Vers une crise politique majeure ?

Le livre que l’anthropologue étatsunien Peter Turchin a consacré aux bouleversements politiques qui ont eu lieu tout au long de l’histoire a été récemment publié en France. La thèse qu’il contient, et qui s’appuie sur un travail de recherche considérable, est du plus haut intérêt parce qu’il nous éclaire sur les conditions sans lesquelles il ne peut y avoir de bouleversement politique.

Le constat de Peter Turchin

Peter Turchin est un anthropologue étatsunien né en Russie (Piotr Tourtchine) qui a étudié, entre autres choses, les processus de bouleversement politique. Avec son groupe de chercheurs, il a fondé une nouvelle discipline située au carrefour de l’histoire, des sciences de l’évolution et des mathématiques appliquées qu’ils ont appelée « cliodynamique » ; ils ont étudié des centaines de sociétés et extrait des millions de données qu’ils ont entrées dans une base de données (Crisis DB), ce qui leur a permis de tirer des enseignements précieux sur les crises qui aboutissent à des changements majeurs des sociétés humaines. Peter Turchin a publié un livre, « Le choc qui vient », dans lequel il a rendu compte de leurs conclusions.

Surproduction d’élites, appauvrissement des classes populaires et révolutions

La conclusion qui s’impose, selon Peter Turchin,  c’est que la « surproduction d’élites » est le premier moteur des rébellions, des révolutions et des guerres civiles. Or, les pays occidentaux, et tout d’abord les États-Unis, sont dans cette situation et ‘’Pour que la stabilité revienne, la surproduction d’élites doit être régulée d’une manière ou d’une autre – historiquement et typiquement par l’élimination des élites excédentaires par le massacre, l’emprisonnement, l’émigration ou la mobilité sociale descendante, volontaire ou forcée’’ (Peter Turchin ; « Le choc qui vient » ; page167). Ces élites surnuméraires et sous-employées, qui sont frustrées, aspirent à un bouleversement de l’ordre social et leur haut niveau de formation et de culture les prédestine à un rôle de contestation de cet ordre et de direction des classes populaires en voie d’appauvrissement quand celles-ci se lèvent, elles aussi, contre la classe dirigeante ; une conclusion essentielle des travaux de P. Turchin, c’est qu’une telle conjonction est toujours explosive et qu’elle est même la condition impérative de la survenance d’événements révolutionnaires : ‘’Ce ne sont pas les « peuples » ou les « citoyens » qui renversent les États ni n’en créent de nouveaux. Seuls des « gens organisés » sont à même de réaliser des changements sociaux positifs ou négatifs’’ (ibid. ; page 254). Les classes défavorisées seules ne parviennent jamais à faire aboutir des révolutions, contrairement à ce qu’a cru Marx : ’Telle était la proclamation du Manifeste du parti communiste : « Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. » Mais papy Marx se fourrait le doigt dans l’œil. Ce ne sont pas les prolétaires appauvris qui font advenir les révolutions. Les révolutionnaires vraiment dangereux sont des aspirants à l’élite frustrés, ceux qui ont les privilèges, la formation et les relations nécessaires pour exercer une influence à grande échelle’’ (ibid. ; page 168).

Les innombrables jeunes qui sortent des universités sans avenir et, de plus, endettés jusqu’au cou aux USA, constituent un groupe dangereux : ‘’L’histoire (et Crisis DB) nous apprend que le précariat diplômé (ou dans le jargon cliodynamique, les aspirants à l’élite frustrés) est la classe la plus dangereuse pour la stabilité sociale. Une surproduction de jeunes diplômés aura été le facteur le plus important des bouleversements sociétaux, des révolutions de 1848 au Printemps arabe de 2011’’ (ibid. ; page 147).

L’existence d’élites surnuméraires et frustrées serait donc une condition déterminante des processus révolutionnaires :’Mais que se passe-t-il, au niveau collectif, quand une masse d’aspirants cherchent à pénétrer les rangs de l’élite ? Notre base de données, Crisis DB, montre que si l’appauvrissement des classes populaires est un facteur majeur de turbulences sociales et politiques, la surproduction d’élites est encore plus dangereuse’’ (ibid. ; page 136).

