parfois régressé sensiblement mais la propagande libérale justifie tout cela par les mérites extraordinaires de ceux qui travaillent dur pour s’enrichir et par l’égalité des chances qui existeraient dans ce pays qui est un des pays de l’OCDE où l’ascenseur social fonctionne le moins bien. Sandel constate qu’il y a de moins en moins de solidarité dans son pays, ce qui affaiblit le sentiment d’appartenance à une communauté nationale. Cet affaiblissement s’ajoute à celui qui est généré par la neutralité de l’État libéral lequel se refuse à enseigner le patriotisme et le civisme dans les établissements d’enseignement, laissant prétendument à chacun la liberté de choix en la matière mais diffusant tout de même le culte de l’individu souverain.
La gestion économique menée par les libéraux aboutit à la désintégration de la nation étatsunienne mais aussi des autres nations occidentales ; elle génère d’énormes inégalités en matière de revenus mais aussi en matière de santé et d’espérance de vie (cette dernière baisse rapidement aux USA et cette baisse est liée en grande partie à l’utilisation massive des opioïdes par les travailleurs Blancs les plus pauvres auxquels le prix Nobel d’économie Angus Deaton a consacré un livre intitulé « Morts de désespoir » dans lequel il a écrit, page 264, : ‘’Les soins de santé américains sont les plus coûteux au monde, et pourtant la santé des Américains est l’une des pires parmi les pays riches ; c’est vrai depuis longtemps, et ce l’était déjà bien avant la récente épidémie de décès et la baisse de l’espérance de vie. Le coût des soins de santé est un fardeau pour l’économie, il contribue à la stagnation durable des salaires, et c’est un bon exemple d’effet Robin des Bois inversé, une redistribution plutôt digne du sheriff de Nottingham’’). Le ruissellement de bas en haut des richesses est à l’origine de la formation d’une oligarchie ploutocratique héréditaire qui dirige réellement le pays. Cette oligarchie (Soros tout comme Musk) prétend diriger le monde et fait la leçon aux États, ce qui rend les citoyens occidentaux, qui sont de plus en plus conscients de ce qui se passe, désespérés et apathiques. ‘’Lors des élections de 2016, près de la moitié de l’argent donné aux candidats à la présidence, républicains et démocrates, provenait de seulement 158 familles riches. La plupart avaient fait fortune dans la finance ou l’énergie. L’argent ne permet pas seulement d’ «acheter» les élections ; il permet aussi d’accéder aux agences qui élaborent les règles qui régissent l’économie. Entre 2000 et 2010, les entreprises américaines, en tête desquelles les sociétés financières, les entreprises de défense et les entreprises technologiques, ont triplé leurs dépenses en lobbying et en relations publiques. Du point de vue de l’idéal républicain, la domination de la politique par l’argent, aussi légale soit-elle, est une forme de corruption. La mainmise oligarchique sur le gouvernement représentatif est corrompue parce qu’elle détourne le gouvernement du bien public et prive les citoyens d’un droit de parole significatif sur la manière dont ils sont gouvernés’’ (« Democracy’s discontent » ; 5220). En effet, contrairement à une croyance selon laquelle les actions menées par les plus riches pour convaincre les élus s’annuleraient les unes les autres, parce qu’ils n’ont pas tous les mêmes intérêts, une étude réalisée aux USA a montré que les «citoyens moyens » obtiennent gain de cause une fois sur trois mais seulement quand leur choix est le même que celui des très riches. Sandel souligne que cette étude confirme ce que ressentent la plupart des Étatsuniens : ‘’{que] ce qu’ils pensent n’a pas d’importance, [que] le citoyen moyen n’a pas son mot à dire sur la manière dont nous sommes gouvernés. Ce sentiment d’impuissance, qui s’est aggravé au cours des dernières décennies, est au cœur du mécontentement démocratique. C’est l’une des conséquences corrosives des très grandes inégalités de revenus et de richesses générées par la mondialisation et la financiarisation de l’économie au cours des dernières décennies’’ (« Democracy’s discontent » ; 5238).
