Biologie évolutive et sociologie

Bernard Lahire est sociologue et directeur de recherche au CNRS ; il est l’auteur d’une vingtaine de livres dont un récent ouvrage intitulé « Les structures fondamentales  des sociétés humaine » qui est passionnant et qui tranche dans le paysage durkheimien de la sociologie française.

Durkheim pensait que le social est apparu avec l’espèce humaine, ce qui l’a amené à confondre le social avec le culturel. Mais, ‘’Il existe des sociétés animales, et ces sociétés constituent l’objet de l’éthologie ou de l’écologie comportementale qui sont des branches de la biologie. Le social et ses mécanismes de structuration précèdent de loin le social humain ; or l’anthropologie (science de l’Homme) et la sociologie ont réduit le « social » à la « socialité humaine »’’ (« Les structures fondamentales des sociétés humaines » ; page 35), ce qui n’est pas soutenable selon notre sociologue parce que ‘’L’habitude, que nous avons collectivement contractée, d’opposer l’Homme et l’animal, et de faire correspondre à cette opposition celle entre la sociologie et la biologie, est un automatisme qui repose sur des prémisses erronées. En effet, l’Homme est un animal parmi les animaux, et la partie de la biologie qui  s’occupe d’étudier les formes de vie sociale des animaux non humains est une sociologie qui s’ignore. Les éthologues qui étudient les comportements sociaux ou les structures de la vie sociale chez les animaux non humains pourraient tout autant s’appeler « sociologues des sociétés non humaines »’’ (ibid. Page 37). Bernard Lahire pense qu’il est évident que la biologie évolutive et l’éthologie permettent de cerner ce qu’il y a de commun à toutes les sociétés humaines par delà les différences culturelles ; par conséquent, la confusion opérée par les sciences sociales entre le social, le culturel et l’historique doit être dissipée et, notamment, le culturel, qui est une particularité humaine, même si certains autres animaux ont des cultures balbutiantes, doit être distingué du social. ‘’Pour résumer, on peut dire que 1) tout ce qui est social n’est pas culturel (tandis que tout ce qui est culturel est nécessairement social) ; 2) tout ce qui est social n’est pas exclusivement humain ; 3) les comportements des animaux non humains ne devraient donc pas être redevables d’une analyse strictement biologique ; 4) toute culture n’est pas forcément cumulative ; 5)seule l’espèce humaine combine le fait d’être sociale, culturelle et cumulative ; et que, par conséquent, 6) seule les sociétés humaines sont pleinement historiques’’ (ibid. page 40). L’espèce humaine est culturelle par nature, ‘’….le caractère social de l’espèce humaine comme son caractère culturel apparaissent comme une conséquence ou un produit de l’évolution des espèces. Ces propriétés sont dans la nature de l’homme en tant qu’espèce, et la socialité comme l’ensemble des caractéristiques culturelles d’Homo sapiens sont des produits de la sélection naturelle’’ (ibid. page 40).

La sociologie est dans une impasse

’Rivés sur les variations et les différences culturelles, les chercheurs en sciences sociales finissent par oublier que celles-ci ne prennent tout leur sens que sur un fond de lois générales et d’invariants qu’il est important d’expliciter’’ (ibid. page 228). La sociologie est polarisée, selon Bernard Lahire, par la recherche et la description des différences interculturelles, ce qui l’empêche de produire des lois générales comme celles que produisent les différentes disciplines scientifiques : ‘’Si comme le dit le primatologue Frans De Waal, « un biologiste ne peut accepter l’idée d’une souplesse culturelle infinie », les chercheurs en sciences sociales ne devraient pas davantage y croire. S’ils ne voient que les variations ou les différences, c’est parce qu’ils ne cherchent pas les invariants’’ (ibid. page 258).

 Contrairement à Durkheim,  qui a fondé la sociologie sur une séparation nette avec la psychologie et la biologie, Bernard Lahire pense que la sociologie ne deviendra une science pleine et entière que si elle intègre dans ses recherches les acquis de la biologie évolutive. Durkheim affirmait qu’on ne pouvait expliquer le social que par le social alors que les travaux de Darwin étaient déjà très largement connus ; 130 ans plus tard, les découvertes que nous devons aux éthologues, aux psychologues, aux biologistes, aux généticiens…  sont considérables mais les sociologues peinent à les prendre en compte. Comme Durkheim, ils préfèrent ‘’émanciper l’Homme de toute condition biologique, du fait de sa condition culturelle, alors même qu’il est culturel par nature, et notamment par un effet de la sélection naturelle, et qu’il demeure soumis, comme n’importe quel animal, à des processus biologiques qui le dépassent’’ (ibid. page 281).

Les sociologues ne peuvent expliquer l’universalité de certains comportements collectifs des humains comme la domination exercée par les parents sur les enfants ou par les anciens sur les plus jeunes, la territorialité ou la préférence pour le groupe d’appartenance, par exemple. Ces deux derniers comportements universels ne sont d’ailleurs pas des spécificités humaines ; la territorialité est très largement présente dans le monde animal et la préférence pour le groupe d’appartenance est une caractéristique de toutes les espèces « eusociales », dont l’Homme mais aussi les fourmis qui portent sur elles leur drapeau en forme d’odeur de la termitière.