Ce que P.Turchin appelle des « pompes à richesse » fonctionnent dans tous les pays occidentaux; l’oligarchie s’enrichit très vite, les classes populaires s’appauvrissent (surtout aux USA parce qu’il n’y a pas de protection sociale mais l’oligarchie démantèle progressivement cette dernière en Europe), les richesses ruissellent du bas vers le haut  et des millions de jeunes diplômés ne trouvent pas d’emplois correspondant à leur niveau de formation, parce que l’oligarchie réserve les emplois très bien payés aux siens (contrairement à un mythe libéral tenace, la circulation des élites est très faible aux USA;  Michael Sandel, le philosophe  de Harvard, a écrit un livre sur ce sujet). Les conditions parfaites d’une explosion sociale se mettent en place et les USA sont les plus avancés dans ce domaine, aussi : ’Le principal problème est que  les ploutocrates, agissant dans leur propre intérêt égoïste, ont tendance à tisser des arrangements institutionnels favorables aux pompes à  richesse. Une pompe à richesse accroît d’un côté l’appauvrissement des classes populaires et, de l’autre, la surproduction d’élites (en générant des ploutocrates toujours plus  nombreux et plus riches). En d’autres termes, la pompe à richesse est l’un des mécanismes sociaux les plus  déstabilisants que l’humanité ait connus’’ (ibid. ; page 273).

Les USA sont une oligarchie ploutocratique

Comme d’autres intellectuels étatsuniens contemporains (Jeffrey Sachs, Joseph Stiglitz….), Peter Turchin pense que les États-Unis ne sont pas une démocratie mais une oligarchie ploutocratique : ’Mais je crains qu’au vu des faits il soit plus que juste de qualifier les États-Unis de ploutocratie, à savoir une société dirigée par les riches’’ (ibid. ; page 172). Et cette affirmation n’est pas un produit de l’imagination fertile des complotistes : ‘’Soyons clairs : dire que les États-Unis sont une ploutocratie n’est pas du complotisme, c’est une théorie scientifique’’ (ibid. ; page 191). ‘’Que les États-Unis soient une ploutocratie est une idée qu’ont en commun des présidents américains, des chercheurs en sciences sociales et des intellectuels publics. Et moi. Sauf  que j’utilise ce terme dans son sens neutre, simplement pour désigner un  État dominé par les élites économiques. (Dans son sens littéral, une ploutocratie est  un « gouvernement par les plus fortunés »). Que doit-on comprendre avec cette étiquette ? En deux mots : que le sommet de la pyramide du pouvoir en Amérique est occupée par le monde des affaires. Soit les propriétaires et les gestionnaires de grands actifs générateurs de revenus que sont les firmes, les banques et les cabinets d’avocats’’ (ibid. ; page 189).

Dans le passé, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les USA ont déjà été une oligarchie ploutocratique, avant la grande crise de 1929 qui a été suivie d’une mise au pas des très riches par le gouvernement fédéral : ‘’Les États-Unis ont certes réussi à stopper la pompe à richesse durant l’ère progressiste et le New Deal, sauf qu’ils ont ensuite permis  à des élites autocentrées de la remettre en marche dans les années 1970. Le Royaume-Uni a suivi une trajectoire similaire, avec cependant quelques années de retard. Dans ce pays, la pente descendante du salaire relatif s’est amorcée après 1975. Et, aujourd’hui, bien des signes nous indiquent qu’un bon nombre de démocraties occidentales s’engagent sur la même pente glissante’’ (ibid. ; page 335). Il est donc possible de mettre un terme au pouvoir des ploutocrates sans que le sang ne coule mais il faut noter que cela n’a été possible qu’à la faveur de deux crises : la crise économique de 1929, qui fut d’une très haute intensité, et la seconde guerre mondiale. Il faut noter aussi que ce sont les libéraux-conservateurs, influencés par les théoriciens libertariens (Hayek….), qui ont remis en marche les pompes à richesse aux USA (Reagan) et au Royaume-Uni (Thatcher).