Michael Sandel se réfère fréquemment à Louis Brandeis qui fut juge à la Cour suprême et qui défendait l’idée d’une société de petits producteurs indépendants, une idée républicaine traditionnelle qui va dans le sens de la décentralisation, une idée chère à notre philosophe qui considère que la concentration des entreprises et la suppression de nombreuses petites entreprises artisanales transforment les travailleurs indépendants en salariés, c’est-à-dire en quasi-esclaves selon l’opinion traditionnelle des républicains : ‘’Plus qu’une question de leadership particulier, cependant, la préoccupation de Brandeis pour le sort des petits producteurs reflétait une longue tradition de la pensée politique républicaine. De Jefferson aux « Chevaliers du Travail », l’économie politique de la citoyenneté avait cherché à former le caractère moral et civique des Américains dans leur rôle de producteurs, d’agriculteurs, d’artisans ou de petits entrepreneurs. L’éthique productrice de Brandeis conservait ce lien avec les présupposés républicains. Il défendait la cause des petits producteurs indépendants, non pas pour eux-mêmes, mais pour préserver une économie décentralisée propice à l’autonomie politique (self government)’’ (« Democracy’s discontent ; 2540-2549). Louis Brandeis était un chaud partisan de la loi « anti trusts » qui n’a été que très peu utilisée parce que les barons de l’industrie ont réussi à limiter son emploi à presque rien. ‘’Contrairement aux réformateurs «anti trusts» de notre époque, comme le défenseur des consommateurs qu’est Ralf Nader, Brandeis ne s’est pas opposé aux trusts au nom du consommateur. Il se souciait moins de faire baisser les prix à la consommation que de préserver une économie de petits producteurs indépendants’’ (« Democracy’s discontent » ; 2540). Brandeis pensait, à juste titre, que les grands monopoles constituent une menace pour les institutions républicaines et que cette menace prévaut sur les considérations purement économiques. Il accusait les grands trusts comme US Steel Corporation d’avoir poignardé la liberté industrielle dans le dos et il pensait comme le gouverneur du Michigan, Hazen Pingree, qui déclara en 1899 que les trusts avaient créé un « esclavage industriel » et que les salariés ne sont que des rouages ayant perdu toute identité personnelle. Notons que les préoccupations de ces derniers rejoignent celles du général de Gaulle qui, lui, a voulu mettre un terme à ce qu’il appelait l’aliénation des travailleurs en transformant ces derniers en copropriétaires des entreprises, ce qui leur aurait permis de bénéficier d’une part des profits et d’autre part d’avoir un droit de regard sur la marche des entreprises. L’état d’esprit du Général était très républicain.
Michael Sandel n’a sans doute pas connaissance du projet de Participation qui était au centre de la pensée gaullienne ; par contre, il est très attaché à la tradition « anti-trusts ». Le sénateur John Sherman a été le maître d’œuvre du Sherman Antitrust Act de 1890 qui avait pour objectif de limiter la dimension des entreprises industrielles. ‘’Pour le sénateur John Sherman et ses collègues, la loi interdisant les ententes entre les entreprises « constituait un moyen important de se libérer de la corruption et de préserver la liberté de pensée et une vie politique indépendante, pierre angulaire précieuse du gouvernement démocratique ». Sherman accusait les trusts de tromper les consommateurs en faisant monter artificiellement les prix et, aussi, d’acquérir un pouvoir considérable qui menaçait le gouvernement démocratique. Le pouvoir concentré des trusts équivalait à une « prérogative royale, incompatible avec notre forme de gouvernement, et devrait être sujet à la forte résistance de l’État et des autorités nationales. Si quelque chose ne va pas, c’est bien cela. Si nous ne tolérons pas qu’un roi puisse détenir le pouvoir politique, nous ne devons pas tolérer qu’un roi dirige la production, le transport et la vente de tout ce qui est nécessaire à la vie »’’ (Michael Sandel ; « Democracy’s discontent » ; 2467).
