Julien Freund : Essence du politique, mésocratie et bien commun

La pensée du philosophe et sociologue machiavélien Julien Freund est tout à fait remarquable; elle est à la fois très pénétrante et d’une grande limpidité. Son travail a essentiellement porté sur le politique, son essence et ses trois présupposés, les couples commandement / obéissance, privé / public et ami / ennemi. Mais la notion de mésocratie était au centre de sa pensée comme le soulignent ses élèves Michel Maffesoli et Chantal Delsol et, pour lui, l’action politique n’était légitime qu’à la condition de satisfaire au principe cicéronien: « Salus populi, suprema lex ».

Ce chapitre est consacré à la notion de politique (le politique et non pas la politique) à laquelle le sociologue et philosophe Julien Freund a consacré une part importante de ses travaux et de ses livres dont « L’essence du politique », qui est son ouvrage principal, mais aussi « Le nouvel âge », « Politique et impolitique », « La décadence »…..

Julien Freund est né le 9 janvier 1921 à Henridorff (Moselle) dans une famille modeste et nombreuse de 8 enfants. Sa mère était une paysanne et son père un cheminot social-démocrate et militant ; il appartint lui-même à cette famille politique dans sa jeunesse. Pris en otage par les Allemands en juillet 1940 puis libéré et arrêté de nouveau par la Gestapo en novembre 1940, il réussit à s’échapper et à passer en « zone libre ». Dès janvier 1941, il militait à Clermont-Ferrand, où l’Université de Strasbourg s’était réfugiée, au sein du mouvement « Libération » puis dans les groupes francs de « Combat » animés par Henri Frenay, tout en préparant sa licence de philosophie. Son frère Antoine, engagé de force dans l’armée allemande fut blessé lors de la bataille d’Orel et déserta. Sa famille participa très activement à la résistance mosellane (réseaux de passeurs).

Reçu à l’agrégation de philosophie en 1949, il enseigna dans divers lycées d’Alsace et de Moselle. Puis, en 1964, il présenta sa thèse, qu’il avait préparée sous la direction de Raymond Aron. C’est cette thèse qui est à l’origine de l’ ‘’Essence du politique’’, publié une première fois en 1965, une seconde fois en 1986 et enfin en 2003, augmenté d’une postface de Pierre-André Taguieff. Il fut ensuite professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg où il fut un des  fondateurs, puis le directeur, de l’Institut des sciences sociales au sein duquel il créa l’Institut de polémologie de Strasbourg.

Nommé en 1979 président de l’association internationale de philosophie politique, il prit peu de temps après  une retraite anticipée parce qu’il désapprouvait l’évolution de l’enseignement universitaire. Retiré à Villé, d’où était originaire son épouse, qu’il avait connue dans la Résistance  (réseau des « Gergoviotes »), il se consacra alors à la rédaction de ses livres.

Un théoricien machiavélien du politique

Julien Freund se définissait lui-même comme machiavélien, ce qui peut surprendre  parce que le Florentin a souvent mauvaise presse, à tort sans aucun doute. ‘’L’admiration de Freund pour Machiavel porte d’abord sur sa méthode conceptuelle, sur la force de ses analyses, sur son regard dénué d’idéalisme et d’hypocrisie quant à la réalité du pouvoir et de la politique. Mais il le rejoint aussi au niveau des conclusions auxquelles aboutit cette méthode de travail et qui mettent l’accent sur l’importance de la volonté en politique, sur la fragilité – le tragique – et la pesanteur du politique, sur la présence irréductible de la violence, sur le conflit comme facteur essentiel de liberté, sur le caractère structurel de la division sociale et sur l’immuable anthropologie’’ (« S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 11).

Ceci dit, Julien Freund pensait que Machiavel avait eu tort d’accorder une importance beaucoup trop grande à la politique : ‘’Là est la faille du machiavélisme purement doctrinal : il envisage l’existence presque exclusivement sous l’angle de la politique soit en faisant abstraction des autres activités humaines, soit en les envisageant uniquement comme des outils de la technique politique’’ (Julien Freund ; « L’essence politique » ; page 752). Par ailleurs, il s’étonnait du fait que Machiavel, qui était un humaniste, insistait sur la méchanceté de l’être humain mais on peut penser que le Florentin imaginait toujours la pire des situations de façon à ne pas être désagréablement surpris. Comme l’a écrit   Sébastien de la Touanne : ‘’En réalité, Machiavel estimait que l’homme n’est ni bon ni mauvais ; il pensait qu’il faut « supposer » que l’homme est méchant. Ce qui veut simplement dire qu’il faut savoir envisager le pire (pour éviter qu’il n’arrive et non pour s’en satisfaire), ce qui est une attitude machiavélienne (et fondamentalement politique : « la politique c’est prévoir, y compris le pire) et non machiavélique’’ (« Julien Freund » ; page 11).

Ce que J. Freund doit surtout à Machiavel, c’est la méthode de ce dernier qui n’hésitait jamais à dévoiler la « verita effetuale de la cosa » (« la vérité effective de la chose », c’est-à-dire la réalité) et qui s’en tenait à cette dernière sans jamais se bercer d’illusions. Comme Machiavel, il récusait les nuées idéologiques et les utopies, il se méfiait de l’idéalisme, il séparait strictement les essences, tout particulièrement la politique et la morale, et à ce sujet, il a écrit ‘’On peut résumer la position de Machiavel en cette phrase : il n’y a pas de politique morale, mais il y a une morale de la politique’’ (« Politique et impolitique » ; page 243). Il ne faut pas confondre morale et politique, il ne faut ni politiser la morale ni moraliser la politique, ‘’….dans les deux cas il s’agit d’une confusion des essences suscitant plus de problèmes qu’elle n’en  résout et plus d’horreurs qu’elle n’en fait cesser’’ (« L’essence du politique » ; page 500).

Il a noté que la notion machiavélienne de « virtù » n’avait pas le sens de vertu morale, bien sûr, mais celui d’ « éthos » de l’homme politique. La virtù, qui est une qualité politique et non pas morale, est l’ensemble des compétences qui permettent à certains hommes de défendre efficacement les intérêts vitaux de la cité. Il soulignait que Machiavel, qui a participé au mouvement humaniste de la Renaissance italienne, n’a jamais professé la doctrine cynique qu’on lui prête. ‘’Ce qu’il a voulu dire, c’est que la politique n’a pas pour objet d’accomplir une fin morale, mais la fin du politique, à savoir la paix intérieure et la sécurité extérieure d’un État, quitte, s’il le faut, à faire des entorses à la morale personnelle. Machiavel a d’ailleurs une belle expression pour préciser sa pensée sur ce point : le prince doit « savoir entrer au mal, s’il y a nécessité ». Il n’a jamais nié les valeurs morales, mais il refuse d’y voir le seul critère d’après lequel on devrait juger l’homme d’État’’ (« Politique et impolitique » ; page 243).

Enfin, pour mettre un terme aux accusations de machiavélisme portées à l’encontre de Machiavel, Julien Freund a expliqué que « Le Prince » est tout sauf un manifeste machiavélique. Dans cette œuvre, le Florentin a dévoilé, au contraire, les méthodes perverses de nombreux dirigeants : ‘’Tout d’abord il importe de faire une distinction entre la notion de machiavélien et celle de machiavélique. Être machiavélien, c’est adopter un style théorique de pensée, sans concessions aux comédies moralisatrices d’un quelconque pouvoir. Ce n’est pas être immoral, mais précisément essayer entre autres de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique. Dans une étude de 1981, intitulée La double morale, je crois avoir montré que Machiavel n’était  pas partisan de cette formule. Être machiavélique au contraire, c’est adopter une conduite pratique dans le  jeu politique concret, qui consiste en « scélératesses généreuses », en tromperies plus ou moins diaboliques et en manœuvres perverses. C. Schmitt disait avec raison que si Machiavel avait été machiavélique il aurait écrit un traité de morale politique, pour mieux duper son monde, et non point le Prince qui met à nu les supercheries utilisées par divers hommes politiques. On en veut à Machiavel d’avoir été machiavélien et non machiavélique, ou encore, comme disait Giono, d’avoir « vendu la mèche ». Le mérite de Machiavel a été d’avoir observé,  tout en lisant les historiens anciens, et sans abdiquer intellectuellement, les agissements des potentats en Italie et ailleurs’’ (« L’essence du politique » ; page 818).

L’essence du politique

Avant tout, il faut distinguer « le » politique de « la » politique : ’’Il faut sans cesse insister sur ce point : la politique est une activité circonstancielle, casuelle et variable dans ses formes et son orientation, au service de l’organisation pratique et de la cohésion de la société….Le politique par contre n’obéit pas aux désirs et aux fantaisies de l’homme, qui ne peut pas faire qu’il ne soit pas ou bien qu’il soit autre chose que ce qu’il est’’ (Julien Freund ; « L’essence du politique » ; page 45).  Les hommes peuvent changer les règles internes de fonctionnement de leurs sociétés, c’est le rôle de la politique mais ils ne peuvent supprimer le politique en unifiant l’humanité  de façon à ce qu’elle ne forme plus qu’un seul groupe, en supprimant la sphère publique et donc l’État ou en supprimant toute forme de commandement et donc d’obéissance. L’être humain n’est pas le démiurge qu’il prétend être parfois, il peut modifier  dans une certaine mesure l’organisation interne des sociétés mais il ne peut abolir l’essence du politique, pas plus que les autres essences d’ailleurs (l’économie, la morale, l’art….).

Ce qu’on appelle « la politique » désigne l’ensemble des activités qui sont nécessaires à la pérennisation des communautés particulières et indépendantes. Ces activités sont dirigées vers l’extérieur (préparation à la guerre pour faire face aux éventuelles menaces extérieures mais aussi diplomatie) et vers l’intérieur (renforcement de la cohésion et de la concorde au sein du peuple, maintien de l’ordre et ‘’établissement de conditions de vie raisonnables’’, c’est-à-dire de la paix intérieure dans la prospérité – « L’essence du politique’’ ; page 653). ‘’Autrement dit, on ne peut dissocier la politique de la continuité d’une collectivité, de son unité concrétisée dans un État souverain, de l’existence d’un gouvernement, des relations de l’ami et de l’ennemi ou du privé et du public, sans quoi les décisions concernant la diplomatie, l’armée, la justice ou l’économie n’auraient plus de sens ni de consistance’’ (« L’essence du politique » ; page 645).

Pour notre philosophe, la société est une donnée naturelle parce que l’homme est un être social par nature. C’est ce que pensait déjà Aristote, qui a écrit « l’homme est un être politique, naturellement fait pour vivre en société », et c’est ce que pensait le célèbre naturaliste contemporain Edward O. Wilson qui utilisait le terme « eu-social » pour désigner la nature très sociale des humains. Freund rejetait donc la philosophie moderne du « contrat social » selon laquelle la société serait une création artificielle qui permettrait tous les arrangements et tous les types d’organisation. Pour J. Freund, le politique existe depuis que l’homme existe parce que la nature sociale de ce dernier implique le politique : ‘’Autrement dit, il n’y a pas eu d’abord l’homme, puis la société, puis la politique, mais tout était donné en même temps et originairement, de sorte que chercher à remonter au-delà du politique ou au-delà de la société signifierait vouloir remonter au-delà de l’homme’’ (« L’essence du politique » ; page 24). Nous pouvons ajouter, que les prédécesseurs de l’Homo sapiens, les Hominidés, étaient déjà des êtres sociaux et que nos cousins les plus proches, les chimpanzés, sont eux aussi des animaux sociaux et territoriaux auxquels le primatologue Frans De Waal prête des activités politiques (cf « La politique du chimpanzé »).

Selon que l’on considère que la société est une donnée naturelle ou au contraire qu’elle est une construction humaine, on ne peut que se faire une idée différente du politique.

‘’ La société est un fait de nature.  Il ne s’agit pas de la faire naître ou de la construire, mais de l’organiser. Elle existe et l’homme y vit de la même manière qu’il vit dans la nature et qu’il a une nature.  Il  est dans la nature de l’homme de vivre en société et de l’organiser politiquement. Il importe donc de donner la signification la plus pleine à la phrase d’Aristote : « L’homme est un être politique, naturellement fait pour vivre en société ». Cela veut dire : 1) que l’homme est un être politique par nature, donc que le politique est essence et non convention. 2) qu’un être sans cité n’est pas un homme, mais ou bien un être inférieur, un animal ou bien un être supérieur, un dieu et 3) que l’état politique est spécifique, originaire, qu’il ne dérive pas d’un état antérieur, car Aristote insiste sur le fait qu’entre la fonction de roi ou de magistrat et celle de père de famille ou de maître d’esclaves la différence n’est pas du plus et du moins, mais spécifique’’ (« L’essence du politique » ; page 24). Le politique est, selon Julien Freund, intrinsèque à la vie en société, ce qui différencie sa pensée de celles des libéraux et des socialistes lesquels croient que le politique est une activité dépassée, un reste archaïque d’un passé révolu, dont il convient d’affranchir les humains en provoquant le dépérissement de l’Etat ou tout au moins en limitant le champ de son activité. A contrario des marxistes et des libéraux, Julien Freund pensait que le politique est une « essence », c’est-à-dire « un élément constitutif de la société et non une simple institution inventée par la méchanceté des hommes ou l’adresse de quelques uns », et que « le politique, comme domination de l’homme sur l’homme, reste identique à lui-même à travers le temps »  (‘’L’essence du politique’’, page 32). Pour lui, et à la différence de ce que pensent les marxistes et les libéraux, la dépolitisation est impossible et les États ne disparaîtront pas, ‘’Autrement dit, il n’y a pas de politique parce qu’il existe des États, mais il y a des États parce que l’homme est un être politique’’ (« L’essence du politique » ; page 487). Ceci dit, même s’il considère qu’il y a un réel primat du politique dans la mesure où la plupart des relations sociales sont partiellement déterminées par le politique, il n’en reste pas moins que ce dernier n’est pas tout et qu’il y a d’autres « essences » , c’est-à-dire d’autres activités humaines originaires, comme la morale, l’économie, l’art ou la science, qui peuvent entrer en conflit et il y a un au-delà du politique, la vie personnelle et familiale. Selon lui, le but de la politique n’est pas d’être à son propre service mais d’être au service des autres aspirations humaines, ce qui en fait une activité particulièrement importante dont le rôle est global.