La reconnaissance de l’existence de tels comportements d’origine biologique n’implique nullement la croyance en une détermination génétique stricte des traits culturels comme celle qui structurait la pensée du courant « völkisch » au siècle dernier: ‘’Les grandes données de la biologie fixent les contours de toutes les formes de vie possibles. Elles fixent les grandes lignes de force et tout se passe comme si, à partir  d’une même structure générale de base, se développaient des singularités culturelles permanentes, dont l’extrême variété ou la grande diversité contribue à masquer la forme invariante. Ce qu’avait bien compris Leroi-Gourhan, c’est que pour prendre conscience de ces invariants, il faut adopter un point de vue qui permet de prendre de la distance. Ce point de vue à partir duquel on peut commencer à dessiner  la matrice invariante sur la base de laquelle chaque société nouvelle brode culturellement ses propres motifs, c’est celui que permet la comparaison, inter-sociétés mais aussi et surtout inter-espèces’’ (ibid. page 298). Cependant, il est permis de penser qu’il ne faut pas exclure une certaine variabilité biologique entre les différentes populations humaines comme le laisse penser le paléo-généticien David Reich mais pour l’instant nous sommes dans l’attente d’éventuelles découvertes à venir dont nous ne savons rien. Quoi qu’il en soit, rien ne permet de penser que les cultures humaines sont génétiquement programmées comme semblent le croire certains « identitaires » héritiers du courant « völkisch ».

En se concentrant sur les spécificités culturelles des sociétés et en refusant de voir ce qui ne varie pas, les sociologues sont incapables d’établir des lois générales comme le font les scientifiques : ‘’C’est cette grande diversité des cultures dans l’histoire des sociétés humaines qui constitue le principal obstacle à la saisie des lois et principes structurant la vie sociale : les chercheurs ne voient que ce qui varie, sans voir que tout ne varie pas, et que cela ne varie pas n’importe comment, ni dans toutes les directions possibles’’ (ibid. page 390). ‘’Les chercheurs en sciences sociales manquent ici sans doute de lucidité quant à la part d’invariants ou de constantes qui nous caractérisent bien autant que les variations culturelles. Ils restent aveugles aux impératifs sociaux transhistoriques et transculturels et à une certaine répétition de l’histoire en n’étant sensibles qu’aux variations culturelles qui s’enroulent  autour des invariants telles des lianes grimpant autour d’un arbre’’ (ibid. page 473).

Bernard Lahire pointe une autre erreur fondamentale des sociologues, celle qui consiste à confondre social et culturel alors qu’il ‘’……., il faut [donc] clairement établir une différence entre le « social » et le « culturel », ce que font rarement la grande majorité des sociologues, « grands auteurs » y compris, qui utilisent en général « social » et « culturel comme des synonymes interchangeables’’ (ibid. page 533). Les sociologues ont tort de confondre le culturel et le social parce que ce dernier, contrairement à ce qu’ils pensent, a des bases biologiques, ainsi ‘’Bourdieu, comme nombre de chercheurs en sciences sociales, travaille avec la conception d’un biologique parfaitement amorphe, c’est-à-dire socialement neutre, sans conséquence, non déterminant, non limitant ou non contraignant’’ (ibid. page 801). Bourdieu pensait, comme beaucoup d’autres sociologues, que la domination masculine, qui est un fait universel, n’est qu’une construction culturelle et qu’elle n’a rien à voir avec la biologie mais ‘’La thèse constructiviste ou culturaliste forte, celle de l’arbitrarité et du caractère intégralement construit, culturellement, historiquement, des faits de domination masculin/féminin, bute contre le caractère massif et universel de cette domination. Seuls les degrés, les formes ou les modalités de cette domination n’ont cessé de varier dans l’histoire’’ (ibid. page 802). Parmi les 10000 sociétés humaines présentes ou passées qui ont été étudiées, dans aucune d’entre elles il n’y eut de domination nette des femmes sur les hommes ; il y eut quelques cas de polyandrie mais ‘’jamais de matriarcat au sens d’une société où le pouvoir serait concentré entre les mains des femmes’’ (ibid. page 815). D’ailleurs, ce type de domination n’est pas exclusivement humaine, elle existe chez de nombreuses espèces, dont nos cousins les chimpanzés ; ‘’Pierre Bourdieu se trompait donc en faisant de la domination masculine un produit purement arbitraire, culturel et historique’’ (ibid. page 811).

Ce constat n’implique pas qu’il faille ne rien faire pour éradiquer cette domination mais il  est important de savoir qu’elle a une origine biologique qui perdurera en dépit de toutes les dispositions que nos législateurs  pourront prendre.