Un philosophe néo-républicain : Philip Pettit
Philip Pettit est un philosophe irlandais qui a enseigné en Irlande, en Australie et à Princeton et qui se définit comme néo-républicain. Un seul de ses ouvrages a été publié en France ; il est intitulé « Républicanisme » ; dans ce dernier, d’une part, il a analysé brillamment ce qu’il appelle « interférences » et « interférences arbitraires » et, d’autre part, il a défendu la thèse selon laquelle ce qui permet de distinguer le libéralisme du républicanisme tient dans les façons différentes qu’ils ont de comprendre la liberté ; selon lui, les libéraux pensent que la liberté est une absence d’interférences tandis que pour les républicains, elle est une absence d’interférences arbitraires ou dominations : ’’L’idéal de liberté comme non-domination constitue l’élément central de la reconstruction que je donne du républicanisme’’ (« Républicanisme » ; page 14). Les libéraux entendent par liberté, une absence d’interférences provenant des autres individus mais aussi, et surtout, de l’État tandis que, pour les républicains, la liberté c’est l’absence d’interférences arbitraires ou dominations et le mot « arbitraires » a une grande importance ; il indique que les républicains ne considèrent pas toutes les interférences de la même manière. Les interférences en provenance de l’État, qui ont été entérinées par une décision collective, sont non seulement jugées acceptables par les républicains mais ces derniers considèrent qu’elles sont nécessaires pour protéger les libertés et la cohésion de la communauté : ‘’Si la loi implique nécessairement une interférence – puisque la loi est essentiellement coercitive – l’interférence en question ne sera pas arbitraire’’ (« Républicanisme » ; page 59). Un individu qui vit dans l’isolement peut s’estimer libre puisqu’il n’est confronté à aucune interférence d’origine humaine, arbitraire ou non. Mais, sauf exceptions rarissimes, les humains vivent au milieu d’autres humains et ‘’La non-domination que valorise la tradition républicaine correspond à l’absence de domination dont on peut jouir parmi les autres, et non à celle dont on peut jouir dans l’isolement. C’est le statut associé au rôle civil du liber : à la façon romaine, nous dirons, la libertas est civitas. La liberté est civile, par opposition à la liberté naturelle, exprimerions-nous dans le langage du XVIIIe siècle. C’est un idéal social dont la réalisation présuppose la présence d’un bon nombre d’agents interagissant les uns avec les autres’’ (« Républicanisme » ; page 94). La liberté comme non-domination diffère considérablement de la liberté comme absence d’interférences laquelle renvoie à la notion de liberté naturelle (celle de l’homme « naturel » et solitaire qui n’avait pas encore adopté le contrat social, tel que l’imaginaient les philosophes du XVIIIe siècle). ‘’Si la liberté comme non-domination correspond à la liberté dans la cité, la liberté comme non-interférence désigne quant à elle une liberté dans le désert : « une communauté de jouissance sur des terres désolées », selon la belle expression que l’on doit à Paley’’ (« Républicanisme » ; page 95). La non-domination, telle que l’entend P. Pettit, est celle de nombreuses personnes vivant dans une même cité et qui s’interdisent d’exercer une quelconque domination les unes sur les autres. Cette situation ne peut exister que dans un cadre particulier qui est celui de la république dont un des objectifs essentiels est d’atteindre cet idéal.
La liberté comme absence d’interférences, qui est celle des libéraux, a été appelée au XIXe siècle la liberté des Modernes par opposition à la liberté (des Anciens) telle que la concevaient les démocrates grecs de l’Antiquité pour lesquels elle signifiait « participation à la vie politique ». Philip Pettit donne à cette dernière le nom de « liberté des populistes » parce que, pour ces derniers, la liberté se limiterait à l’application de la volonté de la majorité ; c’est une définition qui est contestable parce que la notion de populisme est très imprécise comme nous l’avons déjà dit dans un article précédent mais il a raison de souligner que l’application de la volonté majoritaire ne suffit pas, encore faut-il que cette volonté ne se traduise pas par la domination de la minorité par la majorité.