En dépit de leurs différences, le libéralisme et le socialisme sont des héritiers de la philosophie des Lumières, ce qui fait qu’ils partagent certaines idées  essentielles, notamment celle selon laquelle le politique serait en quelque sorte une pathologie sociale  : ‘’La rupture fictive ou du moins la séparation théorique entre société et politique (ou État) a été préparée par la philosophie du XVIIIe siècle. Elle constitue la base du libéralisme aussi bien que du socialisme et de la presque totalité des philosophies ou sociologies politiques contemporaines……Aucune philosophie n’a mis autant l’accent sur ce double aspect de l’opposition entre société et politique que le marxisme……..Autrement dit, la société n’est pas immédiatement politique, le politique n’est pas une essence et  la politique n’est pas une activité  normale de l’homme, mais une espèce de maladie dont il faut le débarrasser. Précisément le socialisme est le remède qui permettra de dépolitiser la société en provoquant le dépérissement de l’État’’ (« L’essence du politique » ; page 33). Du point de vue marxiste, la politique a brisé l’unité naturelle de l’humanité sous l’effet de l’aliénation économique et en devenant elle-même une aliénation mais ne perdons pas de vue que le libéralisme est tout aussi opposé au politique : ‘’L’objectif commun au libéralisme et au socialisme est de clôturer la politique afin de laisser libre champ aux réformes sociales spontanées ou dirigées’’ (ibid. page 34). Le libéralisme et le socialisme veulent mettre un terme au politique pour pouvoir réformer la société soit de manière spontanée (libéralisme), soit de manière dirigée (socialisme). Mais cet objectif restera un vœu pieux parce que le politique est au cœur de notre humanité. ‘’Il  semble que la conception marxiste et aussi toutes les autres qui séparent société et politique font d’une hypothèse philosophique une réalité  historique. A-t-il réellement existé des sociétés qui n’auraient eu aucune organisation politique, même rudimentaire ? L’histoire ne nous fournit aucun exemple et, à  moins de la reconstruire à la manière d’un conte de fée, il faut bien dresser le procès-verbal de carence’’ (ibid. page 34). Depuis la rédaction de cet ouvrage, les éthologues  ont étudié les chimpanzés et  ils ont constaté qu’ils vivent dans des groupes territoriaux, limités par des frontières, qui font l’objet d’une surveillance permanente. Le politique n’est donc pas seulement humain puisqu’il existe aussi chez nos plus proches cousins, ce qui peut indiquer une origine très ancienne du comportement territorial et de la séparation de l’humanité en groupes sociaux différenciés et concurrents.

Marx croyait que l’humanité finirait par créer une ‘’société universelle, vidée de tout contenu politique, au sein de laquelle régnerait la pure association sous la forme d’une harmonie des intérêts et des besoins de tous’’ (« L’essence du politique » ; page 69). Pour Marx, le politique n’était pas une essence mais une maladie dont l’homme allait s’affranchir lorsqu’il accèderait à la société communiste ; il n’y avait selon lui qu’une seule essence, l’économique, dont le politique n’était qu’une activité dérivée produite par l’aliénation économique. Il pensait que le politique n’est pas ‘’une catégorie de l’existence humaine, mais un accident de l’histoire, une mauvaise convention ou institution, et même une « superstition » dont l’humanité doit et peut se débarrasser. D’où la théorie  du « dépérissement de l’État » ou du politique dont la formule ne se trouve pas chez Marx, mais chez Engels et Lénine, bien qu’elle traduise parfaitement l’idée générale que Marx se faisait de la politique. On comprend alors sans difficultés que le problème de Marx ne se posait pas  dans les termes d’un choix entre une nouvelle et bonne politique à promouvoir et la mauvaise politique pratiquée jusqu’alors, mais entre le phénomène politique comme tel et une société apolitique, de caractère purement associatif, après disparition du politique’’ (ibid. page 68).

Le projet utopique de Marx visait à la création d’une société sans politique et donc sans ennemi mais ‘’Il ne faudrait pas cependant jeter la pierre au seul marxisme par exemple, car, par certains côtés, il est un enfant du libéralisme dont l’un des  principes essentiels est justement la négation de l’ennemi politique pour ne laisser subsister que les concurrents économiques’’ (« L’essence du politique » ; page 493). Les libertariens, qui sont des libéraux « intégristes », rêvent eux aussi d’un monde apolitique dans lequel les humains pourraient se livrer, sans limites, à leurs activités économiques dans un monde sans frontières, sans États, sans conflits, dans un monde devenu totalement privé et dans lequel le public ne serait plus qu’un mauvais souvenir.

‘’Sans doute le christianisme, le libéralisme et le communisme préconisent la neutralisation et même la négation du politique et de l’ennemi, mais uniquement au niveau du projet, non à celui des moyens et de l’activité concrète’’ (« L’essence du politique » ; page 486). Dans les faits, et quelle que soit la religion ou l’idéologie qui imprègne une société, le politique s’impose toujours et les États libéraux et socialistes se sont montrés incapables de le dépasser. Les États communistes qui avaient pour objectif de créer à terme une société sans classes, sans hiérarchies et sans commandement, ont abouti exactement à l’inverse, avec en prime un commandement démesuré, tyrannique et parfaitement arbitraire. Quant aux États libéraux, ils ne se sont pas auto-dissous et ils continuent de se comporter de manière politique malgré le dégoût théorique qu’ils ont pour le politique. Les idéologies qui nient le réel ne parviennent jamais à le contourner et encore moins à l’abolir. Le politique est ancré dans le réel ; ce fut la grande intuition d’Aristote que Julien Freund a reprise à son compte.

En fait, tout ce que nous savons de l’Homme montre qu’il a vécu en groupes sociaux depuis toujours et d’ailleurs, son plus proche cousin,  le chimpanzé, dont il est séparé du point de vue phylogénétique depuis environ 7 millions d’années  vit lui aussi dans des groupes sociaux et territoriaux et, selon l’éthologue Frans De Waal, il a  clairement des activités politiques.  Ces activités sont dirigées vers les groupes territoriaux voisins que les chimpanzés surveillent en permanence et qu’ils chassent violemment de leurs territoires respectifs quand il  y a des incursions mais, de plus, ils ont des activités politiques internes visant à maintenir un ordre hiérarchique qui fait, bien sûr, l’objet de contestations lesquelles sont à l’origine de conflits sociaux. Ces conflits sociaux sont extrêmement violents mais les chimpanzés sont dotés d’un comportement de réconciliation qui leur permet de restaurer rapidement la cohésion du groupe après chaque conflit et après chaque modification de la hiérarchie interne. Ce type de comportement existe aussi chez les humains. Julien Freund avait raison de penser que le politique est une essence parce qu’il découle de notre nature profonde.

Dans « L’essence du politique», Julien Freund a défini  ce qu’il appelle les « présupposés du politique » : ‘’ Selon la philosophie de Freund toute essence, toute activité, possède des présupposés, c’est-à-dire des conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est et pas autre chose…….les recherches phénoménologiques de Freund l’ont mené à la conclusion qu’il y a trois présupposés du politique : la relation du commandement à l’obéissance, la relation du privé et du public, et la relation d’ami et d’ennemi. Cet ordre n’est pas indifférent. La relation de commandement et de l’obéissance constitue le présupposé de base du politique en général. C’est la relation hiérarchique entre gouvernants et gouvernés. La relation du privé et du public, quant à elle, commande plutôt la politique intérieure et celle de l’ami et de l’ennemi la politique extérieure…..Ces trois présupposés jouent un rôle précis en politique : le couple du commandement et de l’obéissance conditionne la formation de l’unité politique, celui du privé et du public son organisation et celui de l’ami et de l’ennemi sa conservation ou, le cas échéant, sa disparition’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 127). En fait, contrairement à ce qu’a écrit Sébastien de la Touanne, le couple ami/ennemi vient en premier parce que pour qu’il puisse y avoir une organisation interne d’un groupe conformément au présupposé du commandement et de l’obéissance, encore faut-il que ce groupe existe, or il ne peut exister qu’en se distinguant des autres groupes dont il est dès sa naissance un ennemi possible. Julien Freund a d’ailleurs écrit que le présupposé ami/ennemi est un élément « existentiel » du politique.

Le commandement et l’obéissance

La notion de commandement est perçue  très négativement par les progressistes (libéraux, libertariens, libertaires, socialistes) qui rêvent d’une société horizontale dans laquelle les relations hiérarchiques auraient disparu (après une phase de « régénération » ou de « rééducation » coercitive, selon certains d’entre eux). Freund ne s’inscrit pas, bien sûr, dans une telle perspective mais son point de vue est, comme toujours, mesuré : ‘’Il faut entendre par là que toute société comporte inévitablement des relations égalitaires et des relations hiérarchiques ou inégalitaires, dans des proportions sans doute variables suivant les époques et les lieux, mais qui sont toutes deux également nécessaires à la constitution sociale’’ (Conférence ; 26 janvier 1975). Selon notre sociologue, nulle société ne peut être purement hiérarchique ni purement égalitaire ; des inégalités existent inévitablement et elles résultent des différences de compétences dans l’exécution des diverses activités (politiques, «économiques, artistiques, scientifiques et autres) : ’Dans toute société, il existe des relations égalitaires et des relations hiérarchiques. L’erreur serait de ne reconnaître exclusivement de validité qu’aux relations égalitaires ou bien aux relations hiérarchiques’’ (Julien Freund ; « Politique et impolitique » ; page 82).

Les sociétés de chasseurs-cueilleurs dans lesquelles nos ancêtres ont vécu pendant des centaines de milliers d’années et dans lesquelles notre évolution biologique a eu principalement lieu, étaient peu marquées par des différences de statut mais certains membres de ces sociétés bénéficiaient d’un prestige lié à leurs compétences, à leurs savoirs, à leur expérience et à leur capacité à résoudre les conflits internes. Depuis toujours, certains humains prestigieux se sont imposés aux autres par leurs talents ; il n’y a donc jamais eu de société parfaitement horizontale. Des psychologues ont noté que les humains respectent spontanément ceux qui ont de telles qualités et acceptent tout aussi spontanément de se placer sous leur commandement, ce qui d’ailleurs ouvre des opportunités aux manipulateurs malveillants qui sont nombreux parmi nos politiciens (selon l’anthropologue Pascal Boyer, les psychopathes sont très largement surreprésentés parmi les politiciens), ce qui pose un vrai problème parce que de tels manipulateurs visent à imposer leur domination, dont ils tirent de nombreux avantages, au nom de principes et d’idées qu’ils ne respectent pas ou qu’ils oublient de manière récurrente, ce qui finit tout de même par se remarquer. L’anthropologue Christopher Boehm, qui a vécu avec des tribus de chasseurs-cueilleurs, a constaté que ces individus égoïstes, asociaux et manipulateurs sont punis, mis à l’écart, voire même tués. Il pensait que c’est cette forme de sélection culturelle de groupe  qui a favorisé l’expansion de l’altruisme.

Julien Freund a noté à raison qu’il y a toujours eu des hiérarchies, aussi rudimentaires fussent-elles dans un lointain passé, et que c’est encore le cas dans nos sociétés dites démocratiques  qui sont toujours dirigées par une minorité, voire par un seul homme pendant les périodes de crise (pleins pouvoirs). Il existe dans toute société une hiérarchie politique mais il y a aussi des hiérarchies propres à chaque activité (parents/enfants ; officiers/soldats ; maîtres/élèves…) et cela est vrai dans absolument toutes les sociétés ce qui exaspère les partisans des théories « antiautoritaires ». En effet, l’autorité de ceux qui commandent est partout, dans tous les recoins des sociétés humaines, jusque dans les jardins d’enfants où dès leur plus jeune âge certains affirment leurs talents, dans un domaine ou dans un autre, et prennent le « leadership » de leur groupe. L’existence des hiérarchies est une donnée anthropologique, ce n’est ni un fait politique, ni un fait économique lié à telle ou telle idéologie. Comme l’a souligné Julien Freund, sans hiérarchie et sans commandement, l’efficacité des humains, dans quelque domaine que ce soit, est très faible, contrairement à ce que racontent les rêveurs « spontanéistes » et contrairement à ce que pensait Marx lui-même qui rêvait d’une société communiste exempte de toute hiérarchie. Quand il s’agit d’aller à la chasse, les chasseurs-cueilleurs confient la direction des opérations au meilleur chasseur de la bande et quand les démocrates Athéniens avaient besoin d’un stratège pour diriger leur armée, ils élisaient le plus compétent d’entre eux pour cette activité ô combien importante. Il en va de même pour tout ce que font les humains ; les théories égalitaristes et antiautoritaires absurdes qui ont été mises en avant par la classe intellectuelle des pays occidentaux au cours du siècle dernier n’ont rien changé à cela. Dans le domaine de la politique, il en va de même ; les citoyens choisissent ceux qui leur semblent les plus compétents, ils leur accordent leur confiance et les laissent prendre des décisions qui sont souvent lourdes de conséquences. Il faut ajouter que les élites sont toujours contestées par des gens plus jeunes qui estiment que leurs compétences sont plus grandes que celles des dominants du moment, d’où il résulte un processus permanent de circulation des élites lequel tend à être bloqué par les gens en place qui souhaitent y rester ou qui espèrent voir leurs enfants ou d’autres proches leur succéder (népotisme issu de la pression de sélection de parentèle). Peter  Turchin, qui a analysé des centaines de sociétés humaines, estime que les révolutions ont lieu quand il y a conjonction de deux faits : l’appauvrissement des moins riches et la contestation des élites en place par de nouvelles élites ; en Occident, nous y sommes en  ce début de XXIe siècle !