La nature humaine existe bel et bien

Comme tous les chercheurs en sciences sociales, Bernard Lahire a cru que la notion de nature humaine n’est qu’un produit de l’imagination de certains philosophes mais ‘’Replacée dans la très longue durée de l’évolution, qui se compte en centaines de milliers d’années plutôt qu’en siècles, la « nature humaine » existe bel et bien, avec ses grandes propriétés biologiques et sociales, structurée par des lignes de force qui lui sont propres et soumise à des lois sociales générales. En ce sens, la « nature humaine » n’est pas un sac vide que la culture viendrait non seulement remplir mais déformer à sa guise : elle est d’emblée caractérisée par des propriétés fondamentales, dont la possibilité de produire de la culture est l’une des plus importantes. Ce n’est pas se payer de mots que de dire qu’il est dans la nature de l’homme d’être culturel, de transmettre cette culture, de l’incorporer et de la mémoriser, mais aussi de la modifier en permanence en fonction des nouvelles contraintes contextuelles qui se présentent. C’est même parce qu’elle est une solution évolutive souple, rapide et efficace, qu’elle s’est imposée’’ (ibid. page 307). La thèse défendue par Bernard Lahire dans ce livre ‘’…est que, derrière le foisonnement des formes historiques-culturelles, il est possible de repérer des structures universelles ou invariantes des sociétés humaines qui sont les conséquences, dans l’ordre social, de données de base de la biologie de l’espèce…..Pour résumer mon propos, je pourrais dire qu’avant d’être déterminés par les bases matérielles de leur existence (Marx), les Hommes le sont par les coordonnées sociologiques de base liées aux propriétés biologiques de leur espèce (Darwin) ’’ (ibid. pages 308 et 309). En fait, à l’expression « nature humaine », Bernard Lahire préfère une expression empruntée au primatologue canadien Bernard Chapais, qui parle de « structure sociale humaine profonde ».

Les sociologues, conformément au principe énoncé par Durkheim, rejettent l’idée selon laquelle le biologique influence le social : ‘’Il suffit de s’imaginer ce que pourrait être l’histoire de nos sociétés si nous n’étions pas mobiles (comme les plantes), à reproduction sexuée (plutôt qu’à multiplication asexuée ou parthénogénèse), bipèdes (comme de nombreux autres animaux), et si nous n’avions pas libéré nos mains de toute fonction locomotrice, pour comprendre comment le biologique, indépendant de notre volonté, peut déterminer notre développement social’’ (ibid. page 327). Ils ne peuvent accepter l’existence d’une nature humaine parce qu’elle limiterait notre liberté mais, comme l’a écrit notre auteur, qui commente les positions de l’anthropologue Maurice Godelier, elle existe et elle limite notre liberté : ‘’Tout cela fait partie de la nature humaine, tant décriée par les sciences sociales, une nature humaine qui inclut d’emblée notre aptitude sociale, notre capacité d’apprentissage et notre condition culturelle, et limite « notre liberté »’’ (ibid. page 189). La philosophie française, qui, depuis les Lumières, ne supporte aucune restriction aux libertés de l’individu émancipé, déteste notre nature, et de ce fait, d’une certaine manière, déteste l’Homme ; la plupart de nos philosophes se plaisent à rêver d’une reconstruction de l’Homme selon leurs désirs. Les acteurs de la Révolution française pensaient qu’ils allaient transformer les humains par l’éducation et les dirigeants soviétiques, qui avaient beaucoup de considération pour eux, ont essayé, eux aussi, de changer l’Homme ; ils n’y sont pas parvenus. Plus lucide, le naturaliste français, philosophe et écologiste, Yves Paccalet, a écrit dans un essai dont le titre en dit long sur le désespoir de son auteur (« L’humanité disparaîtra, bon débarras ! « ) que la nature est fasciste parce qu’elle nous dicte très largement nos conduites ! Les libéraux et les libertaires, à la différence des républicains authentiques, ne supportent pas les limites, ce qui les amène à nier l’existence de contraintes naturelles et à construire des théories aberrantes comme  la théorie du genre alors même que les neurosciences mettent en évidence les origines biologiques de ce qui différencie les hommes et les femmes (nous aborderons ce sujet dans un prochain article) mais les adeptes de cette théorie, et d’autres théories tout aussi infondées, ignorent volontairement les découvertes considérables qui ont été faites depuis 50 ans en endocrinologie, en neurosciences, en éthologie, en écologie comportementale, en génétique du comportement…….comme l’a rappelé le chercheur en neurosciences Stéphane Debove, dans un livre récent. Une telle fermeture d’esprit est tout simplement consternante ! Quand un bureau d’études conçoit une automobile, les ingénieurs font en sorte qu’elle réponde, non seulement aux vœux des conducteurs (confort, vitesse, consommation d’essence…) mais aussi à leur nature, à leur vision, à leur ouïe, à leurs réflexes…..Par contre, les ingénieurs sociaux ne s’embarrassent pas de cela ; ils prétendent construire des sociétés conformes à leurs vœux sans prendre en compte la nature des hommes auxquels elles sont destinées ! Ces ingénieurs sociaux, libéraux (en 1789), communistes ou nazis, plus tard, qui construisent des théories ineptes  et qui provoquent des catastrophes de manière récurrente, ont tort de ne pas prendre en compte les connaissances scientifiques les mieux établies.