Selon Philip Pettit, entre la liberté négative des Modernes et la liberté positive des Anciens, que Benjamin Constant opposaient l’une à l’autre, il y a un espace philosophique dans lequel on peut insérer la liberté comme non-domination qui est distincte des deux premières. Cette dernière, qui était propre à la tradition républicaine, a été supplantée par la première à la fin du XVIIIe siècle : ‘’L’histoire que je m’apprête à restituer présente un tour particulier. Elle suggère que les promoteurs de la conception négative, prétendument moderne, de la liberté comme non interférence, n’accueillirent pas volontiers la Révolution américaine et la lumière nouvelle qu’elle semblait annoncer, et qu’ils s’opposèrent à cette révolution en s’attachant à la défense des intérêts de la couronne britannique. Ceux qui se réjouirent et défendirent la révolution étaient, au contraire, mus par la conception républicaine de la liberté comme non-domination – conception que l’idée moderniste finit par remplacer’’ (Philip Pettit ; « Républicanisme » ; page 40). Ce remplacement marque la victoire des libéraux sur leurs concurrents républicains en dépit de l’antériorité et de la grande ancienneté de la pensée républicaine. Michael Sandel a étudié en détail le processus de remplacement de la pensée républicaine par la pensée libérale aux USA qui eut lieu entre la création des États-Unis et le début du siècle dernier.
Selon P. Pettit, les républicains romains privilégiaient l’absence de domination (Libertas) tandis que pour les démocrates grecs, la participation à la vie politique était un objectif en soi, une fin ; les républicains considéreraient donc la procédure démocratique comme un simple moyen, un moyen important, mais un simple moyen tout de même : ‘’Tandis que la tradition républicaine valorise et reconnaît l’importance de la participation démocratique, elle n’en fait pas une valeur fondamentale. La participation démocratique est peut-être essentielle pour la république, mais elle ne l’est que dans la mesure où elle est nécessaire à la promotion de la liberté comme non-domination, et non en vertu d’une valeur qui lui serait propre – non, en d’autres termes, parce que la liberté, ainsi que le suggère une conception positive, ne serait ni plus ni moins que le droit à la participation démocratique’’ (« Républicanisme » ; page 26) ; ce qui explique peut-être que les Romains n’aient perfectionné leur système électoral que très lentement et imparfaitement ; l’absence de domination était pour eux plus importante que le processus démocratique. Philip Pettit a tort de minimiser l’importance du mode de gouvernement démocratique parce que, bien qu’il ne soit que de l’ordre des moyens, il est indispensable au bon fonctionnement d’une république et, dans une république authentique, le processus démocratique est un élément essentiel de l’activité civique, de la recherche du bien commun.
Il apparaît de plus en plus clairement que le système représentatif occidental permet à l’oligarchie politicienne, manipulée par l’oligarchie ploutocratique (Jeffrey Sachs et Joseph Stiglitz), d’exercer une tyrannie « soft » mais inacceptable du point de vue républicain. Le système représentatif interdit l’expression pleine et entière des préférences des citoyens ; autrement dit, il permet à une minorité d’exercer sa domination arbitraire sur le corps civique. Il doit être contrebalancé par la possibilité du recours au référendum d’initiative populaire.
Le libéralisme et le républicanisme proposent des conceptions différentes de la liberté politique. Pour le premier, elle est une absence d’interférences tandis que pour le second elle est une absence de dominations (ou interférences arbitraires), et cette différence résumerait à elle seule leur altérité, selon Philip Pettit. Mais comme l’a souligné le philosophe canadien Xavier Landes, cette distinction ne vaut qu’entre républicanisme et libertarianisme parce que les autres courants du libéralisme admettent, mais pas de gaîté de cœur, certaines interférences de l’État : ‘’ À l’extrême, Pettit engage le débat contre les libertariens, pas contre les libéraux. Ce qui réduit d’autant plus la portée de sa critique. Ce sont les premiers qui remettent en question toute intrusion dans les vies individuelles, hormis pour préserver des dommages. Les seconds ont, tout de même, une conception un peu plus interventionniste des institutions’’ (Thèse de Xavier Landes ; 2008 ; Université de Montréal ; pages 274 et 275). La thèse de Philip Pettit n’est donc pas satisfaisante parce que, s’il est vrai que la théorie des libertariens est plus proche de celle de John Locke, ce père fondateur du libéralisme, que ne le sont les théories des autres courants du libéralisme (les libertariens sont des individualistes radicaux qui considèrent que le champ de l’action étatique doit se limiter à la sécurité des biens et des personnes et au respect des contrats interindividuels ; certains d’entre eux, les anarcho-capitalistes sont même partisans de la suppression de l’État et de la privatisation de toutes les activités, y compris juridiques et militaires), il n’en reste pas moins que la plupart des libéraux admettent la nécessité d’interférences en provenance de l’État. Ainsi John Rawls, qui est toujours resté fidèle au principe individualiste, a justifié certaines actions de l’État visant à mettre sur une même ligne de départ tous les individus de façon à ce qu’ils aient tous les mêmes chances de réussite au cours de leurs existences d’individus indépendants les uns des autres. La thèse de P. Pettit n’est donc pas vraiment convaincante ; les différences essentielles sont ailleurs. Si l’absence d’interférences arbitraires est une idée centrale, et même fondatrice, du républicanisme romain (une idée qui n’a été théorisée que bien après la fondation de la république romaine), c’est d’abord l’adhésion à l’individualisme qui permet de distinguer les libéraux des républicains et ensuite, l’éthique patriotique et civique qui découle de l’attachement à la communauté nationale avec ce qu’il implique en matière de solidarité.