 Au sujet du commandement, Sébastien de la Touanne a écrit : ‘’Le commandement est sans doute le concept le plus révélateur de la conception machiavélienne et décisionniste de la politique freundienne. Pris au sens strict, le commandement consiste conceptuellement avant tout en une volonté discrétionnaire, souveraine et monocratique. C’est une notion difficile à appréhender car elle est voilée par celle de pouvoir qui est très proche. C’est pourquoi la distinction qu’apporte Freund entre ces deux notions est intéressante. Pour lui, le pouvoir c’est « le commandement structuré socialement ». C’est une réalité sociologique qui suppose au préalable l’existence du commandement. Contrairement au pouvoir, qui s’incarne dans les institutions, le commandement apparaît comme quelque chose de plus brut, plus originel et plus mystérieux. Il est ce qui existe avant que les Etats soient fortement hiérarchisés, légalisés, administrés et démocratisés ’’ (ibid. page 132). Julien Freund atteint là le socle comportemental inné de l’espèce humaine. Les groupes humains, comme ceux des chimpanzés, sont commandés par des individus dotés de qualités rares qui légitiment leur autorité. Claude Lévi-Strauss a constaté qu’au sein des peuples « premiers » qu’il a eu l’occasion d’observer, des individus charismatiques prennent en charge cette fonction de commandement dont ils ne retirent que très peu d’avantages matériels et qui, par contre, leur impose beaucoup de contraintes. Le seul avantage concret qu’ils en tirent est un réel succès auprès des femmes et, par conséquent, une descendance nombreuse.

Le commandement se traduit concrètement par la prise de décisions : ’’Gouverner un ordre concret exige à la fois des normes et des décisions. Les normes sont nécessaires, parce que toute situation est la résultante de situations antérieures et d’un ordre établi selon des normes, mais les décisions le sont tout autant parce qu’il faut faire face à la nouveauté et à l’imprévu qui ne sont pas contenus dans les normes. De ce fait, du moment que nous vivons dans un contexte social, sans cesse en mouvance, le pur normativisme est à rejeter au même titre que le pur décisionnisme’’ (Julien Freund ; « Politique et impolitique » ; page 72). Les décisions politiques sont toujours prises par une personne ou un groupe de personnes mais jamais par l’ensemble du corps civique ; même dans la démocratie directe athénienne il y avait des magistrats chargés de prendre les décisions importantes, notamment le stratège. ‘’Une décision peut donc être collective, par exemple celle d’un gouvernement, mais cette collectivité est minoritaire. Cette observation nous amène à faire justice de l’idéologie de la participation, entendue comme collaboration de tous ou de la majorité à la prise de décision’’ (ibid. ; page 77). Les décisions dont il est question ici sont celles qui doivent être prises dans l’urgence pour faire face à une situation imprévue ou exceptionnelle ; le vote de lois, en dehors de telles situations, doit évidemment se faire avec la participation la plus large possible des citoyens. Julien Freund a noté que pendant la Révolution française, on avait accordé aux soldats le droit de décider au même titre que les généraux ! Les révolutionnaires voulaient supprimer toute forme de commandement, il en résulta des défaites militaires qui balayèrent rapidement cette idée farfelue (ibid. ; page77).

Le commandement implique bien évidemment l’obéissance, sans laquelle rien n’est possible, mais Julien Freund pensait que le commandement n’est pas une fin en soi, il vise à la réalisation d’une œuvre commune et il implique aussi le consentement à l’autorité qui fonde la légitimité. ‘’Selon lui, la légitimité « consiste dans le consentement durable et quasi unanime que les membres et les couches sociales accordent à un type de hiérarchie et à une classe dirigeante en vue de régler les problèmes intérieurs par d’autres voies que celles de la violence et de la peur qui s’ensuit’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 139). À la différence de Carl Schmitt, le Gergoviote pensait que le souverain se doit de respecter des règles, des coutumes, des principes, y compris en cas d’urgence, sous peine de ruiner sa légitimité et de provoquer, de ce fait, la désobéissance justifiée des citoyens.

Nous l’avons dit ci-dessus, les théoriciens de la Révolution française pensaient qu’il serait possible d’éliminer toute forme de commandement politique. Dans son ouvrage intitulé ‘’La Révolution des droits de l’homme’’, Marcel Gauchet a noté que Siéyès cultivait l’utopie d’une abolition des liens de commandement d’homme à homme au profit du règne anonyme des lois. Cette utopie ne pouvait mener qu’à l’impuissance et au chaos : ‘’Reste que là même, au travers de cette idée singulière d’un gouvernement « qui n’a point d’action directe sur les citoyens », c’est l’utopie la plus profonde de la Révolution qui parle par sa voix : l’utopie inhérente au monde des égaux d’une abolition des liens de commandement d’homme à homme au profit du règne anonyme des lois’’ (page 274). Et il ajoute (page 276 du même ouvrage) que la nécessité du commandement s’imposa brutalement avec l’entrée en scène de Napoléon. L’idée révolutionnaire utopique du dépérissement du commandement a accouché d’une tyrannie personnelle.

Harold Laski, qui fut un célèbre professeur de la London School of Economics, pensait que la nation n’est qu’une association parmi d’autres (partis, sectes, syndicats, clubs…..) entre lesquelles il n’y aurait pas de hiérarchie ce que conteste Julien Freund qui dénonce  dans le passage suivant une idée centrale du libéralisme selon laquelle l’État doit être neutre : ‘’Il en résulte que la thèse pluraliste de Laski n’est autre chose qu’une « théorie de la décomposition et de la réfutation de l’État », non de sa constitution et de sa structure. Au fond, elle n’est qu’une adaptation nouvelle de l’idée libérale, fondée elle-même sur la théorie critique, selon laquelle le politique serait un pouvoir neutre et intermédiaire. Or, l’État ne peut rester neutre quand les conflits entre les associations parviennent à un degré d’intensité tel que l’ordre public se trouve en danger : il n’est pas non plus un simple intermédiaire ou trait d’union puisque par essence il détient la véritable souveraineté’’ (Julien Freund ; « L’essence du politique » ; page 212). Pour Julien Freund, le politique n’est pas une essence comme les autres (l’art, l’économie, la religion, la morale….) parce que c’est le pouvoir politique qui, en dernier ressort, est le seul souverain. ‘’Ainsi donc, dès qu’une lutte d’origine confessionnelle, économique ou autre atteint un certain degré d’intensité, la politique prime tout le reste’’ (ibid.  page 211).

Comme nous le verrons dans un prochain chapitre, le républicanisme se caractérise, entre autres choses, par le refus des dominations arbitraires ; or, il est évident que le pouvoir politique exerce une domination sur chacun des citoyens puisque l’État impose des règles qui s’appliquent à tous les gouvernés, mais cette domination, qui pose tant de problèmes aux libéraux et aux socialistes au point qu’ils veuillent, les uns et les autres, la faire disparaître en éradiquant le politique, n’est pas un problème pour les républicains sous réserve que cette domination soit non pas imposée par une puissance arbitraire (monarque, tyran, parti unique….) mais  librement consentie par les citoyens qui, directement ou indirectement, surveillent les agissements de l’État et peuvent contester les décisions qu’il prend et les choix qu’il faits. Contrairement au libéralisme, au socialisme et aux diverses formes d’anarchismes, dont le libertarianisme si présent au sein de la droite étatsunienne, le républicanisme ne vise donc pas à la suppression du politique et du pouvoir politique mais au contrôle de ce dernier par les citoyens, à la répartition du pouvoir au sein de la cité et à l’équilibre entre les différents pouvoirs comme le préconisait Julien Freund dans un article intitulé « Le gouvernement représentatif ».

Le privé et le public

Le second présupposé du politique est le couple privé-public dont l’existence a été constatée, selon Julien Freund, dans toutes les sociétés depuis la nuit des temps. Ainsi, dans ‘’La politique’’, Aristote distingue le bien commun et les biens particuliers, l’homme privé et le citoyen, et Julien Freund précise : ’C’est parce que l’individu fait partie du peuple, qu’il n’est pas seulement une personne privée, mais aussi un être public, un citoyen’’ (« L’essence du politique » ; page 364). C’est parce qu’il existe un peuple qu’il y a une sphère publique, d’ailleurs « public » vient de « populica » qui signifie « ce qui appartient au populus », le « populus » étant le peuple dans sa totalité (cf. « res publica », la « chose publique » et « re publica », l’intérêt public). Quant à la notion de citoyen, Julien  Freund note qu’elle a été rendue équivoque par le titre de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » qui semble confondre l’homme en tant qu’individu privé et le citoyen qui est un être politique et il ajoute que, depuis 1789,  ‘’on définit d’ordinaire le citoyen par les droits de l’homme’’ (ibid. page 364) ; bien qu’on puisse penser que les rédacteurs de la Déclaration ont  compris confusément que le privé et le public doivent être distingués, ils n’ont pas réussi à l’exprimer clairement, d’où le caractère extrêmement flou de cette Déclaration. L’homme dont il est question est-il non seulement un individu privé mais aussi un individu générique, universel, tout en étant par ailleurs un citoyen d’une entité politique particulière ? On est là dans la plus grande confusion, confusion qui est une marque de fabrique de l’idéologie de la Révolution française.

La limite entre la sphère privée et la sphère publique n’est pas fixe, elle bouge au cours du temps : ‘’Suivant les époques, les idées régnantes ou les nécessités sociales, chacune des sphères, privé ou public, peut avoir une extension plus ou moins large. Par exemple, le socialisme tend à étendre le public et le libéralisme donne la prépondérance au privé’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 143). On peut ajouter que le libertarianisme, qui est une forme radicale du libéralisme, entend réduire la sphère publique à rien et étendre la sphère privée à tout. A contrario, les communistes, les fascistes et les nazis entendaient, et entendent encore parfois, englober toute l’existence  des hommes dans une « totalité » publique ; pour eux, l’individu n’est rien et ne doit pas avoir d’autre existence que collective (dans la classe prolétarienne pour les uns et dans la collectivité raciale ou nationale-étatique pour les autres). ‘’Contrairement à Tönnies, Freund n’idéalise ni le privé, ni le public. Sa démarche machiavélienne lui interdit de porter des considérations morales sur l’un ou l’autre. Il ne tombe donc pas dans le travers de ceux qui font du privé le refuge de l’authentique, de la spontanéité, de la vie réelle, ou qui y voient le royaume de la liberté, de la créativité de l’homme……Il observe, par ailleurs, que les grecs et les romains ne se faisaient pas la même idée du privé. Pour eux, il était de l’ordre du nécessaire et du naturel, soumis aux lois biologiques et réglementé par les traditions religieuses. Par contre, la vie publique passait pour le lieu de la liberté, des compromis et des conventions……Le privé est lié à certaines nécessités naturelles et vitales (l’amour, la famille, l’éducation, la religion)…..Il s’oppose au public dans la mesure où le public est l’affirmation d’une unité : il est la sphère dans laquelle s’exerce l’autorité publique. Le public exprime positivement une idée politique, celle d’un ordre commun. A l’opposé le privé est en quelque sorte négativement une idée politique, puisqu’il détermine une sphère propre qui s’oppose à la politisation totale de la société. L’étymologie est assez éclairante à cet égard : privé dérive de « privare » qui signifie priver, séparer, tandis que public dérive de « populus », qui signifie peuple’’ (S.de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 147). Comme Aristote, Julien Freund estimait que l’être humain n’est véritablement lui-même qu’en participant à la vie politique de son groupe, de sa cité, de sa nation, ce qui donne du sens à son existence personnelle. Il considérait que les doctrines qui veulent éradiquer le public (libertarianisme, anarcho-capitalisme mais aussi marxisme puisque ce dernier a pour objectif ultime la dissolution de l’Etat et la disparition du politique) sont fausses ; les politiques qui s’en inspirent ne peuvent atteindre complètement leur objectif et créent de gros problèmes.

’La distinction privé-public est emblématique de la notion d’ « équilibre conflictuel » qui nous semble être au cœur de la philosophie de Freund et qu’il a sans doute en partie puisé chez Pareto…..Le privé est aussi essentiel que le public. Mais surtout, ce conflit est indispensable à la survie de la société, il la stimule, lui évite de sombrer dans un immobilisme stérile et favorise la créativité’’ (ibid. ; page 149). Cette position est très proche de celle de Machiavel pour lequel le conflit est ce qui permet aux communautés humaines de s’adapter et de créer des institutions permettant de satisfaire les aspirations d’une majorité et de ce fait de maintenir la cohésion des sociétés. Cette vision conflictuelle de l’existence communautaire est à l’opposé de celle des libéraux qui rêvent d’une société définitivement « apaisée » (dépolitisée en fait), mais aussi de celle de ces nationalistes conservateurs qui ne supportent aucune division, même momentanée, au sein de la nation et qui rêvent d’un ordre parfait au sein de la dite nation ; ils n’ont pas compris que l’ordre parfait n’existe que dans les cimetières.

Julien Freund considérait qu’« il n’y a de liberté politique que dans un système qui respecte la distinction du privé et du public » (‘’L’essence du politique’’) ; le totalitarisme résulte, selon lui, de la volonté de mettre fin à la distinction entre ces deux sphères. Pour lui, il y avait deux dangers extrêmes : la guerre civile et le totalitarisme, qui est la politisation totale de la société, auxquels il a été confronté pendant la guerre (nazisme qu’il a combattu les armes à la main ; guerre civile de 1944) et, plus tard, au cours de sa carrière universitaire (il s’est opposé aux idées des communistes et des gauchistes dans le cadre universitaire).