Les inégalités de richesse qui ne cessent de croître sont moralement choquantes mais ce qui est plus intolérable encore du point de vue républicain c’est qu’elles induisent de très grandes inégalités politiques parce que ‘’Les ploutocrates ont de quoi utiliser leur richesse pour acheter des médias, financer des groupes de réflexion, et généreusement récompenser les influenceurs sociaux promouvant leurs messages. En d’autres termes, ils exercent un pouvoir énorme pour faire pencher l’électorat vers les opinions favorisant leurs intérêts. Des formes plus grossières de pouvoir, telles que la manipulation des élections ou le lobbying auprès des politiciens, sont également très efficaces pour concrétiser les visées des riches’’ (ibid. ; page 337). Les milliardaires achètent tous les médias, qui sont ainsi à leur disposition et qui diffusent des informations et des analyses biaisées allant dans le sens de leurs intérêts : ‘’Le monde des affaires a aussi la main sur la base idéologique du pouvoir en ce qu’il possède des médias de masse et un réseau de planification politique où se mêlent fondations privées, think tanks et autres groupes de discussion politique’’ (ibid. ; page 191). En termes gramsciens, les ploutocrates détiennent un pouvoir culturel exorbitant qui leur permet de maintenir leur hégémonie culturelle et, de ce fait, leur pouvoir politique. Mais les peuples occidentaux commencent à comprendre que l’ambiance culturelle et le discours médiatique sont orchestrés par le 0,1% et ils contestent de plus en plus massivement la classe dirigeante et ses commis, journalistes et politiciens. ‘’Aujourd’hui, la classe dirigeante américaine se trouve dans une mauvaise passe qui se sera répétée des milliers de fois dans l’histoire de l’humanité. De nombreux Américains ordinaires ont retiré leur soutien aux élites dirigeantes. Ils ont tendu un « gros doigt d’honneur » à la classe dirigeante. Une  grande partie des détenteurs de diplômes, frustrés dans leur quête de postes au sein de l’élite, constituent un vivier de contre-élites, qui rêvent de renverser le régime en place. La plupart des détenteurs de richesses ne sont pas prêts à sacrifier leurs avantages personnels pour préserver le statu quo. Quel est le terme technique pour cela ? Une « situation révolutionnaire ». Pour la classe dirigeante, il y a deux façons d’en sortir. L’une mène à sa chute. L’autre consiste à adopter une série de réformes qui rééquilibreront le système social, en inversant les courbes de l’appauvrissement des classes populaires et de la surproduction d’élites. Les élites dirigeantes américaines l’ont déjà fait, il y a un siècle. Peuvent-elles réitérer cet exploit ? Que nous indique l’histoire ? ‘’ (Ibid. ; page 316). Peter Turchin pense que l’élection de D. Trump a été surtout un gigantesque doigt d’honneur adressé à l’oligarchie mondialiste et wokiste ; il est fort possible que l’épisode Trump ne soit que la première étape d’un processus de changement radical. L’économiste et « Prix Nobel » Joseph Stiglitz pense que D. Trump ne parviendra pas à améliorer le sort des classes populaires qui ont voté massivement pour lui et que les inégalités continueront de croître comme lors de son premier mandat ; quand elles en prendront conscience, elles se tourneront vers autre chose mais elles ne reviendront pas vers les Démocrates. En Europe, la contestation du système hégémonique libéral gagne du terrain partout  et la crise économique qui est induite par la guerre russo-ukrainienne, et qui va affaiblir considérablement les économies européennes, pourrait être le facteur déclencheur d’une crise économique et politique majeure.

La Révolution française

Les circonstances dans lesquelles la Révolution française survint vérifient la théorie de Peter Turchin. D’une part, la situation économique était mauvaise, depuis plusieurs décennies ; l’augmentation de la  population au cours du XVIIIe siècle avait amplifié l’insécurité alimentaire. En 1788-1789, il y eut une crise de l’approvisionnement en blé mais, entre 1770 et 1775, il y avait eu, déjà, une crise frumentaire grave (« Guerre des farines ») : ‘’L’écart se creusait entre le revenu paysan qui s’effondrait et le profit du capitalisme terrien ; en outre, si le salaire ne baissait pas, le chômage était aggravé par la crise de la population et par les crises de production ; le seul remède aurait été (thèse physiocratique) un prélèvement sur la rente foncière, en hausse régulière depuis 1730 mais l’obstacle social des privilèges s’y opposait’’ (Hubert Méthivier ; « La fin de l’Ancien Régime » ; page 42). De plus, le déficit budgétaire de l’État était récurrent et, de ce fait, la dette et les intérêts de la dette étaient considérables. Par ailleurs, dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, la noblesse, qui avait perdu une grande partie de ses prérogatives politiques et qui s’appauvrissait, se raidit et exhuma de ses terriers ‘’des droits oubliés qui n’étaient plus perçus depuis des générations’’ («René Rémond ; « L’Ancien Régime et la Révolution », page 72), ce qui fragilisa économiquement les paysans et généra un grand mécontentement. D’autre part, la bourgeoisie qui, jusqu’alors, parvenait à accéder à des fonctions supérieures en achetant des charges, fut confrontée elle aussi à la « réaction nobiliaire » qui précéda la Révolution française : ‘’Le raidissement des privilégiés, leur âpreté à défendre les places contribuent à exaspérer les antagonismes, à transformer les tensions que recèle toute société en tensions révolutionnaires, et ce d’autant plus que le pouvoir royal, jusque-là l’arbitre des compétitions d’amour-propre et des concurrences d’intérêt, n’est plus en mesure de les départager’’ (Ibid. ; page 141) ; ‘’Le divorce entre classes et ordres s’aggrave dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. On enregistre dans les trente dernières années de l’Ancien Régime une exaspération de leur antagonisme. C’est que se produit alors un raidissement des ordres privilégiés, une sorte de crispation dans une attitude défensive qui interrompt brutalement l’ascension graduelle de la bourgeoisie et le renouvellement naturel de cette société’’ (René Rémond ; « L’Ancien Régime et la Révolution » ; page 70).