Hobbes, qui voulait justifier la nécessité d’un État autoritaire, a écrit que la liberté comme non-domination, celle des républicains, n’était pas une réelle liberté parce que les lois, dont les républicains pensent qu’elles protègent les libertés, sont en fait autant de contraintes, d’interférences. Il pensait que la liberté ne peut exister qu’en l’absence de toute interférence, ce qui est une idée typiquement libérale. Il en concluait que la liberté comme non-domination ne peut pas générer plus de liberté que le régime autoritaire qu’il préconisait ; cette démonstration de Hobbes, qui vise à justifier le régime autoritaire auquel allait sa préférence, a l’allure d’un sophisme ; il y aurait beaucoup plus de libertés personnelles dans une république digne de ce nom que dans le système imaginé par Hobbes.
On peut dire que la liberté des libéraux est utopique parce qu’il n’y a pas de vie sociale sans contraintes et sans interférences ; nous nous heurtons en permanence à la volonté des autres et à leurs actions. Il est donc indispensable de créer des règles qui permettent de limiter les frictions, ce qu’un État républicain contrôlé par les citoyens, appliquant les mêmes règles à tous les citoyens et veillant à préserver la liberté politique de la minorité est en mesure de faire respecter. L ‘objectif ne peut pas être l’absence d’interférences parce qu’un tel objectif est parfaitement illusoire ; les républicains acceptent l’existence de règles, qui sont de réelles contraintes, partagées par tous les citoyens, mais qui permettent d’échapper à la domination d’une minorité et à des contraintes plus grandes encore. A contrario des libéraux, les républicains savent que les humains sont des êtres très sociaux et que leur existence est pleine d’interférences auxquels ils ne peuvent échapper ; la seule chose qu’ils peuvent faire est de limiter ces interférences en édictant des lois auxquelles tous doivent se soumettre. Et pour qu’elles soient admises par tous, la meilleure solution consiste à débattre ensemble de ces lois avant de les soumettre au vote. La politique et la participation à la vie politique sont indispensables au bon fonctionnement des sociétés humaines. Les sociétés individualistes qui négligent la politique deviennent des oligarchies et les oligarchies ne sont acceptables que pour les oligarques, de même que les monarchies ne sont bonnes que pour les monarques et que les régimes de parti unique ne sont bons que pour les membres de ces derniers.