Julien Freund pensait que l’idée libérale selon laquelle les libertés personnelles sont d’autant plus réelles que le pouvoir public est faible est une idée fausse. ‘’En réalité la véritable question est de savoir si le problème politique se pose vraiment en ces termes, c’est-à-dire si les droits de l’individu ne peuvent être garantis qu’à la condition d’affaiblir le pouvoir ou si, au contraire, l’individu n’a de chance de sauvegarder sa liberté qu’à la condition que l’État soit stable, solide, puissant et capable d’assurer la protection de ses membres dans le respect des  lois et des coutumes locales ou régionales. Machiavel, Hegel, et Max Weber entre autres ainsi que l’instinct politique de l’homme inclinent vers la seconde solution, estimant qu’il n’est pas possible d’accomplir l’une de ces deux tâches sans l’autre parce qu’elles vont nécessairement  de pair. N’est-il pas vrai que les individus ne se sentent plus en sécurité et ont tout à craindre pour leur liberté quand le pouvoir est faible, hésitant, discuté ou honni ? Loin d’être une garantie de justice, la faiblesse du pouvoir, à cause du désordre qui s’ensuit, généralise plutôt les injustices. Le problème politique exige un équilibre entre les libertés locales et privées et la rationalisation du pouvoir’’ (« L’essence du politique » ; page 358). C’est la recherche d’un équilibre entre les devoirs publics et les libertés privées qui caractérise le régime républicain tandis que l’État libéral privilégie les dernières au détriment des premiers et que les systèmes collectivistes  accordent peu d’importance aux libertés privées. 

Le libéralisme vise à éradiquer, plus ou moins radicalement selon les courants, le public et le politique en étendant toujours plus la sphère privée , ce qui a pour conséquence l’enrichissement sans fins d’une petite minorité qui devient progressivement une oligarchie ploutocratique tandis que le socialisme envisage la sortie du politique en supprimant le privé et en étendant sans fin la sphère publique, ce qui a conduit, en Union soviétique, dans les pays socialistes d’Europe de l’est……, à la disparition des libertés personnelles, à l’enflure démesurée du pouvoir politique et finalement à la tyrannie. Les tentatives socialistes n’ont jamais abouti à la société conçue comme une association d’individus régie par le principe « À chacun selon ses besoins ! ». Ces tentatives ont toujours échoué parce que les objectifs des socialistes sont utopiques. Ceci dit, le projet libertarien, qui est tout aussi utopique, parce qu’il nie lui aussi la nature humaine, la nature sociale, et donc politique, de l’Homme et parce qu’il envisage, lui aussi, de supprimer la sphère publique et le politique, aboutirait à une jungle dans laquelle des psychopathes, aussi égoïstes que cupides, imposeraient leurs volontés et se livreraient à un pillage sans limites des richesses.

L’être humain est à la fois une personne et un citoyen ; il mène en fait deux existences parallèles, ce qui le conduit à devoir arbitrer en permanence entre, d’une part, ses intérêts personnels et familiaux et, d’autre part, les intérêts du groupe, de la tribu, de la cité, de la communauté nationale. Les libéraux, les socialistes, les communistes, les libertaires, les fascistes et les nazis, ont voulu, ou veulent encore, mettre un terme à ce qui peut être considéré comme une contradiction psychologique, soit en privatisant, soit en collectivisant complètement les être humains mais ces tentatives, qui ne peuvent aboutir, n’amènent que des malheurs  parce que le processus évolutif, au sens darwinien du terme, a fait des humains des êtres qui sont des individus fortement liés à leurs familles et à un groupe d’appartenance plus ou moins vaste (tribu, cité, nation). Nous proposons de donner à l’acceptation de cette réalité complexe le nom de personnalisme républicain.

L’ami et l’ennemi

Le troisième présupposé est celui de l’ami et de l’ennemi ; ce présupposé renvoie à un fait essentiel, celui de la pluralité des communautés humaines dont les relations peuvent être amicales ou inamicales. Il renvoie donc à l’indépendance nationale ainsi qu’au couple paix/guerre. Julien Freund a écrit : ‘’Dès lors, on comprend mieux la signification du présupposé de l’ami et de l’ennemi. Il conditionne la conservation des unités politiques, c’est-à-dire leur existence dans la durée……..On pourrait donc dire que le couple ami/ennemi constitue le présupposé existentiel du politique, pour autant qu’il ne saurait y avoir d’unité politique sans un territoire sur lequel il exerce sa souveraineté et où il affirme sa particularité’’ (« L’essence du politique » ; page 448). L’existence de communautés humaines territoriales et indépendantes peut évidemment être à l’origine de conflits, ce que nient les pacifistes qui pensent qu’il suffit de ne pas avoir d’ennemi pour avoir la paix ; Julien Freund pensait que le pacifisme est une utopie et il répondit un jour à Jean Hyppolite, qui avait refusé de diriger son travail doctoral parce qu’il n’adhérait pas à l’idée selon laquelle il n’y a de politique que là où il y a un ennemi, ce qui lui semblait incompatible avec son pacifisme, ‘’C’est l’ennemi qui vous désigne’’ et ce, quand bien même, vous refusez d’avoir ou de désigner un ennemi (« L’essence du politique », page 445) : ‘’Personne n’est assez naïf pour penser qu’un pays n’aura pas d’ennemi parce qu’il ne veut pas en avoir. Cela ne dépend pas de lui…….Il est faux de croire que l’ennemi appartient à l’âge barbare de l’humanité et que le développement de la civilisation se caractérisera par la substitution de la paix à la guerre’’ (« L’essence du politique » ; page 484).

 Freund pensait que l’existence future d’un ordre apolitique, dans lequel il n’y aurait plus d’ennemis, relève de la foi. ‘’[Mais] d’un point de vue phénoménologique, si l’on s’en tient à l’expérience générale et à l’histoire, force est de constater « qu’il n’y a de politique que là où il y a ennemi », ce qui signifie que « la violence est au cœur de la politique. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de justifier la violence, mais seulement de reconnaître sa présence et de comprendre pourquoi le politique ne peut éviter de reconnaître l’existence de l’ennemi »’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 159).

On rabat très souvent les positions de Freund sur celle du juriste et philosophe allemand Carl Schmitt, qui était catholique comme lui, mais qui, à la différence de Freund, faisait de la relation ami/ennemi le seul présupposé du politique. ‘’Il est vrai que Freund est, comme Schmitt, un théoricien de l’ennemi. Pour lui, effectivement, « il n’y a politique que là où il y a un ennemi ». Toutefois, cette affirmation très controversée, si elle s’inspire de la pensée de Schmitt, en diffère, notamment, en ce que chez Freund, la distinction ami-ennemi n’est pas le critère, mais seulement un des trois présupposés du politique,……’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 156). Pour J. Freund, la violence n’est ni une fin en soi ni le but du politique, bien sûr, mais le seul recours possible quand la situation est sans issue.

De ce point de vue aussi Freund est un héritier de Machiavel qui considérait que le conflit est toujours une possibilité tant entre les entités politiques qu’en leur sein. Machiavel considérait même que les conflits internes avaient des effets bénéfiques parce qu’ils permettent à la société de s’adapter sous réserve bien sûr qu’ils ne dégénèrent pas en guerre civile ; mais un des rôles essentiels du politique ne consiste-t-il pas à éviter de telles situations ? Si bien sûr, car comme le pensait Julien Freund, à l’instar d’Aristote, une des fins essentielles du politique est le maintien de la concorde entre les membres d’une même entité politique, l’autre fin étant la paix avec les autres États. L’influence machiavélienne qui marque l’œuvre de Julien Freund est, d’une façon générale et parfois un peu contradictoire (mais ne sommes-nous pas des êtres intrinsèquement contradictoires, partagés entre le besoin de concorde et l’ambition personnelle qui la met en péril ?), tempérée par l’influence aristotélicienne.

Julien Freund insiste le fait que pour avoir la paix, il faut reconnaître l’ennemi et reconnaître à l’ennemi sa qualité d’homme. À défaut, l’ennemi est déshumanisé et la paix n’est plus possible aussi longtemps que cet ennemi inhumain n’a pas totalement disparu. Reconnaître l’ennemi implique d’accepter le politique et son présupposé concernant l’ennemi : ‘’[Cependant], tant que l’élément politique reste prédominant, l’ennemi garde en général sa grandeur d’homme parce qu’il est reconnu. Il en va tout autrement lorsque les autres facteurs ou l’un d’entre eux acquièrent la suprématie, par exemple lorsqu’une civilisation conspire à réduire, voire à faire « dépérir » la politique. Alors commence le règne de la démesure et même de la démence, parce que l’ennemi devient absolu ou total. Quand le motif religieux est prédominant – guerre sainte, croisade, guerre de religion- l’ennemi est dégradé en être infâme, infernal et impie : l’incarnation du diable ou du mal. Quand une idéologie raciste prend le dessus, il devient un esclave par nature. Quand une idéologie morale ou humanitaire est souveraine, il devient un être intrinsèquement coupable, de sorte que l’on rend un service à l’humanité en le faisant disparaître – par euphémisme on dit : en l’immolant. Dans tous les cas on se donne le droit de l’exterminer comme un malfaiteur, un criminel, un pervers ou un être indigne. C’est que toutes ces sortes d’idéologies comportent un élément étranger au politique : l’affirmation de la supériorité intrinsèque, arbitraire et combien dangereuse d’une catégorie d’hommes sur les autres, au nom de la race, de la classe ou de la religion. Le politique par contre ne reconnaît que la supériorité de la puissance. De ce point de vue, le jugement de la force est plus propre, plus juste et plus humain que celui qui se  donne un autre critère de justification’’ (« L’essence du politique » ; pages 498 et 499). Le politique n’a pas pour fin l’anéantissement physique de l’ennemi  mais seulement la ruine de sa puissance.

Les pacifistes pensent que la disparition de l’inimitié passe par la création d’un État mondial unique mais Julien Freund souligne que cet État ne serait très probablement qu’un État impérial dont la domination serait imposée à l’ensemble de l’humanité. Or ce type d’État n’est jamais neutre, il privilégie toujours un peuple au détriment des autres, ce qui génère des frustrations et, in fine des conflits. Dans ce cas, il n’y aurait plus de conflits extérieurs, faute d’étrangers, mais de nombreux conflits intérieurs. Y gagnerait-on quelque chose ? Rien n’est moins sûr.

La souveraineté : un attribut du commandement

Julien Freund accorde une grande importance aux concepts politiques les plus controversés tels que le commandement, la souveraineté, la décision et la situation exceptionnelle. Pour lui, la souveraineté est de nature politique et est inséparable des notions de commandement (qui est « une volonté arbitraire de décision »), de puissance et de force. La souveraineté est, selon lui, un concept extra-juridique et il reprochait à Bodin d’avoir introduit une ambiguïté en tentant d’en faire un concept juridique.

Julien Freund a montré que la souveraineté n’est pas liée à l’Etat moderne et qu’elle existe depuis qu’il y a des sociétés humaines. Cette notion était déjà connue des Grecs et des Romains. ‘’En d’autres termes, la souveraineté a toujours existé en fait partout où il y a eu commandement, seulement on a négligé de l’étudier et d’en faire la théorie. Ce qui est neuf, ce n’est point que le commandement affirme sa souveraineté, elle en est au contraire l’un des attributs, mais que les  juristes, suivis par certains philosophes de la politique, ont tenté d’en dépouiller le commandement. Et Bodin est en partie responsable de cette entreprise’’ (« L’essence du politique » ; page 117). La souveraineté serait donc un concept strictement politique qui échapperait au droit lequel essaie d’attribuer la souveraineté au peuple ou à la nation ; Freund a dénoncé clairement ces fictions. ‘’Freund pensait aussi qu’au sein du politique la souveraineté représente la puissance et que cette puissance est entre les mains du commandement. C’est cette importance de la puissance qui donne un tour décisionniste à sa conception de la souveraineté’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 213). Mais, ‘’Le décisionnisme de J. Freund doit cependant être largement relativisé, car chez lui le commandement, loin d’être purement discrétionnaire, doit plonger ses racines dans la société qu’il dirige et bénéficier du soutien de la population. En outre, il n’est pas une fin en soi, mais il est au service de la collectivité’’ (ibid. page 207). Son « décisionnisme » ne permet donc pas de justifier une tyrannie ou un despotisme même « éclairé ». Par contre, l’article 16 de notre constitution, qui prévoit la « dictature momentanée » (De Gaulle) en cas de situation exceptionnelle, permet au chef de l’État, qui détient alors pleinement le commandement, de décider souverainement ; sa nature au plus haut point politique déplaît tant aux libéraux qu’aux socialistes. Notons que l’article 16 est tout à fait comparable à la dictature, une magistrature de la Rome républicaine qui était votée pour six mois en cas de situation exceptionnelle ; par contre, il n’a rien à voir avec la dictature permanente des Bonaparte. D’ailleurs, Charles de Gaulle, qui n’était le disciple d’aucun des deux empereurs, auxquels il ne s’est jamais référé comme l’a noté très justement Frédéric Rouvillois, pensait que la dictature permanente est une mauvaise solution.

Si la souveraineté n’est pas un attribut du peuple ou de la nation mais celui du commandement, il nous faut abandonner, dans un souci de clarification, l’utilisation des concepts de « souveraineté populaire » et de « souveraineté nationale » et les remplacer peut-être par ceux d’ « autonomie populaire » (ce qui signifie que le peuple choisit les lois auxquelles il accepte de se soumettre) et d’ « indépendance nationale ». Le terme « autonomie » présente l’avantage, à la différence du mot « souveraineté », de ne pas renvoyer à la notion d’unanimité qui fut une obsession lourde de conséquences des acteurs de la Révolution française influencés par Rousseau, ni à la mystérieuse « volonté générale », aussi « métaphysique » (François Huguenin) que potentiellement totalitaire,  qui est intimement liée à l’idée de la souveraineté telle qu’elle était pensée par les acteurs de la Révolution française.