Contrairement à ce que croient nos modernes idéologues, ‘’L’espèce humaine a hérité de toutes les tendances sociales déjà présentes chez ses ancêtres. À cela, elle a ajouté 1) des tendances altruistes renforcées, qui plongent leurs racines dans la nécessité de s’occuper individuellement (mère), mais aussi plus collectivement (père et allo-parents de toutes sortes), d’une progéniture en situation d’altricialité secondaire, plus totalement  et durablement dépendante et vulnérable ; 2) une division du travail plus développée, ; quoiqu’elle soit restée pendant longtemps cantonnée dans certaines limites, et très liée à la différence entre sexes ; et 3) des liens d’interdépendance de plus en plus forts entre les membres du groupe, du fait notamment des nécessités – pour la survie du groupe – de maintenir en permanence des processus de transmission culturelle intergénérationnels comme intra-générationnels’’ (ibid. page 456). Nous sommes une espèce très coopérative dont les membres s’entraident bien au-delà du cercle familial ; à la fin de sa vie, Edward Wilson, a réévalué sa théorie de la sélection de parentèle qui sous-tendait ce qu’on a appelé « sociobiologie » et il a conclu à une prééminence de la sélection de groupe sur la sélection de parentèle et sur la sélection individuelle.

Altricialité secondaire

Dans « Les structures fondamentales des sociétés humaines », Bernard Lahire écrit que l’altricialité secondaire, qui est un fait biologique majeur que certains appelaient « néoténie » (le fait que les êtres humains sont totalement dépendants de leur proches pendant plusieurs années au début de leur vie) dans le passé, a des conséquences sociales et  des implications sociologiques considérables : ‘’Structure familiale relativement stable, faits de dépendance-domination réels ou symboliques (avec la pensée magico-religieuse), allongement de la période de l’enfance et de l’adolescence, augmentation du temps d’apprentissage, hiérarchies basées sur l’ancienneté, l’antériorité ou l’expérience acquise (parents-enfants, aînés-cadets, anciens-nouveaux entrants, etc…’’( page 553). Dans les sociétés primitives, ‘’l’autorité et le savoir sont incarnés par les plus vieux et ce principe de séniorité, d’ancienneté ou de privilège de l’antériorité s’applique dans tous les secteurs de la société : du point de vue familial, les parents dominent les enfants et les aînés dominent les cadets ; du point de vue religieux, les ancêtres mythiques ou réels dominent les vivants ; du point de vue politique, les anciens (les sages) dominent les plus jeunes ; et, dans tous les secteurs de la vie sociale, les plus vieux ou ceux qui ont accumulé de l’expérience et une expertise dominent les plus jeunes, ceux qui « débutent » ou qui ont moins d’expériences à leur actif’’ (Bernard Lahire ; « Les structures fondamentales des sociétés humaines ; page 553).

Il y a des dominations qui sont nécessaires et qui sont des conséquences de notre nature biologique ; en l’occurrence, l’altricialité des humains, c’est-à-dire le fait qu’ils naissent immatures et qu’ils doivent être nourris et protégés pendant une longue période mais aussi éduqués pendant une période encore plus longue,  fait qu’ils doivent être soumis aux aînés qui leur apportent tout ce dont ils ont besoin, y compris les connaissances qui leur sont nécessaires. Bernard Lahire écrit à ce sujet : ‘’Or, pour ne retenir ici que le cas de l’âge, la domination des plus âgés sur les plus jeunes provient du fait que, pour des raisons biologiques évidentes liées à l’altricialité secondaire, les enfants sont durablement dépendants de leurs parents – physiquement, affectivement et cognitivement ou culturellement – et demeurent longtemps impuissants, vulnérables, faibles et inexpérimentés (« Les structures fondamentales des sociétés humaines » ; page 584). Ces considérations vont à l’encontre des théories visant à l’émancipation  totale et précoce des jeunes et à la disparition de toutes les hiérarchies. Certaines hiérarchies sont nécessaires même si ces hiérarchies ne doivent pas être absolues. Tout être humain est tour à tour dominé puis dominant, tout simplement parce qu’il vieillit et qu’il acquiert des connaissances et des expériences qu’il doit transmettre aux jeunes à son tour. Ceux qui savent, ont le devoir de transmettre aux autres membres de la communauté leur savoir et ceux qui ne savent pas encore ont le devoir d’apprendre et de respecter l’enseignant qui peut être un professeur, un officier dans l’armée……