Les conclusions de Philip Pettit ne sont guère satisfaisantes parce qu’elles ne se distinguent de celles des libéraux que par des nuances bien qu’il ait souligné, dans l’introduction de son livre, la nature profondément sociale du comportement humain : ‘’Voilà quelque dix ans, dans « The Common Mind » (1993) – ouvrage dont le sous-titre dit les ambitions : Un essai sur la psychologie, la société et la politique – , j’ai défendu le principe d’une philosophie qui soit à la fois anti-collectiviste et anti-atomiste. Elle était anti-collectiviste, parce qu’elle se refusait à considérer que les individus ne soient que les jouets de forces sociales agrégées. Ceux-ci ne participent pas à un jeu de hasard historique ; ce ne sont pas des pions portés par un destin historique. Cette philosophie est néanmoins anti-atomiste, parce qu’elle tient pour acquis que la notion d’individu solitaire est fondamentalement erronée : les gens dépendent les uns des autres, et sur un mode plus que simplement causal, du point de vue de leur capacité même à penser ; ce sont essentiellement des créatures sociales’’ (« Républicanisme » ; page 9), ce à quoi nous souscrivons pleinement comme nous souscrivons à l’idée, qui fut celle du républicain James Harrington (1611-1677), selon laquelle la « Libertas » concerne les citoyens, à l’intérieur de la Cité, mais aussi la Cité dans ses rapports avec les autres cités : ‘’Il en va de même pour l’affirmation républicaine conjointe posant que les conditions en vertu desquelles un citoyen est libre sont identiques aux conditions en vertu desquelles la cité ou l’État est libre’’ (Philip Pettit ; « Républicanisme » ; page 59). Cette idée, qui fut d’abord romaine, fonde l’idée essentielle selon laquelle la Cité doit être indépendante des autres cités pour être libre. Là se situe le fondement de l’indépendantisme (souverainisme) républicain qui est le complément politique de l’attachement sentimental à la communauté d’appartenance (patriotisme). L’indépendantisme républicain n’est pas l’affirmation de la puissance et de la volonté de puissance de la nation mais celle du refus de sa domination par des puissances étrangères ; ce qui fait du républicanisme classique une philosophie politique radicalement différente du nationalisme conquérant qui a été à l’origine de catastrophes au siècle dernier.
Conclusion
Nos deux philosophes abordent le républicanisme de façons très différentes. Philip Pettit privilégie la question de la domination ; ce qui l’intéresse réellement dans le républicanisme c’est la suppression de toutes les dominations, ce en quoi il n’a pas tort, mais son approche du républicanisme réduit ce dernier à un seul de ses traits. Le refus de toute forme de domination n’est pas tout le républicanisme ; ce dernier ne se résume pas à la suppression des dominations, il est beaucoup plus que cela, il est un mode de vie en communauté. Philip Pettit minimise l’importance de la participation à la vie politique et il pense que l’activité politique peut se limiter à la possibilité de contester, ce qui est très restrictif. L’intérêt de la vie politique réside surtout dans le fait de « faire ensemble », de participer conjointement à une action visant à l’amélioration des conditions de vie de tous ; la recherche en commun d’une amélioration de la vie communautaire rapproche les citoyens les uns des autres et donne un sens à leur vie, parce que l’être humain est un être social qui a besoin de participer avec les autres membres de sa communauté à une œuvre commune.
Une nation n’est pas qu’un héritage culturel et historique partagé, contrairement à ce que suggèrent les « identitaristes » ; une nation est aussi et peut-être d’abord, une communauté à la recherche d’un bien commun dont le patrimoine culturel et historique partagé fonde le sentiment d’appartenance à un même groupe (c’est en quelque sorte l’équivalent de l’odeur spécifique qui caractérise chaque fourmilière ; cette odeur, qui imprègne chacune des fourmis de la colonie, permet à ces dernières de reconnaître instantanément les amies et les ennemies). Mettre en avant l’identité nationale sans avoir le souci du bien commun, de l’œuvre commune et de la solidarité, comme le font les nationaux-libéraux et les libéraux-conservateurs, ne permet pas d’assurer la pérennité d’une nation.
Bien que la nature sociale des humains soit une évidence pour Philip Pettit, il ne souligne pas la nocivité de l’individualisme et il réduit le bien commun à l’éradication des dominations et à la possibilité pour chacun de mener sa vie de manière indépendante, ce qui le rapproche beaucoup des libéraux. Il admet la nécessité de la participation à la vie politique mais, pour lui, celle-ci n’est qu’un moyen et non pas un élément d’un mode de vie. La société qui a sa préférence n’est pas une communauté ; une communauté est une association de personnes qui agissent en commun et qui ont des projets communs. Il n’accorde aucune importance aux appartenances, aux nations, au patriotisme et au civisme ; finalement, son néo-républicanisme ne se distingue que très partiellement du libéralisme. Malgré tout, son ouvrage est intéressant pour l’analyse consacrée aux interférences, très longue et très fouillée, qu’il contient mais, nous l’avons déjà dit, certains libéraux, comme Rawls, ne refusent pas toutes les interférences étatiques. La ligne de fracture entre libéraux et républicains ne situe donc pas là où il l‘indique mais entre individualisme et rejet de l’individualisme parce que tous les libéraux sont individualistes.