Le mot « souveraineté » est utilisé, de nos jours, pour désigner l’indépendance étatique (souveraineté nationale) et l’autonomie politique d’un peuple à l’intérieur de son État (souveraineté populaire), mais Julien Freund contestait l’utilisation qui est faite de nos jours de ce mot clef ; il n’y a, selon lui, qu’une seule sorte de souveraineté : ‘’La distinction entre souveraineté interne ou intra-étatique et souveraineté externe ou interétatique n’a aucune validité  conceptuelle et ne représente qu’une commodité méthodologique. Autrement dit, il n’y a pas deux espèces de souverainetés. Cela va de soi. Lorsqu’une unité politique n’est plus libre de décider de l’exception  ni de se donner la constitution et les  lois qu’elle veut, cela signifie qu’elle est dépendante d’un autre État. Le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État est donc en même temps l’affirmation de la souveraineté externe et interne’’ (« L’essence du politique » ; page 489).

La classification aristotélicienne des régimes politiques

Dans un ouvrage ancien intitulé ‘’Le nouvel âge’’, Julien Freund a réuni plusieurs essais consacrés à l’idéologie démocratique, à la démocratisation dans l’enseignement, à une classification des régimes politiques, qui diffère de celles de ses prédécesseurs (Aristote, Montesquieu et Weber, par exemple), et à la paix.

Nous devons à Aristote une des plus anciennes classifications des régimes politiques ; elle est ordonnée au nombre de ceux qui dirigent : la monarchie est le régime dans lequel  un seul gouverne pour le bien commun, l’aristocratie celui dans lequel une petite minorité gouverne pour le bien commun et dans le régime populaire, c’est l’ensemble du peuple qui gouverne en vue du bien de tous. Aristote pensait que chacun de ces « bons » régimes, qui sont aussi des régimes « purs », ont tendance à se corrompre et à devenir, le premier une tyrannie (le tyran gouverne non pas en fonction de l’intérêt général mais de son propre intérêt), le second une oligarchie et le troisième une démocratie (il pensait que dans les démocraties la majorité gouverne en fonction de ses intérêts et non pas en fonction de l’intérêt général). Julien Freund contestait la pertinence de cette classification parce qu’elle utilise un critère extérieur au politique, le nombre, et il lui reprochait de mettre dans une même catégorie des régimes semblables du point de vue du nombre de ceux qui dirigent mais très différents dans la manière d’utiliser le pouvoir. La monarchie, par exemple, peut être absolue mais elle peut aussi être constitutionnelle ou classique et prendre en compte les coutumes, les lois générales du royaume, les décisions des parlements provinciaux….

Ceci dit, la classification d’Aristote est double parce que les trois « bons » régimes font face aux trois « mauvais » régimes et le critère de distinction (d’opposition en fait) n’est plus, là, extérieur à la politique (le nombre) mais interne à celle-ci. Ce critère c’est le Bien Commun qui est la finalité du politique, pour Julien Freund et pour Aristote.  Vue sous cet angle, la classification d’Aristote présente un réel intérêt et comme nous le verrons plus loin, le croisement de cette classification avec celle de Julien Freund permet de dégager l’idée d’un régime «mesuré dans sa façon de gouverner », ayant pour objectif le Bien Commun  et constitué d’éléments empruntés aux trois « bons » régimes aristotéliciens. Ce régime mixte c’est le régime républicain classique qui était très différent de ce que sont les innombrables « républiques » modernes lesquelles n’ont qu’un rapport très lointain voire inexistant avec le premier.

Hypercratie

A la classification aristotélicienne, Julien Freund en préférait une autre comprenant trois catégories également mais totalement différentes : hypercratie, anarchie et mésocratie. Il s’agit là de classer les régimes non pas en fonction du nombre de ceux qui participent au pouvoir mais en fonction de la façon dont le pouvoir est exercé. Dans les hypercraties, le pouvoir est exercé sans reculer devant les conséquences extrêmes de son utilisation la plus arbitraire, en réduisant l’obéissance à une pure soumission et éventuellement à l’asservissement pur et simple. ‘’L’hypercratie se caractérise donc par un excès de pouvoir au détriment de l’autorité bien comprise. Il est clair que ce type ne connaît aucune modération, du fait que l’exercice du pouvoir pour lui-même tend à le renforcer toujours davantage, au mépris des besoins de la société et de toute règle juridique. A la limite, l’hypercratie est un pouvoir sans droit, une sorte de politique pure qui s’affirme comme fin ultime et exclusive, parce qu’elle subordonne à son entreprise toutes les autres activités humaines, qu’elles soient économique, religieuse, scientifique ou artistique. Du même coup elle supprime la concurrence normale entre ces diverses activités humaines, puisqu’elle leur refuse toute finalité propre…..Bref, l’hypercratie est pour ainsi dire un impérialisme du politique. Elle politise toutes les relations sociales, elle essaie de restreindre autant qu’elle peut la sphère du privé, de la liberté et des initiatives individuelles’’ (Julien Freund ; « Le nouvel âge » ; page 126). Parmi les régimes hypercratiques, Julien Freund comptait le despotisme oriental, le despotisme éclairé, le despotisme légal mais aussi les dictatures permanentes individuelles ou collectives et les régimes totalitaires, fasciste, nazi et communistes; on peut ajouter à cette liste les régimes à caractère césarien (dictature permanente) tels que le bonapartisme.

Anarchie

A l’opposé, l’anarchie se caractérise par ‘’la dégradation de toute hiérarchie par affaiblissement du commandement et de l’obéissance, par leur effacement progressif et le cas échéant par leur disparition complète’’ (Julien Freund ; « Le nouvel âge » ; page 125). Elle refuse toute autorité, qu’elle soit religieuse, pédagogique ou économique. Ainsi, Proudhon déclarait dans ‘’Les confessions d’un révolutionnaire’’ : ‘’La meilleure forme de gouvernement, comme la plus parfaite des religions, prise au sens littéral, est une idée contradictoire. Le problème n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons les plus libres’’. Même la démocratie, qu’il accusait d’être un « arbitraire constitutionnel », ne trouvait pas grâce à ses yeux. Dans le passé, le cynisme et le stoïcisme furent des philosophies tendanciellement anarchistes ; elles contestaient, l’une et l’autre, la cité et le stoïcisme envisageait le remplacement de la politique par le cosmopolitisme. Il y eut des théories anarchistes mais il n’y eut jamais  d’anarchies concrètes ‘’tout simplement parce qu’il n’y a jamais eu jusqu’à présent de tribus et de nations sans un embryon d’autorité ou de gouvernement ni non plus de société qui ne fût politique’’ (Julien Freund ; « Le nouvel âge » ; page 132). ‘’L’idée d’une politique sans pouvoir n’est jamais qu’une fantaisie d’utopiste, au sens péjoratif du terme, car, quel que soit le régime, le plus archaïque ou le plus évolué, le plus rudimentaire ou le plus rationnalisé, il n’existe pas et il n’a jamais existé de politique sans pouvoir. Il n’y a pas seulement affinité entre ces deux notions, mais leur rapport est celui d’une nécessité logique ; autrement dit, le pouvoir est immédiatement inhérent à la politique, il appartient à son essence. Par conséquent, aussi longtemps que l’homme agira politiquement, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il sera l’être qu’il est et qu’il fût depuis qu’il se connaît historiquement, il ne pourra échapper à la réalité du pouvoir’’ (ibid. page 124).

 Parmi les formes contemporaines d’anarchisme, il faut noter le libertarianisme qui est un libéralisme radical très présent aux Etats-Unis où, étonnamment, il est souvent lié au conservatisme américain avec lequel il partage une même haine de l’Etat. Dans un livre consacré aux libertariens étatsuniens, Henri Arvon qui enseignait la philosophie à l’université Paris X et qui a consacré sa thèse et de nombreux ouvrages aux différents courants de l’anarchisme, a écrit que le libertarianisme était clairement  un héritier de l’anarchisme individualiste du XIXe siècle dont les inspirateurs furent Proudhon, Stirner et Tucker.

La philosophe Catherine Audard, la meilleure spécialiste actuelle du libéralisme en France, qui est elle-même libérale et qui enseigne à la London School of Economics, a dit au cours d’un entretien avec Naël Desaldeleer, en 2010 : ‘’Il y a certainement dans le libéralisme un fond anarchiste et utopique’’. En 1929, Elsbet Linpinsel écrivait dans un article intitulé ‘’À propos de la théorie et de la critique de l’anarchisme philosophique’’ : ‘’L’anarchisme, découle de cet instinct de liberté de l’homme qui voudrait éliminer radicalement toute contrainte de la vie sociale ; le libéralisme, en revanche, contient cette volonté de liberté qui se tient dans les limites du possible. Le libéralisme n’est donc pas essentiellement différent de l’anarchisme, mais il n’en diffère que par degré. Le libéralisme est un anarchisme qui se résigne, il est opportunisme par rapport au monde du réel’’ (cité par Henri Arvon dans ‘’Les libertariens américains’’ ; page 57). Bien qu’on ne puisse pas résumer l’immense famille libérale au seul courant libertarien (qui est le plus proche de l’anarchisme) et bien que certains de ces courants aient identifié ce que l’antiétatisme radical pouvait avoir de dangereux, il n’en reste pas moins qu’avoir pour objectif une société d’individus « souverains d’eux-mêmes », comme le proclament Catherine Audard et tous les autres libéraux, relève de l’utopie anarchiste. Le fond du libéralisme est bel et bien anarchiste. A contrario, Julien Freund pensait qu’il n’y a pas de société humaine sans commandement et donc sans obéissance et que la souveraineté est un attribut du seul commandement. On ne peut échapper à cette loi d’airain de la nature humaine ; on peut seulement essayer de fixer des limites au pouvoir et mettre en place des contre-pouvoirs, non pas pour annuler le pouvoir, lequel doit pouvoir s’exercer, mais pour le ramener à l’intérieur des limites de ce qui est acceptable quand il franchit ces dernières.

Mésocratie

Un régime mésocratique ‘’essaie de tempérer le pouvoir dans le respect d’un commandement et d’une obéissance nécessaires à une unité politique équilibrée, afin que la politique puisse remplir sa tâche normale, sur la base de garanties juridiques’’ (Julien Freund ; « Le nouvel âge » ; page 125). La mésocratie est le régime de la mesure et non pas celui du juste milieu. ‘’On n’y gouverne pas modérément mais pleinement’’ (ibid. page 133). Ce qui caractérise la mésocratie, c’est qu’elle accepte le politique comme une activité humaine parmi beaucoup d’autres ; une activité ayant sa fin propre qui est en concurrence avec les fins propres des autres activités humaines : l’économie, la science, l’art, la morale et la religion. A contrario d’un pouvoir hypercratique , un pouvoir mésocratique n’est ni une fin en soi ni une valeur ultime et exclusive à laquelle on subordonne toutes les autres. A la différence de l’anarchisme, le mésocratisme ne fait pas de la politique un mal absolu mais une activité indispensable qu’on ne peut pas supprimer.

Du point de vue mésocratique, l’objectif essentiel est la conciliation entre les libertés des individus et les inévitables contraintes de la vie en société : ‘’Régime de la mesure, la mésocratie reconnaît que la liberté et la contrainte sont également indispensables et qu’en général les partisans de la liberté unique et abstraite sont ceux qui ne reculent pas devant l’oppression pour imposer leur idée’’ (ibid. page 134). La pensée mésocratique refuse les excès de l’hypercratie et les illusions de l’anarchie : ‘’La politique ayant à remplir une fonction normale dans la société, un pouvoir atrophié est aussi dangereux qu’un pouvoir hypertrophié’’ (ibid. page 134). Par ailleurs, Julien Freund, qui se méfiait des dérives idéologiques, pensait que la mésocratie ‘’se méfie des rigueurs de la théorie qui sous prétexte d’instaurer le régime idéal supra-humain n’a d’autres recours que les méthodes inhumaines’’ (ibid. page 135) et qu’elle sait faire preuve de pragmatisme et d’empirisme tandis que le despotisme est le ‘’refus de l’expérience’’. La mésocratie institue des contre-pouvoirs  qui sont des garants des libertés : ‘’[Il en résulte qu’] en mésocratie le pouvoir s’impose à lui-même des limites, soit qu’il accepte le recours contre une décision qui peut paraître injuste, soit qu’il préconise un équilibre entre des pouvoirs séparés, soit qu’il cautionne le droit de libre critique’’ (ibid. page 136). La mésocratie ne doit pas être confondue avec la démocratie (un terme dont Julien Freund dit qu’on ne sait plus ce qu’il désigne vraiment, ce qui est vrai aussi du terme république, d’où la nécessité de redéfinir ces deux concepts) ; cette dernière peut être mésocratique mais elle peut aussi exercer un pouvoir tyrannique au nom de la majorité et maltraiter la minorité. Certains disent que la tyrannie de la majorité c’est beaucoup mieux que celle de la minorité mais, en fait, elles ne sont acceptables ni l’une ni l’autre ; un régime réellement mésocratique ne peut que protéger les droits de la minorité.

Julien Freund a conclu le chapitre qu’il a consacré aux régimes politiques, en insistant sur l’importance de la mésocratie : ‘’La mésocratie apparaît comme la santé du politique, parce qu’elle reconnaît qu’il a une fin propre, à savoir assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure, afin que les autres activités puissent se développer normalement dans une collectivité. Comme tel, le politique remplit une fonction normale et nécessaire, au profit de l’individu et de la société. En donnant au politique les moyens d’accomplir sa fin,  sans léser les autres activités humaines, en dépit de certains conflits inévitables, la mésocratie met l’homme dans la situation d’accomplir sa propre fin. Par rapport à cette normativité mésocratique, l’hypercratie et l’anarchie semblent être des maladies du corps social, l’une étant une dégénérescence par outrance, l’autre par déficience…..L’hypercratie exaspère le politique et en fait un instrument de violence et d’asservissement au profit d’une minorité ; l’anarchie en revanche déprécie le politique et en fait l’expression d’un prétendu mal radical’’ (ibid. pages 139 et 140). Le concept que Julien Freund a nommé « mésocratie » n’a pas été assez mise en avant alors que, comme l’ont souligné ses élèves Michel Maffesoli et Chantal Delsol, elle est centrale dans la pensée de son auteur qui a payé très cher le fait d’avoir résisté aux occupants nazis.