Dans les sociétés traditionnelles, comme dans de nombreuses sociétés animales non humaines, les membres les plus âgés sont imités et sont l’objet d’un grand respect de la part des plus jeunes. Cela tient au fait que les plus âgés sont aussi ceux qui ont accumulé le plus de connaissances et qui ont le plus d’expérience. De même qu’il y a dans ces sociétés une hiérarchie parents/enfants, il y a une hiérarchie seniors/juniors ; ces deux hiérarchies résultent du différentiel en matière de connaissances et de compétences des uns et des autres, la première résultant, en plus, de la dépendance des enfants à l’égard de leurs parents ou des adultes qui les élèvent ; a contrario, la société occidentale est « jeuniste ». L’idéologie occidentale tourne résolument le dos au passé et donc aux aînés ; normalement, l’adolescence est une période de la vie qui est marquée par la contestation des acquis historiques et qui est suivie d’une rentrée dans le rang à l’âge adulte mais dans la civilisation occidentale le point de vue des adolescents tend à prévaloir sur celui de leurs aînés. Des théoriciens libertaires contemporains appellent à l’émancipation absolue des enfants et considèrent que le rapport de domination parents/enfants (mais aussi professeurs/élèves…….) relève de la tyrannie alors qu’il a un fondement biologique évident et qu’il est nécessaire. Bernard Lahire conteste le point de vue selon lequel les dominations ne sont que des faits sociaux arbitraires : ’’En déconnectant totalement le rapport de domination de son fondement biologique pour n’en faire qu’un rapport social arbitraire, « choisi », Yves Bonnardel manque la possibilité de mettre au jour une dimension fondamentale de toute société humaine. Ce qui est culturel – arbitraire si l’on veut, au sens où Saussure parlait de l’arbitraire du signe – ou historique, ce sont les modalités variables du rapport de domination, mais pas ce rapport lui-même. Dans son avant-propos à l’ouvrage, la sociologue et féministe Christine Delphy écrit que « dans toutes les sociétés connues, les enfants sont les possessions de leurs parents – quelle que soit la façon dont ceux-ci sont désignés ». Mais au lieu d’interroger les raisons pour lesquelles la domination parentale s’impose comme un fait universel, au lieu de prendre acte de l’existence d’un butoir pour la pensée ou pour l’action, d’un impératif transhistorique et transculturel universel, l’autrice parle de la « vulnérabilité légalement organisée », comme si les adultes eux-mêmes organisaient culturellement et produisaient intentionnellement cette vulnérabilité. L’auteur de l’ouvrage développe au fond la même idée. Il veut voir dans la dépendance une mise sous tutelle arbitraire sans comprendre que la « volonté » de dominer les enfants n’est pas centrale, mais qu’elle n’est qu’une conséquence de leur dépendance-vulnérabilité initiale (altricialité secondaire), et même de l’allongement de la durée d’apprentissage lié à l’accroissement de la quantité de savoirs à acquérir (altricialité tertiaire ou permanente). Il y a bien, de fait, une domination parentale, mais il ne faut voir là aucun projet politique de soumission ou d’infériorisation des enfants. La domination, bien réelle, est de fait, et non voulue, intentionnellement visée’’ (« Les structures fondamentales des sociétés humaines » ; pages 595 et 596).

L’altricialité secondaire pourrait être à l’origine de caractéristiques humaines essentielles comme l’altruisme dont la psychologue Abigail Marsh a établi la forte héritabilité : ‘’La nécessité, biologiquement conditionnée, de prendre soin de sa progéniture ou de celle de ses proches (enfants de ses parents, de ses frères et sœurs, de ses enfants, de ses voisins), et celle, tout aussi biologiquement conditionnée, de prendre soin des mères et de les aider dans les périodes de gestation et d’élevage des enfants ont sans doute été à la base d’un développement de l’altruisme et du souci d’autrui caractéristique de la condition humaine’’ (ibid. page 332). L’être humain est profondément dépendant par nature et cette dépendance est à l’origine de sa socialisation ; il est même de plus en plus dépendant parce qu’il a besoin désormais d’apprendre pendant toute sa vie.

La dépendance sociale de l’être humain, qui découle de ses caractéristiques biologiques, serait aussi à l’origine de l’universalité du fait familial ; toutes les sociétés connues possèdent, ou ont possédé, des systèmes de parenté dont la diversité, réelle, n’est pas infinie. Par ailleurs, le besoin vital d’apprendre qu’ont les très jeunes êtres humains, mais aussi les moins jeunes, a été à l’origine du comportement d’imitation qui est un trait important de l’éthogramme humain.

 ‘’J’ai  montré ailleurs que, même  quand elles revendiquent de développer l’autonomie de l’enfant, les pédagogies « nouvelles » ou « modernes » butent sur un fond invariant de rapport au savoir et au pouvoir. Ce qui  est vrai pour la famille (et le rapport parent-enfant), l’est tout autant pour l’école  (et le  rapport maître(sse)-élève). L’altricialité tertiaire avec la logique d’accumulation culturelle, qui sont des faits d’espèce incontournables, empêchent l’abolition complète de la dépendance-domination’’ (ibid. page 596). L’altricialité secondaire, qui est une caractéristique essentielle de la biologie humaine, est aussi à l’origine des « instincts sociaux » dont parlait Darwin, à savoir l’altruisme, l’entraide et la coopération (ibid. page 604), sans lesquels il n’y aurait pas de sociétés humaines.