Sandel ne s’est pas appesanti sur la question de la domination mais il est un adepte de ce qu’Aristote appelait le régime populaire, c’est-à-dire un régime dans lequel les citoyens recherchent ensemble un bien commun susceptible de satisfaire l’ensemble des citoyens et pas seulement une partie d’entre eux (pour Aristote, la démocratie était un régime dans lequel la majorité gouverne pour le seul bien de la majorité ; elle était un des trois mauvais régimes de sa typologie qui en comptait six, trois « bons » et trois »mauvais »). Une telle conception de la vie politique interdit les dominations exercées par certains, fussent-ils majoritaires, sur les autres. Il est évident que Michael Sandel rejette toute forme d’arbitraire, de domination, mais il est vrai que Philip Pettit a le mérite d’avoir fait un travail sans égal sur ce sujet.
Les travaux que Michael Sandel a consacré à l’étude du libéralisme et au dévoilement de ses nombreuses faiblesses est incomparable. De plus, son républicanisme est franchement différent des différentes variantes du libéralisme contemporain, rawlsien, conservateur et libertarien ; à l’instar d’Aristote, qu’il cite fréquemment, il répudie clairement l’individualisme et promeut la communauté nationale et la solidarité de ses membres ; il ne concède rien au libéralisme économique sans, pour autant, rejeter l’économie de marché mais en insistant sur les nécessaires garde-fous qu’il convient de mettre en place pour empêcher les dérives possibles de ce type de système économique. Le républicanisme est une philosophie de la limitation, contrairement au libéralisme ; il s’applique à fixer des limites dans tous les domaines de façon à éviter les excès et les débordements désastreux.
L’État libéral se veut neutre par rapport à toute conception du bien mais, dans les faits, il ne l’est nullement ; il promeut certaines idées, à grand renfort de propagande, et il dénonce avec férocité les idées qu’il ne partage pas, n’hésitant pas à diaboliser ses adversaires politiques. Le philosophe communautarien Alasdair MacIntyre a raison de penser que ‘’Le bien suprême du libéralisme n’est ni plus ni moins que la préservation de l’ordre politique et social libéral’’ (« Quelle justice, quelle rationalité » ; page 362), un ordre dans lequel la puissance publique est faible tandis que les puissances privées sont fortes. Partant du principe du refus de toute interférence, sous prétexte que les interférences de l’État sont insupportables, les libéraux ont créé des sociétés dans lesquelles les très riches génèrent des interférences innombrables et lourdes de conséquences pour la plupart des citoyens. On ne juge les arbres fruitiers qu’à la qualité des fruits qu’ils donnent ; le libéralisme promet beaucoup mais les réalisations concrètes qui s’en inspirent ne sont pas à la hauteur de ses promesses, très loin s’en faut. En fait, l’idéologie libérale, à laquelle certains adhèrent sincèrement, est la caution intellectuelle et morale d’une oligarchie qui accumule des richesses considérables et qui utilise ses richesses pour dominer les peuples au plan économique mais aussi au plan politique.
Le libéralisme incite les hommes à privilégier leurs affaires personnelles et à oublier l’idée d’un bien commun, ce qui permet aux affairistes de s’enrichir considérablement sans rencontrer d’opposition structurée, puis d’exercer leur domination en dirigeant ce qui reste des États par l’entremise de politiciens corrompus et en conditionnant les esprits à l’aide des médias sur lesquels ils ont fait main basse. C’est pour éviter cette dérive oligarchique , qui est un fait constaté dans tous les États libéraux, qu’il faut tourner le dos au libéralisme et recourir aux ressources du républicanisme parce que ce dernier promeut l’idée d’un contrôle populaire qui implique la participation active de tous les citoyens à la vie politique de façon à écarter, notamment, tous les risques de domination. Or, nous sommes victimes de dominations de grande envergure, à savoir celles qui sont exercées par l’Union Européenne et les autres institutions européennes dont l’institution monétaire, mais aussi par les États-Unis, par l’OTAN et par les oligarchies ploutocratiques nationale, européenne et mondiale.