L’idée de régénération de l’humanité, telle qu’elle a été pensée par les acteurs de la Révolution française et, depuis, par tous les admirateurs de Robespierre, de Lénine, de Staline….et des Khmers rouges, mais aussi, dans un autre genre, par les fascistes et les nazis, est totalement étrangère à Julien Freund. Pour lui, la politique ne vise pas à la création d’un homme nouveau ou à une régénération de l’humanité mais à créer les conditions permettant aux citoyens de se livrer à leurs activités, selon leurs préférences, dans la concorde et la sécurité. Le régime qui permet le mieux d’atteindre cet objectif, selon lui, est celui qu’il appelle « mésocratie ».

Le régime « mésocratique », auquel va sa préférence, n’est pas le régime du « juste milieu » mais celui de la mesure, ce qui traduit parfaitement toute l’œuvre du philosophe mosellan. Pour ce dernier, ‘’la mésocratie reconnaît que la liberté et la contrainte sont également indispensables à la vie en société. C’est pourquoi elle accepte que le pouvoir s’impose à lui-même des limites. Il est « le système de l’équilibre  ou de la balance des pouvoirs, c’est-à-dire qu’il reconnaît la légitimité des pouvoirs intermédiaires et des contre-pouvoirs au sens où Montesquieu disait que le pouvoir arrête le pouvoir ». Ce qui est essentiel pour Freund, c’est que le pouvoir mésocratique reconnaisse des pouvoirs intermédiaires et des contre-pouvoirs, car cela montre qu’il ne se considère pas comme l’unique détenteur de la vérité.’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 314). L’idée de « mésocratie », qui est cœur de la pensée freundienne, s’oppose à toutes les formes de l’anarchisme, celle des anarcho-communistes mais aussi celle des libertariens  de droite, et à toutes les formes d’hypercratie (régimes communistes, nazisme, fascisme, tyrannies ploutocratiques ou théocratiques).

J. Freund pensait que dans toutes les communautés humaines il y a des gouvernants et des gouvernés mais il pensait aussi qu’il n’y a pas de légitimité du commandement en l’absence d’un accord des gouvernés. De plus, il lui importait que les gouvernés soient associés à la vie politique « comme citoyens qui participent à la vie publique et qui ont leur mot à dire dans l’orientation de la collectivité » (« Le gouvernement représentatif », page 57).

La pensée « machiavélienne modérée » de Freund est une pensée de l’équilibre. Equilibre entre le commandement et l’obéissance, équilibre entre la sphère privée et la sphère publique, équilibre entre les moyens et les fins, équilibre entre les passions et la raison, équilibre, enfin, entre la morale et la politique (ce dernier point permet de le distinguer des partisans de la « realpolitik » pure qui refusent toute prise en compte de la morale dans le domaine de la politique). Sébastien de la Touanne écrit : ‘’Pour un machiavélien comme Freund, il ne saurait y avoir d’action morale pour soi qui ne serait que morale, indépendante de toute motivation et de tout objectif. La conception kantienne et idéaliste de la morale est insuffisante. Il ne faudrait pas cependant opposer à une vision moralisante de la politique une vision fondée uniquement sur la puissance et l’efficacité de la « Realpolitik ». Entre ces deux excès, il y a place pour une juste mesure. C’est cette juste mesure qu’incarne, selon nous, la notion de machiavélisme modéré’’ («  Julien Freund » ; page 202).

Machiavel, comme tout républicain digne de ce nom, était favorable à la limitation des dominations mais il pensait que la disparition de toutes les dominations n’était ni possible ni même souhaitable et que la poursuite d’un tel objectif ne pouvait aboutir qu’à des catastrophes. Julien Freund, comme le Florentin, avait suffisamment bien compris ce qu’était la nature humaine pour ne pas rêver de sociétés exemptes de commandement, d’autorité et de toute hiérarchie. Notre société « avancée » qui meurt de l’affaissement dramatique de l’autorité, affaissement accepté ou encouragé par tous les gouvernements depuis 1969 et par tous les réseaux progressistes culturels, éducatifs et syndicaux (des libéraux à l’extrême-gauche), est une parfaite illustration de la justesse de la théorie freundienne. Les Français l’ont d’ailleurs intuitivement bien compris puisque 88% d’entre eux souhaitent une restauration de l’autorité (septembre 2020).

La paix et la guerre

Bien qu’ayant toujours préféré la paix à la guerre, Julien Freund n’était pas un pacifiste. Il était évident, pour lui, que l’être humain est un être tout aussi social que porté aux conflits : ‘’L’aspiration à la paix est de tous les temps et pourtant on n’a cessé de faire la guerre. C’est que, si l’homme est pacifiste par raison, il est aussi belliqueux par instinct. L’utopie consiste à croire que la raison serait capable d’anéantir la force des instincts, alors que son rôle consiste à les contrôler. D’ailleurs il serait déraisonnable de priver l’homme de sa nature, en cherchant à développer sa raison à l’extrême pour étouffer ses passions, ses sentiments ou ses besoins, dont le fondement est plus ou moins instinctif. Ce serait le réduire à une abstraction, sans compter que l’affectivité donne dans une certaine mesure forme et puissance à l’intelligence. Ce qu’il importe d’établir, c’est un équilibre, en contenant l’agressivité et les dérèglements des instincts par la raison et en régularisant la raison par l’affectivité. Plus que de raison n’est plus raison et l’expérience humaine générale nous enseigne que la rationalisation trop poussée se pervertit en irrationalismes monstrueux’’ (Julien Freund ; « Le nouvel âge » ; page 194). Notre philosophe pensait comme Konrad Lorenz, et contrairement à Arnold Gehlen (lequel changea tardivement d’avis après avoir échangé avec le prix Nobel de médecine), que l’être humain n’est pas totalement « déprogrammé » et qu’il a toujours des comportements instinctifs. A contrario de ce que disait Gehlen, l’être humain n’est donc pas complètement « par nature un être de culture ». L’idée de nature humaine est présente d’un bout à l’autre de l’ œuvre de Julien Freund ce qui fait de lui un antimoderne radical puisqu’une des idées centrales de la modernité est justement de nier l’existence d’une nature humaine.

Julien Freund considérait que ‘’l’amour de la paix peut devenir déraisonnable quand on ne compte plus avec la nature de l’homme’’ et que ‘’la relation d’hostilité est aussi profondément humaine que celle d’amitié.’’ A propos du pacifisme, il écrit qu’il est aussi utopique que naïf : ‘’Il construit abstraitement par l’imagination un monde meilleur, évidemment pacifique, en supprimant par la pensée les dispositions humaines et les éléments de la réalité sociale qu’il considère comme mauvais, par exemple la lutte, la force ou la violence, c’est-à-dire il mutile l’homme en le privant d’un certain nombre de ses déterminations concrètes, en même temps qu’il calomnie le monde que nous vivons  réellement’’ (Julien Freund ; « Le nouvel âge » ; page 198). Selon lui, les pacifistes inventent des solutions irréelles pour des hommes qui n’existent pas et imaginent une paix perpétuelle qui ne peut advenir.

Pour autant, il ne s’agit pas d’approuver le bellicisme ou de révoquer toute morale au nom de quelque « realpolitik » que ce soit. La politique n’est pas la morale et n’est pas subordonnée à cette dernière mais il est souhaitable ‘’ que l’homme politique s’inspire des principes de la morale sous peine de dégrader son action en barbarie’’ (Julien Freund ; « Le nouvel âge ; page 213).

Quant à l’ONU , qui a été fondée sur des principes non politiques, « comment pourrait-elle résoudre politiquement les problèmes politiques ? » se demandait le philosophe mosellan qui constatait que cette organisation internationale a pour principe de base le refus de l’inimitié ce qui fait que son action est nécessairement abstraite puisqu’elle ne prend pas en compte le concept politique fondamental qu’est l’ennemi. De ce fait, « l’ONU ne peut rien réaliser de plus que des trêves, des cessez-le-feu, sans jamais établir la paix » (ibid. page 219). Contrairement à ce que croient les pacifistes, la paix ne peut pas être la disparition de toute inimitié puisque celle-ci perdurera aussi longtemps qu’il y aura des hommes, la paix ne peut être qu’un accommodement avec l’ennemi et la reconnaissance de son altérité.

Enfin, quel lien y-a-t-il vraiment entre démocratie et paix ? La démocratie est-elle le régime dont l’adoption par tous les peuples permettrait d’accéder à la paix perpétuelle ? A cette question Julien Freund répond négativement. ‘’Entre démocratie et paix il n’y a pas de relation analytique. La démocratie n’est pas comme telle un régime nécessairement pacifique et la paix n’est pas en elle-même une situation démocratique’’ (ibid. page 245). La politique internationale menée par les États-Unis d’Amérique, qui ne cessent depuis 75 ans de faire des guerres au nom de la démocratie, du libre marché et des droits de l’homme, illustre parfaitement son point de vue. Quand bien même, tous les peuples se convertiraient à l’ «idéologie américaine», ce qui est fort peu probable, ils auraient des intérêts économiques et géopolitiques mais aussi des particularités culturelles (religieuses par exemple), qui pourraient être à l’origine de conflits et qui pourraient faire mentir l’adage selon lequel les démocraties ne se font pas la guerre. La Russie est certes une république très imparfaite mais les Étatsuniens la qualifie de dictature de façon à pouvoir la désigner comme un ennemi dangereux et menaçant contre lequel il convient de lutter jusqu’à ce qu’elle admette l’hégémonie américaine. En fait, ce qui compte vraiment pour les dirigeants des USA, ce n’est pas la nature du régime politique de tel ou tel pays inféodé (l’Arabie Saoudite, par exemple, dont la tyrannie impitoyable ne les gêne pas le moins du monde), mais la nature de la relation (soumission ou résistance) qu’entretient le dit pays avec l’empire américain. Notons que les politologues étatsuniens, notamment G.Domhoff et M. Gilens, qui ont analysé le système politique de leur pays, ont clairement démontré que les USA sont une oligarchie ploutocratique, ce qui n’a rien à voir avec la démocratie au nom de laquelle les dirigeants de ce pays bombardent tous les réfractaires à l’ordre occidental (cf Peter Turchin ; « Le chaos qui vient »).

Idéologies et politique

Comme Machiavel, Julien Freund se méfiait beaucoup des idéologies, ces systèmes intellectuels qui imaginent les humains et leurs sociétés tels qu’ils n’ont jamais été. Le Florentin avait pour règle de s’en tenir toujours à la verita effetuale della cosa, à ce qui est observable, et non pas à l’idée qu’on peut s’en faire en laissant libre cours à son imagination. Ainsi dans Le Prince (chapitre XV), il écrit : ‘’Mais mon intention étant d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait. Et beaucoup se sont imaginé des républiques et monarchies qui n’ont jamais été vues ni connues pour vraies’’.

Mais Julien Freund nuance le point de vue machiavélien ; il considérait, à juste titre, que la politique a besoin d’idées pour orienter l’action et que ‘’toute politique est portée par une idée’’ (‘’L’essence du politique’’). ‘’C’est la raison pour laquelle Freund reconnaît que tout ordre politique repose sur une base philosophique (conception de la société, des individus, de la morale, du droit…) plus ou moins explicite’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 138). Ceci dit, Julien Freund soulignait les aspects négatifs des idéologies dont il pensait qu’elles étaient des procédés de manipulation et de contrôle de l’opinion. L’action politique ne peut donc faire l’économie des idées philosophiques mais il reconnaissait que ces dernières sont des moteurs de la politique dans la mesure où elles suscitent l’espoir. On peut être plus réservé que lui à leur sujet car les idéologies ont montré, depuis 1789, qu’elles avaient une capacité à entraîner les humains sur des sentiers périlleux voire très dangereux. Les idéologies présentent plusieurs tares fondamentales notamment la déconnection avec le réel, la tendance à développer des idées jusqu’au bout de leur logique propre (or, toute idée, même la meilleure, doit avoir des limites ; les idées de liberté et d’égalité elles-mêmes peuvent devenir folles si on les déroule jusqu’à leurs ultimes conséquences possibles), enfin, elles sont souvent parfaites du point de vue de la logique, ce qui peut les rendre séduisantes, bien qu’elles soient sans rapport avec la réalité observable.

Il semble plus raisonnable et plus conforme à l’esprit de la philosophie « mésocratique » d’admettre l’importance essentielle des idées dans l’action politique tout en refusant les systèmes idéologiques déconnectés du réel, comme ceux dont nous avons tant pâti depuis 1789, et tout en ayant toujours présents à l’esprit deux impératifs : celui des limites et celui du réalisme. Julien Freund, tout comme Machiavel, se méfiait des idéologies et des utopies, cependant, il reconnaissait qu’il n’y avait pas de politique sans idées et sans arrière-plan philosophique, ‘’Car la politique a besoin d’idées pour orienter l’action. Le politique est une essence, mais cette essence se manifeste concrètement en prenant corps chaque fois dans un régime particulier, donc dans une conception générale du monde’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 138).