La famille : une conséquence de notre altricialité secondaire

Beaucoup de gens associent l’institution familiale à telle ou telle civilisation ou religion mais en fait, la famille existe depuis la nuit des temps, sous des formes variées. Toutes les sociétés connues ont, ou ont eu, des structures familiales ; la famille est une structure sociale universelle, ce qui ne peut être expliqué par une théorie culturaliste. En fait, ‘’L’altricialité secondaire est, selon toute probabilité, la propriété centrale de l’espèce humaine qui a exercé une pression dans le sens d’un traitement plus collectif de la progéniture, et du même coup de la formation d’un groupe stable d’entraide autour de l’aide au couple mère-enfant’’ (ibid. page 824). La famille, quelle que soit sa forme, qui varie d’une culture à l’autre, résulte donc d’une caractéristique biologique dont seule la forme précise est modelée par la culture. C’est parce que le jeune humain n’est pas un être achevé qu’il doit être entouré de personnes très dévouées, et donc très attachées à lui ; le premier cercle de ces personnes dévouées sont les plus proches du point de vue biologique, les parents, frères et sœurs, grands-parents, oncles et tantes, cousins et cousines. Au-delà de ce premier cercle, les membres de la tribu peuvent suppléer à l’absence de famille (des cas d’adoption ont été constatés  aussi chez les chimpanzés).

 La famille n’est pas une spécificité humaine, elle existe aussi chez d’autres espèces de singes ; la famille existait donc, bien sûr, avant la civilisation chrétienne mais, très probablement, avant même l’apparition du genre Homo.

Cette structure fondamentale des sociétés humaines qu’est la famille résiste au pire destructeur des communautés humaines qu’est le capitalisme libéral ; ce dernier  n’a  pas réussi à détruire la famille qui est une communauté très résistante parce qu’elle résulte d’un profond attachement de ses membres entre eux ; une hormone joue un rôle essentiel dans cet attachement, l’ocytocine, qui est sans doute aussi à l’origine du sentiment d’attachement « tribal », ce qui lui vaut d’être appelée « l’hormone patriotique » par certains.

Eux et nous

’Dans l’histoire des sociétés humaines, l’un des grands invariants réside dans l’opposition entre un « nous », chargé de toutes les valeurs positives imaginables, et un « eux » associé à tout ce qui est perçu comme négatif. Le renvoi de l’ « autre » (clan, tribu, société, ethnie, race, classe, caste, ordre, groupe, catégorie, etc) du côté de la laideur, de l’ignorance, de l’animalité, de la « barbarie » ou de la « sauvagerie » est le principe de tout ethnocentrisme’’ (ibid. page 842). À ce sujet, Claude Lévi-Strauss écrivait dans « Race et histoire » : ‘’L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie « les hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d’ « œufs de pou »’’ (page 21). L’universalité et la permanence des comportements ethnocentriques sont notées par tous les spécialistes ; l’ethnocentrisme est une constante éthologique.

Cette inclination est à l’origine de l’opposition universelle entre nous et eux, entre nos proches et ceux qui ne le sont pas, et de notre capacité à distinguer les uns et les autres : ‘’Quant à la capacité proprement humaine à former, grâce à des moyens symboliques inédits, une multiplicité de « nous » au-delà de la famille (classe sexuelle, classe d’âge, tribu, ethnie, clan, lignage, classe ou caste, religion, patrie, nation, région, institution, corporation, organisation, association, club, réseau, etc), elle explique que l’altruisme, qui s’exerce dans les limites du « nous », puisse s’étendre à mesure de l’extension et de la multiplication de ces « nous ». Cette loi explique diversement népotisme, corporatisme, nationalisme, patriotisme, ethnocentrisme, racisme, xénophobie,  régionalisme, guerres de clocher, etc, qui expriment tous la préférence accordée ou la priorité donnée au « nous » sur le « eux »’’ (ibid. page 402). La distinction entre « eux » et »nous » est à l’origine des conflits entre groupes, lesquels sont eux aussi universels. Comme l’a montré Christophe Darmangeat dans un ouvrage récent qui est consacré aux Aborigènes d’Australie, ‘’….. la guerre au sens large du terme (conflit entre groupes conduisant à la mort plus ou moins régulée, contrôlée, de l’ennemi), est présente autant chez les chasseurs-cueilleurs sans richesse que chez les chasseurs-cueilleurs possédant déjà des richesses, et donc autant dans les sociétés étatisées et dotées d’armes sophistiquées et d’armées plus ou moins professionnelles. Bien sûr, d’un type de société à l’autre les « motifs » de la guerre (vengeance suite à la mort d’un membre du groupe ou au vol des femmes, agression en vue de l’appropriation  de territoires, de ressources matérielles, d’argent, d’hommes et de femmes réduits à l’état d’esclaves, etc.) varient, mais les conflits violents entre groupes n’ont cessé de ponctuer la vie des sociétés depuis les débuts de l’humanité’’ (ibid. page 875). L’ethnocentrisme a un triple effet, il renforce les liens entre les membres d’un groupe, il limite les comportements agressifs entre ces derniers et il canalise l’agressivité vers l’extérieur, vers les groupes concurrents.