Réalisme versus idéalisme

Machiavel considérait que les philosophes étaient déraisonnables lorsqu’ils imaginaient des sociétés idéales sans tenir compte de  la nature humaine telle qu’on peut la connaître en observant nos contemporains ou en étudiant l’histoire. C’est la raison pour laquelle il refusait d’être considéré comme un des leurs. De même, Julien Freund, bien qu’il pensât que la tendance à créer des utopies était profondément naturelle, nous invitait à nous en méfier. A ce sujet, Sébastien de la Touanne écrit : ‘’ L’idée d’utopie en politique s’oppose fondamentalement à la conception philosophique et politique de Freund. L’utopie se détourne en effet de l’expérience humaine au nom de spéculations imaginaires et fictives sur l’avenir et pense pouvoir transformer radicalement l’homme par les institutions. Pure idée abstraite détachée de la réalité, elle est alors exposée aux divagations de la démesure, au despotisme et à la tyrannie.  Au contraire, la politique telle que l’entend Freund ne vise pas à édifier une société totalement nouvelle dans l’espoir de métamorphoser l’homme dans son être. Ancrée dans l’expérience de la réalité, sa politique a pour but de tempérer les imperfections humaines, de trouver les accommodements les plus convenables et appropriés à la cohabitation des hommes, compte tenu des caprices et de l’indomptabilité de la nature humaine ‘’ ( « Julien Freund ; page 270).

Comme l’a écrit Jules Monnerot dans ‘’Sociologie de la révolution’’ : ‘’Il n’existe pas dans l’expérience humaine de passage, de continuité entre l’idée et le fait’’. ‘’ L’idée d’égalité des hommes ne produit pas l’égalité des hommes. De même, l’idée de « dictature du prolétariat » comme transition vers la « société sans classes »  ne produit pas une dictature du prolétariat que suivrait une « société sans classes »’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 283). On peut ajouter que l’idée de « race pure » ne change rien au fait qu’une telle race n’a jamais existé. Or, tous les utopistes semblent penser que de l’idée au fait il n’y a qu’un pas, qu’il suffit d’émettre une théorie pour qu’elle se traduise dans la réalité. Là se situe l’origine de beaucoup de malheurs, de souffrances et de crimes.

Julien Freund face au progressisme

Julien Freund avait d’abord été socialiste avant même de rejoindre la Résistance mais il s’est éloigné assez rapidement de la philosophie progressiste et, quand il a commencé à écrire, il considérait que la nature humaine est invariable. En cela aussi il s’inscrivait dans la tradition machiavélienne et en opposition avec les idéologies progressistes, à commencer par celle de la Révolution française qui est pénétrée de l’idée selon laquelle il n’y a pas de nature humaine et toutes les caractéristiques humaines sont acquises, ce que les travaux de très nombreux spécialistes contemporains démentent. Le psychologue Steven Pinker, un exemple parmi beaucoup d’autres psychologues anglo-saxons, explique que les caractéristiques psychologiques humaines sont héritables pour l’essentiel (50% en moyenne), aléatoires pour une autre part (40%) et acquises pour une petite part seulement (10%). Les révolutionnaires français, Condorcet, Robespierre, Le Peletier….. étaient tous pénétrés de l’idée de la « table rase » et d’une idée complémentaire : celle de la « régénération » par l’éducation. Cette idée avait été défendue avant la Révolution par Helvétius, un philosophe des Lumières qui pensait que «tout, jusqu’à l’humanité, est dans l’homme une acquisition ». C’est une idée radicalement égalitariste et constructiviste qui a enflammé l’imagination des rêveurs progressistes jusqu’à nos jours et qui continue à générer beaucoup d’idées folles (théorie du genre…).

A contrario de cette croyance dangereuse, Machiavel a écrit : ‘’ ‘’Je crois, moi, que tout comme la nature a fait aux hommes des visages différents, de même elle les a fait d’entendements (ingegno) différents et de fantaisies (fantasia) différentes. De ceci naît que chacun se gouverne selon son entendement et sa fantaisie’’ (‘’Caprices à Soderini’’).

Considérant que la nature humaine est une donnée (qu’il ne serait possible de changer qu’en modifiant le génome des humains), Julien Freund estime qu’il n’est pas possible d’ignorer deux  comportements essentiels : le comportement hiérarchique et le comportement agressif.

Les éthologues ont observé ces deux comportements que nous partageons avec nos cousins les plus proches, les chimpanzés en particulier, et les philosophes et les historiens ont fait le constat de leur existence depuis la nuit des temps. Tous les projets politiques ayant eu pour objectif de les éradiquer ont échoué et il est piquant de constater que les régimes qui prétendaient « désaliéner » les humains en les débarrassant (par l’éducation) de ces comportements ont utilisé eux-mêmes la violence (et quelle violence !) et ont construit des sociétés très hiérarchisées !

Ceci dit, d’une part,  admettre cette réalité n’implique pas de laisser le champ libre à la pleine expression de ces tendances comportementales et, d’autre part, le comportement hiérarchique est beaucoup moins puissant, en moyenne, chez l’homme qu’il ne l’est chez les chimpanzés mais, comme l’a écrit l’anthropologue Peter Turchin, une minorité de manipulateurs égoïstes et cupides n’ont de cesse que d’imposer leur volonté aux autres. Bien sûr, Julien Freund pense qu’il est indispensable de créer des institutions et des règles visant à encadrer ces tendances comportementales de façon à limiter leurs effets. Mais il reconnaît aussi que quoi qu’on fasse, elles ne disparaîtront pas pour autant ; « nous sommes donc condamnés à faire avec ». C’est un des rôles de l’activité politique ‘’de régler et de modérer une violence qui préexiste et qui a sa source dans la complexion de notre nature’’ (Julien Freund – Utopie et violence – page 143). Le régime républicain vise à la dissolution des dominations arbitraires, ce qui signifie que seules les dominations qui sont consenties sont admises dans un tel régime. Certaines dominations qui ne relèvent pas de la sphère politique mais de la sphère privée, comme celle que les parents exercent sur leurs enfants, sont nécessaires mais sous contrôle du politique qui fixe des limites à cet exercice ; la domination politique et consentie qu’exerce l’État républicain sur les citoyens est tout aussi nécessaire et tout aussi contrôlée et limitée. Ceci dit, il y a bel et bien des dominations, des hiérarchies et un commandement dans un régime républicain contrairement à ce qu’ont imaginé nos révolutionnaires.

Julien Freund récusait aussi l’individualisme moderne, d’origine libérale, et il accordait une grande importance à la communauté d’appartenance, à la patrie : ‘’En second lieu, du moment que la concorde est amitié, elle a également pour base une certaine identité des sentiments qui se concrétise dans la notion de patrie. Aucune collectivité ne saurait demeurer unie ni durer si ses membres n’éprouvent pas la nécessité de participer pour ainsi dire affectivement à l’ensemble social qu’ils constituent. Un pays sans patrimoine commun, qu’il soit d’ordre culturel, ethnique, linguistique ou autre, n’est qu’une création artificielle, incapable de résister aux épreuves de la politique. On a beau ironiser sur le  concept de patrie et concevoir l’humanité sur le mode anarchique et abstrait comme composée uniquement d’individus isolés aspirant à leur seule liberté personnelle, il n’empêche que la patrie est une réalité sociale concrète, introduisant l’homogénéité et le sens de la collaboration entre les hommes. Elle est même une des sources essentielles du dynamisme collectif, de la stabilité et de la continuité d’une unité politique dans le temps. Sans elle, il n’y a ni puissance ni grandeur ni gloire, mais non plus de solidarité entre ceux qui vivent sur un même territoire. On ne saurait donc dire avec Voltaire, à l’article Patrie de son Dictionnaire philosophique « souhaiter la grandeur de son pays, c’est souhaiter du mal à ses voisins ». En effet, si le patriotisme est un sentiment normal de l’être humain au même titre que la piété familiale, tout homme raisonnable comprend aisément que l’étranger puisse éprouver le même sentiment……..Dans la mesure où la patrie cesse d’être une réalité vivante, la société se délabre non pas comme le croient les uns au profit de la liberté de l’individu ni non plus comme le croient d’autres à celui de l’humanité ; une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d’une autre unité politique. Là où il n’y a pas de patrie, les mercenaires ou l’étranger deviennent les maîtres. Sans doute devons-nous notre patrie au hasard de la naissance, mais il s’agit d’un hasard qui nous délivre d’autres’’ (« L’essence du politique » ; page 661). En cela aussi, il était très proche du Florentin qui accordait plus d’importance à sa patrie qu’à lui-même. Par ailleurs, il faut noter que le point de vue qu’il a exprimé dans ce passage est typiquement républicain ; il n’y a ni liberté politique, ni solidarité, sans indépendance nationale et sans patriotisme ; le philosophe républicain de Harvard, Michael Sandel, ne dit pas autre chose. 

Contre le démocratisme

La démocratie athénienne avait  deux fins : la liberté et l’égalité. Mais ces deux fins ne font pas nécessairement bon ménage. ‘’En théorie politique, on postule souvent une opposition intrinsèque entre égalité et liberté, mais le conflit ne se développe que si l’égalité est prise dans son acception descriptive : si tous, par nature semblables, doivent être traités de la même façon à tout point de vue, il n’y a plus de liberté pour quiconque de développer et affirmer ses mérites personnels. En revanche, si l’égalité est comprise comme une « égalité de chances », il n’y a pas d’incompatibilité avec la liberté ; tous les hommes doivent être libres et ont une chance égale de développer leurs talents’’ (Mogens Hansen ; ‘’La démocratie athénienne’’ ; page 113). Selon Hansen, les démocrates grecs n’ont jamais adhéré à l’idée d’une égalité de nature ; selon lui, pour eux, l’égalité était d’ordre politique et juridique. Et il ajoute que le tirage au sort, dont les adversaires des démocrates disaient qu’il était une conséquence de leur croyance dans l’égalité naturelle, avait été adopté parce qu’il permettait de réduire les conflits et la corruption.   Ceci dit, le tirage au sort de la plupart des magistratures, qui était pratiqué à Athènes et qui n’existait pas dans la république romaine où les magistrats étaient tous élus (Aristote, comme beaucoup d’autres penseurs grecs, considérait que l’élection est aristocratique ou, plutôt,  élitaire tandis que le tirage au sort est démocratique ou égalitaire), n’est pas souhaitable parce que toute société a besoin de dirigeants dotés de grandes compétences.

A l’époque moderne, depuis Mably et Morelly, l’égalité a souvent été pensée en termes d’égalité de nature, surtout depuis les années 1960. La montée de l’égalitarisme  est allée de pair avec celle du démocratisme, lequel tend à ordonner toutes les activités humaines aux principes démocratiques et en particulier au principe d’égalité. Julien Freund dénonce, dans ‘’Le nouvel âge’’, cette dérive  qui a submergé les universités à partir de 1968 et qui a abouti à la négation de toute hiérarchie de valeurs et à la politisation généralisée de notre société : ‘’En effet, l’égalitarisme, c’est-à-dire la doctrine qui tend à introduire l’égalité dans toutes les relations humaines, n’est autre chose que le totalitarisme de gauche, pour autant que celui-ci se réclame de l’égalité la plus large possible. Il signifie non seulement la politisation de toutes les relations humaines, mais encore leur subordination à une fin unique, et totalitaire parce qu’unique, à savoir l’égalité’’ (Julien Freund ; « Le nouvel âge » ; page 83). 

Le démocratisme égalitaire conduit à l’aporie de l’ « égalitarisme des valeurs » : ‘’Si tout se vaut, plus rien n’a de valeur…..En effet, la valeur n’a de sens que sur la base d’une comparaison qui établit une différence qualitative selon un ordre hiérarchique appelé échelle des valeurs. Elle implique inévitablement, en vertu de son concept, la distinction entre le supérieur et l’inférieur, le beau et le laid, la vérité et l’erreur. Tout cela, la démocratisation égalitariste est amenée à le nier……Le nihilisme intégral est la conséquence logique des doctrines égalitaires. Là où il n’y a plus de dignité il n’y a plus non plus de respect. Ce fut là précisément l’attitude de quelques groupes d’étudiants, acquis à ce genre de démocratisation, lors des événements du mois de mai et de juin. La débâcle des valeurs est aussi celle des mots. C’est ce que préconisait un manifeste d’étudiants : il faut que chaque mot puisse signifier n’importe quoi’’ (ibid. pages 86 et 87). Cette dernière remarque illustre parfaitement la nature perverse de l’égalitarisme qui peut aboutir, à la limite, à l’impossibilité de toute forme de pensée et d’échange.  

Le démocratisme est la conséquence d’une radicalisation et d’une généralisation du concept d’égalité lequel occupe une place centrale dans la pensée occidentale moderne. Les Romains de l’ère républicaine accordaient beaucoup moins d’importance à l’égalité (à Rome l’égalité était d’abord juridique et ensuite politique, mais dans une moindre mesure du fait de l’existence d’un système censitaire) qu’à l’absence de domination arbitraire; les magistratures y étaient toutes électives et les Romains, après avoir congédié leur dernier roi, le remplacèrent par deux consuls élus qui détenaient le pouvoir exécutif pour une année (à Athènes le pouvoir exécutif était partagé entre les stratèges et les archontes ; les premiers, qui avaient en charge les seules affaires militaires, étaient élus mais les seconds étaient tirés au sort). Le Sénat romain, qui était très élitaire, conserva jusqu’à la disparition de la république un rôle politique central en dépit de l’accroissement régulier des droits politiques de la plèbe. C’est tout cela qui faisait dire à Cicéron qu’à la différence de la démocratie athénienne, la république romaine était un système mixte contenant des éléments des trois « bons » systèmes décrits par Aristote et Polybe.

Gouvernement représentatif

Dans un article intitulé « Principes du gouvernement représentatif » (Eclectica, n°21, pages 55 à 73), Julien Freund a expliqué que s’il n’existe pas de sociétés sans gouvernants et sans gouvernés, il n’en reste pas moins que les citoyens  doivent participer à la vie politique, non pas de manière passive mais en tant qu’acteurs dans l’orientation de la collectivité nationale. Pour J. Freund,  le pouvoir politique doit s’exercer pleinement sous réserve de l’existence d’un consentement populaire ; le pouvoir politique ne doit pas être fondé sur la soumission des gouvernés. Ce qu’il appelle « gouvernement représentatif » ne peut être légitimé que par la libre reconnaissance de ce gouvernement par les gouvernés.

La philosophie politique de Julien Freund repose sur la notion d’équilibre et il était partisan d’un partage  du pouvoir et d’un équilibre entre les différents pouvoirs ainsi créés, qu’il ne limitait pas aux trois pouvoirs généralement évoqués (notons que pour Montesquieu, il n’y avait que deux pouvoirs, le législatif et l’exécutif comme dans notre Ve République dans laquelle il existe non pas un pouvoir judiciaire mais une autorité judiciaire qui dépend de l’exécutif). ‘’La trinité entre pouvoir exécutif, législatif et judiciaire ne lui semble donc pas exclusive, car on peut imaginer que d’autres pouvoirs soient élevés au même rang ‘’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 316). Il concevait l’équilibre entre les différents pouvoirs comme ‘’un frein à l’omnipotence d’une partie sur le tout dans l’État, en même temps qu’il limite les interventions intempestives de l’État dans la sphère des  libertés individuelles des individus’’ (« Principes du gouvernement représentatif ») ; sur ce point précis, il était proche de Montesquieu qui n’a jamais envisagé un cloisonnement strict des pouvoirs (la fameuse « séparation des pouvoirs » que Montesquieu n’a jamais appelée de ses vœux) mais la division du pouvoir et un équilibre entre les différents pouvoirs interdisant à chacun de ces pouvoirs un règne sans partage.

Conclusion

La philosophie de Julien Freund est très importante parce que ses éléments essentiels (la nature humaine, le politique, le bien commun, les couples ami/ennemi, commandement/obéissance et public/privé, le patriotisme, la mésocratie qui s’oppose à l’anarchie et à l’hypercratie, la répartition et l’équilibre des pouvoirs politiques, le réalisme) peuvent être associés très harmonieusement aux éléments propres à la philosophie républicaine classique dont les principes cardinaux sont la liberté conçue comme absence de domination arbitraire, laquelle implique l’indépendance de la cité et l’absence de domination arbitraire à l’intérieur de celle-ci, l’égalité politique et juridique des citoyens, le patriotisme, le civisme,  le bien commun comme objectif essentiel de l’État et le contrôle de l’État par le peuple.

Julien Freund n’a jamais clairement qualifié sa pensée et peut-être ne le voulait-il pas, ‘’Mais on peut [aussi] penser que s’il rejetait le terme même de libéralisme, c’est parce qu’il se trouvait en porte à faux avec un certain nombre des principes essentiels de cette doctrine. Contrairement à la plupart des libéraux, nous avons vu, par exemple, que Freund est très sceptique à l’égard de la théorie moderne du progrès, qu’il se méfie de l’individualisme moderne, du subjectivisme et de l’abstraction des droits de l’homme, qu’il ne fait pas confiance au marché ou à l’économie pour réguler les relations sociales’’ (S. de la Touanne ; « Julien Freund » ; page 317). Si l’on ajoute à cela sa critique de la théorie du contrat social, sa conception « réaliste » des relations internationales reposant sur le présupposé ami/ennemi, sa critique du pacifisme (il n’était pas pour autant un belliciste, bien sûr), sa conception du commandement et de l’obéissance, l’idée qu’il se faisait de la politique comme recherche et réalisation d’un bien commun, tandis que pour les libéraux il n’y a que des biens privés, et son refus de la suprématie de l’économie sur le politique (comme celui de toute « essence » sur les autres, d’ailleurs), l’importance qu’il accordait à la nation sans laquelle il ne peut y avoir ni solidarité ni participation égale des citoyens à la vie politique et, enfin, sa dénonciation de la neutralité culturelle de l’État, idée centrale du libéralisme, alors il semble évident que la pensée de Julien Freund ne relève pas du tout du libéralisme mais elle ne relève pas davantage du socialisme ; l’idée utopique du dépassement du politique  et de ses présupposés, le mondialisme, le pacifisme, l’égalitarisme, le rejet de toute hiérarchie et la disparition de la sphère privée qui sont promus par le socialisme s’opposent respectivement au patriotisme, aux relations potentiellement conflictuelles des communautés humaines, à la reconnaissance des différences et des inégalités interindividuelles qui sont très largement d’origine naturelle (les socialistes, mais aussi des libéraux, à l’instar de John Locke et Ayn Rand, entre autres, croient aussi à la « tabula rasa »), à la nécessité du commandement et de l’obéissance et, enfin, à l’existence équilibrée des sphères publique et privée que Julien Freund considérait comme fondamentaux. Le socialisme promeut une idée du bien commun mais ce bien commun n’est pas celui d’une communauté particulière, il est celui de l’humanité dans sa globalité. La plupart des éléments de la pensée freundienne que nous avons exposés dans ce chapitre s’opposent tant à la philosophie libérale qu’à la philosophie socialiste.

Plus encore que la politique, c’est le politique que les libéraux et les socialistes aimeraient voir s’évaporer tandis que Julien Freund a expliqué qu’ils ne peuvent disparaître ni l’un ni l’autre parce que l’être humain est par nature un être social et donc politique. La notion de « nature humaine », qu’il met sans cesse en avant tout au long de « L’essence du politique » et de ses autres ouvrages, structure toute sa philosophie politique (‘’…la nature humaine ne se laisse modifier qu’en surface’’ ; « Le nouvel âge » ; page 25 et ‘’L’utopie consiste  à croire que la raison serait capable d’anéantir la force des instincts, alors que son rôle consiste à les contrôler. D’ailleurs il serait déraisonnable de priver l’homme de sa nature en cherchant à développer sa raison à l’extrême pour étouffer ses passions, ses sentiments ou ses besoins, dont le fondement est plus ou moins instinctif ‘’ ; « Le nouvel âge » ; page 194). Cette notion renvoie à un arrière-plan biologique qui sous-tend nos inclinations psychologiques et morales ainsi que notre comportement, dont notre comportement social qui est essentiel puisque le politique découle de la socialité naturelle des humains. Or, depuis le 18e siècle, l’existence d’un socle naturel de nos compétences et caractéristiques psychologiques, d’une part, de notre comportement, d’autre part, a été nié par les libéraux puis par les socialistes qui ne supportent pas l’assignation des êtres humains à leur biologie parce que cette dernière limiterait nos libertés, ce qui est parfaitement exact. Pour eux, l’être humain doit pouvoir choisir de devenir ce qu’il veut, sans limitation ; d’où les inepties contemporaines énoncées par les partisans de la théorie du genre et du « wokisme ».

Ce que pensent la plupart des anthropologues, des ethnologues, des éthologues, des primatologues….c’est que l’être humain est fondamentalement un être social et territorial. L’être solitaire qu’ont décrit les penseurs du XVIIIe siècle n’a jamais existé ; l’être humain n’est pas un être purement rationnel qui mène sa vie en toute indépendance comme le pensent les libéraux, et plus encore les libertariens, il est un être politique, comme l’avait bien compris Aristote, qui ne peut survivre longtemps en dehors d’un groupe, d’une tribu , d’une cité ou d’une nation. Cette universalité du comportement « tribal » des  humains, n’est pas démentie par l’histoire contemporaine, bien au contraire, puisque nous assistons à un renouveau des sentiments nationaux dans le monde entier, par delà les différences de culture, de religion, d’institutions politiques…..ce qui ne peut s’expliquer autrement que par l’existence d’un socle naturel.

La séparation des humains en groupes territoriaux, et donc concurrents, a pour conséquence la conflictualité entre les groupes qui est aussi universelle et perpétuelle que la territorialité. Selon Julien Freund, la conflictualité est un des présupposés du politique ; le couple ami/ennemi est au centre de l’histoire humaine contrairement à ce que pensent les pacifistes. Il ne s’agit pas de faire la promotion de la guerre ou de la révolution (qui est une guerre entre ennemis de l’intérieur) mais de s’y préparer et, surtout, de faire tout ce qui est possible pour qu’elles n’aient pas lieu.

L’appartenance à une tribu, une cité ou une nation se traduit toujours par l’existence d’un sentiment fraternel particulier et d’un attachement à la communauté, à son territoire et à sa culture, qu’on appelle patriotisme. Le patriotisme a été, et est encore, très décrié par les libéraux et par les socialistes ce qui se traduit, depuis deux générations, par une politique clairement antinationale qui génère le nihilisme de plus en plus manifeste de la jeune génération et un effondrement du civisme. Nous l’avons vu, Julien Freund pensait que le patriotisme est essentiel; la concorde intérieure, la solidarité entre les citoyens d’un État, le dynamisme d’un peuple et sa capacité à maintenir l’indépendance de son État dépendent de l’existence d’un sentiment patriotique puissant.

Le couple ami/ennemi a pour origine une réalité éthologique ; les humains vivent dans des groupes séparés et concurrents, sur des territoires dont les limites font l’objet d’une stricte surveillance ; nos cousins les chimpanzés sont eux aussi sociaux et territoriaux, ce qui signifie sans doute que la socialité et la territorialité de nos très lointains ancêtres sont très anciennes.

Par ailleurs, le commandement politique aurait pour origine une autre caractéristique biologique : la néoténie ou altricialité secondaire des humains ; les jeunes humains doivent être élevés par leurs parents pendant une longue période et tout au long de cette période, les enfants sont totalement dépendants de leurs parents auxquels ils doivent une stricte obéissance. Selon le sociologue Bernard Lahire, la hiérarchie politique serait une transposition de la hiérarchie familiale. La domination parents/enfants a une origine éthologique tandis que la domination qu’exerce l’État sur les citoyens, qui serait une transposition de la première, est de nature culturelle. Nous aurions là un exemple d’institutions culturelles ayant une origine biologique indirecte.

Les fonctions essentielles de l’État concernent le gouvernement, la justice, la protection externe de la communauté (armée), et la protection interne (police), la protection nourricière et sanitaire, la transmission de la mémoire, des savoir-faire et des savoirs. Le sociologue Bernard Lahire a écrit à ce sujet : ‘’Si l’on se demande ensuite pourquoi toutes ces fonctions sont universelles, on ne peut manquer de remarquer qu’elles sont fondamentalement des prolongements de fonctions parentales (de protection contre les ennemis extérieurs, d’arbitrage en cas de conflit entre les membres de la même famille, de gouvernement et de justice, d’organisation économique de la survie familiale, de protection symbolique, de socialisation, etc.). Et l’on prend conscience alors que l’État s’est approprié progressivement le monopole de fonctions qui étaient initialement assurées, d’abord par la famille, puis par les milieux professionnels, les institutions religieuses, etc.’’ (Bernard Lahire ; « Les structures fondamentales des sociétés humaines » ; page 712). Les fonctions extrêmement importantes (sécurité, protection, alimentation et éducation des enfants), qui sont assurées par les familles (ou par les réseaux de parenté) depuis la nuit des temps, auraient été transférées en partie à l’État et la domination parentale aurait été, le modèle de la domination exercée par l’État sur les membres de la communauté. Bien sûr, du point de vue républicain, cette domination n’est légitime que si elle a pour raison d’être le bien commun de l’ensemble des membres de la communauté, tout comme la très bienveillante domination parentale a pour seule raison d’être le bien commun des enfants. La domination étatique ne peut être légitime qu’à cette seule condition. Bien évidemment, depuis qu’il existe des États, des individus malveillants, égoïstes et manipulateurs, utilisent la domination étatique à leur profit ou à celui de leurs proches. Selon l’anthropologue Pascal Boyer, parmi les hommes politiques, les psychopathes sont très largement surreprésentés ce qui explique sans doute, au moins en partie, les dérives oligarchiques et tyranniques de nombreux pouvoirs politiques. Tout gouvernement dont l’action  ne vise pas au bien commun est illégitime et son pouvoir peut être considéré comme usurpé ; Julien Freund a écrit à ce sujet que le politique a pour seul objectif légitime le bien commun ; selon lui, aucune collectivité ne peut renier l’adage cicéronien « Salus populi suprema lex » (Le bien-être du peuple est la loi suprême) sans courir à sa perte (« L’essence du politique » ; page 673).

La sphère privée comprend tout ce qui est propre aux individus, à leurs familles et à leurs  amis et la sphère publique tout ce qui relève de la communauté (bande, tribu, cité, État national). L’être humain a subi trois pressions de sélection au cours de son évolution : une pression de sélection individuelle, une pression de sélection de parentèle et une pression de sélection de groupe, selon Edward O. Wilson (Christopher Boehm pensait, lui, que la pression de sélection qui concerne le groupe est une pression de sélection sociale de groupe). Des trois, la dernière serait la plus importante, selon Edward Wilson, mais les deux autres nous ont aussi profondément marqués. La sphère privée est celle des affaires personnelles et familiales qui correspondent aux deux premières pressions de sélection et la sphère publique est celle des affaires communes et du bien commun qui correspondent à la pression de sélection de groupe (ou à une pression de sélection sociale de groupe). L’être humain est un être très social mais il est aussi une personne unique et il appartient à une famille. Nous sommes donc partagés en permanence entre nos intérêts personnels, ceux de notre famille et ceux de notre groupe. L’existence des sphères privée et publique est nécessaire parce qu’elle répond à la nature humaine ; supprimer l’une ou l’autre ne peut être que désastreux (les libéraux et tout particulièrement les libertariens veulent supprimer la sphère publique et les socialistes veulent supprimer la sphère privée ; ils sont tous dans l’erreur) ; pour les républicains, l’existence de ces deux sphères va de soi même si la limite entre ces dernières est toujours discutable et aménageable.

Les racines des trois présupposés du politique se situent donc très probablement dans la nature humaine à laquelle Julien Freund renvoie ses lecteurs tout au long de « L’essence du politique ».  

BG
Author: BG

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