Un être social par nature dont le niveau de coopération est très élevé

’L’idée selon laquelle les hommes auraient été un jour des êtres solitaires, asociaux ou très peu sociaux, le genre de fable que certains philosophes ont pu inventer, n’a aucun sens dès lors que l’on adopte la seule perspective possible d’un point de vue scientifique sur ces questions, à savoir la théorie darwinienne de l’évolution des espèces. Faisant partie de la classe des mammifères et de l’ordre des primates, le genre Homo ne pouvait regrouper que des espèces sociales, comme le sont  une grande majorité de primates, et même de mammifères’’ (ibid. page 454). Comme l’a dit l’anthropologue Maurice Godelier, la théorie du contrat n’a aucun sens ; les humains n’ont jamais eu besoin de faire un contrat pour fonder des sociétés et seuls les philosophes individualistes ont pu avoir une telle idée qui aurait sans doute fait rire Aristote.

L’espèce humaine n’est pas la seule espèce sociale mais elle est la seule qui accumule, partage et transmet les  connaissances. C’est cette caractéristique qui donne un avantage considérable à Homo sapiens et non pas le génie de quelques individus  comme se plaisent à le croire les libéraux, ce qui leur permet de justifier des inégalités de plus en plus grandes. ‘’On doit à Joseph Henrich, biologiste  évolutif, d’avoir magistralement défendu cette thèse de l’importance de l’intelligence collective. L’expansion des sociétés humaines, leur réussite adaptative incomparable parmi les mammifères, ne tient en aucun cas à la seule intelligence individuelle ou à des capacités cérébrales inouïes. Henrich fait l’hypothèse que les Homo sapiens n’étaient guère plus intelligents individuellement que les Néanderthaliens, qui avaient même un plus gros cerveau qu’eux, mais que leurs groupes étaient  à la fois « plus larges et mieux interconnectés », ce qui a rendu possible une cumulativité culturelle faisant de chaque individu un être plus puissant’’ (ibid. page 536). Par ailleurs, Aristote avait raison de penser que l’Homme est un animal politique et l’anthropologue Alain Testart a écrit qu’il n’existe aucune société humaine sans droit ni politique et ce dernier, cité par Bernard Lahire, a écrit que ‘’Toute société possède une dimension juridique […] Pas de société sans droit : c’est l’évidence. Et, comme la norme n’est juridique que d’être appuyée sur un pouvoir politique, il n’est pas davantage de société sans politique que de société sans droit. Il n’était pas inutile de le rappeler à l’encontre en particulier de la vieille anthropologie sociale  qui se  plaisait à imaginer les sociétés primitives  comme des sociétés « sans politique »’’ (ibid. page 492).

Le souci de la justice est universel, ce qu’aucune théorie culturaliste ne peut expliquer ; ‘’Le sens de l’équité, de même que le sens de ce qui est admissible, n’attend pas son expression langagière pour exister, et c’est pour cette raison qu’il n’y a pas à s’étonner de constater qu’un sens pratique de la justice, qui se manifeste dans les comportements plutôt que dans  une expression langagière, puisse exister chez de nombreuses espèces animales’’ (ibid. page 493). Les sociétés humaines sont fondées par nature  sur la solidarité, la coopération et l’esprit de justice ; comme le disait le regretté Edward O. Wilson, l’être humain n’est pas l’homo economicus imaginé par les libéraux, qui ne pense qu’à lui et à ses seuls intérêts, même s’il existe une petite minorité de sociopathes parfaitement égoïstes et totalement indifférents à l’égard des autres. La réussite de l’espèce humaine réside non pas dans le dynamisme et l’intelligence de quelques individus exceptionnels mais dans la très grande capacité de coopération et de partage des connaissances qui caractérisent les humains.

Le tabou de l’inceste : une création culturelle des humains ?

L’évitement de l’inceste a été considéré, à tort,  par Freud et par Lévi-Strauss comme étant propre à l’espèce humaine mais les travaux des éthologues ont permis d’infirmer ce point de vue et d’affirmer la grande ancienneté de ce comportement qui n’est pas lié au christianisme. ‘’Comme le dit encore Frans De Waal, l’évitement de l’inceste est « presque un impératif biologique pour les espèces à reproduction sexuée » : «L’évitement de la consanguinité, comme disent les biologistes, est bien développé chez toutes sortes d’animaux, de la mouche du vinaigre aux rongeurs et aux primates »’’ (ibid. page 407). Les études menées sur le terrain, au sein de groupes de chimpanzés, ont montré que ces derniers pratiquent massivement l’échange des femelles avec leurs voisins de façon à limiter la consanguinité et plusieurs études ont montré que, chez les humains, la familiarité inhibe la pulsion sexuelle. Par ailleurs, ’’…l’évitement de l’inceste existe dans nombre de sociétés animales  non humaines et [que] le tabou de l’inceste, qui est propre  aux sociétés  humaines, n’en est que la formulation symbolique tout en en changeant le statut ;….’’ (ibid. page 493).

Conclusion

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire au sujet de ce livre très riche qui met en évidence tout ce qui empêche l’émergence d’une véritable science sociologique : ‘’En étant coupée d’emblée 1) des sociétés animales, 2) des sociétés du passé et 3) des sociétés encore parfois existantes mais étudiées classiquement par l’ethnologie (sociétés longtemps qualifiées de « primitives »), et en se consacrant essentiellement à l’étude des sociétés contemporaines, la sociologie a perdu tout moyen de comparaison (interspécifique, inter-époques, inter-civilisations). En  faisant, contre toute logique évolutive, de l’humanité une exception dans l’histoire du vivant – une espèce purement historique, exclusivement culturelle, qui ne cesse de varier et ne peut donc donner lieu à une science comme les autres -, elle s’est engagée dans la voie problématique d’un nominalisme, d’un relativisme culturaliste et d’un scepticisme scientifique ‘’ (ibid. page 330). De toute évidence, nos comportements sociaux sont déterminés aussi par des ressorts éthologiques que la plupart des sociologues ne veulent pas prendre en compte : ‘’Ce que j’ai essayé en revanche  de montrer, c’est l’indissociabilité de certaines propriétés biologiques plus ou moins propres à notre espèce et de certaines propriétés sociales persistantes (la récurrence des faits de dépendance-domination, de la domination masculine, de l’hyper-socialité humaine, de la cumulativité culturelle, de la division du travail, etc.) ; le fait aussi que la culture et l’histoire ne peuvent pas se développer dans n’importe quelle direction et de n’importe quelle manière, et qu’elles sont contraintes en permanence par des bornes constitutives de notre espèce’’ (ibid. page 910). Tout n’est pas possible, contrairement à  ce que pensent les libertaires ; notre nature biologique, et plus précisément ce que le primatologue Bernard Chapais appelle « la structure sociale profonde propre à l’espèce humaine », nous impose de nombreuses limites et contraintes. ‘’Cela ne signifie pas, il faut insister encore une fois sur ce point, que l’histoire ne fait que se répéter, mais seulement qu’elle ne va pas dans n’importe quelle direction, qu’elle ne se développe pas et ne se transforme pas de manière aléatoire et imprévisible, et que, malgré leur diversité, les sociétés ne peuvent pas prendre n’importe quelle forme culturelle’’ (ibid. page 49). ’Autrement dit, on peut se demander dans quelles limites la culture permet de transformer la vie sociale d’une espèce dont les propriétés biologiques (bipédie, altricialité secondaire, partition sexuée, gestation, parturition et allaitement par les femmes, longévité, etc.)  sont socialement d’emblée contraignantes. N’y-a-t-il pas une illusion (ultime) de liberté liée à l’idée selon laquelle la culture, la politique, la  raison, le langage ou la conscience (selon les auteurs) permettraient d’inventer ou de réinventer de fond en comble les formes de vie sociale ? ‘’ (ibid. page 473). Nous touchons là aux limites des utopies qui prétendent transformer radicalement les sociétés humaines et, même, faire advenir un homme nouveau (Révolution française, léninisme, fascisme, nazisme). Il n’est plus possible de réfléchir à l’organisation politique, sociale et économique la plus souhaitable sans avoir à l’esprit tout ce que nous ont appris les éthologues, les anthropologues, les psychologues, les neuropsychiatres, les généticiens, les spécialistes en biologie évolutive…..et il n’est plus possible non plus d’ignorer tout cela quand on est sociologue ou philosophe. Prétendre trouver la meilleure organisation politique en triturant des concepts parfaitement abstraits, comme le font les spécialistes de philosophie politique, ne peut pas aboutir à des conclusions vraiment convaincantes. La logique seule, coupée de toute connaissance empirique ne peut avoir des résultats satisfaisants en matière de philosophie politique.

Les sociologues, fidèles à Durkheim, refusent de « biologiser » leur discipline ; ils ont ‘’peur de « naturaliser », de « fataliser » ou de « désespérer » toutes celles et ceux qui luttent contre toutes les formes d’inégalité et de domination’’ (ibid. page 912) mais cela ne change rien à la réalité et l’ignorance est toujours très mauvaise conseillère. Par ailleurs, ‘’La véritable science n’a en rien à se préoccuper de savoir si ses conséquences mènent à telle ou telle institution politique, à telle ou telle situation sociale. Elle a à examiner si les théories sont justes, et, si elles le sont, on doit les accepter avec toutes leurs conséquences’’ (August Bebel ; « La femme et le socialisme » cité par Patrick Tort) ; pour que la sociologie devienne une science, il faut que les sociologues acceptent l’Homme tel qu’il est et non pas tel qu’ils aimeraient qu’il soit.

L’erreur de Bourdieu ‘’……a été, comme pour la grande majorité des sociologues de sa génération, d’avoir ignoré les apports respectifs de la biologie évolutive, de l’éthologie, de la paléoanthropologie ou de la préhistoire, et d’avoir œuvré dans le cadre laissé ininterrogé d’une science sociale aveugle aux processus plus larges dans lesquels les sociétés humaines s’inscrivent. Et pour le dire plus directement encore, Bourdieu a sans doute passé trop de temps à lire et à commenter les philosophes, alors qu’un champ immense de connaissances positives sur l’espèce et les sociétés humaines ne demandait qu’à être lu et approprié pour en tirer toutes les conséquences qui s’imposaient’’ (ibid. page 202).

Les structures fondamentales des sociétés humaines - Bernard Lahire

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Author: BG

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