 En 1789, cela fait une trentaine d’années que l’État attise la réaction nobiliaire et que ‘’La noblesse accapare toutes les hautes charges militaires, civiles, judiciaires, les richesses de l’Église….’’ (Hubert Méthivier ; « La fin de l’Ancien Régime » ; page 20), ce qui amena la bourgeoisie à se tourner vers les classes populaires avec lesquelles elle se retrouva associée face à la noblesse mais ce sont des éléments de la bourgeoisie qui prirent en mains le mouvement révolutionnaire, dès le début : ‘’Ceux qui croient pouvoir tout expliquer par le soulèvement spontané des masses pêchent par exagération car, de fait, qu’il s’agisse des mouvements sociaux, nationaux ou des révolutions politiques, l’expérience historique révèle l’intervention de petits groupes précurseurs qui forment des avant-gardes. Mais l’influence de ces minorités, l’action de ces avant-gardes seraient des plus restreintes si elles ne trouvaient pas dans les masses des sympathies affirmées ou implicites. En se gardant d’en faire état, l’explication tourne court. Si, par exemple, l’action des loges maçonniques ou des amis du duc d’Orléans s’était exercée à contre-courant du mouvement général, si l’ensemble du pays avait maintenu à la monarchie et à la société d’Ancien Régime une adhésion sans faille, le gouvernement n’aurait pas eu de peine à contrecarrer leurs intrigues. C’est parce qu’ils ont joui du soutien du soutien de la population qu’ils ont pu réussir…….L’explication par les minorités doit donc être retenue pour son apport positif, mais à condition d’être replacée dans une perspective d’ensemble qui tienne compte des liaisons entre les avant-gardes et le reste de la société, puisque c’est cette réciprocité d’échanges, cette alliance des minorités et des masses qui sont à l’origine de tous les grands mouvements historiques’’ (René Rémond ; « L’Ancien Régime et la Révolution » ; pages 136-137). Cette analyse met à mal la thèse d’Augustin Cochin qui ne permet pas d’expliquer le déclenchement de la Révolution en 1789. Contrairement à ce que pensait ce dernier, à savoir que la Révolution française aurait eu pour seule origine les idées diffusées par les « sociétés de pensée », l’historien Henri Sée (1864-1936) soulignait déjà, dans une recension de l’ouvrage de Cochin, « Les sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne », l’importance des faits économiques qui créèrent un contexte favorable au déclenchement d’une crise sociale et politique majeure :  ‘’ En réalité, M. Cochin n’a vu que l’une des faces des choses ; il a laissé de côté tout ce qui touche aux questions économiques et sociales. C’est pourquoi il ne comprend que la Révolution suscitée artificiellement par des sociétés « philosophiques »; c’est croire vraiment par trop à l’idéalisme des Français du XVIIIe siècle. Voilà pourquoi il attribue le brusque revirement d’octobre 1788 à l’une de ces « épurations » fréquentes dans les sociétés secrètes, au lieu d’y voir l’effet d’antagonismes économiques et sociaux, vraiment inconciliables. Il nous paraît plus juste de penser que, si d’immenses dépôts de matières inflammables n’avaient pas été accumulés par les inégalités sociales, par un régime de privilèges, par une désastreuse situation financière, par les fautes du gouvernement, l’étincelle des Sociétés de Pensée n’aurait pas suffi à déterminer la formidable explosion qui a ébranlé le monde entier.’’ Aux conditions économiques qui étaient mauvaises –  ‘’…..la baisse générale du pouvoir d’achat français est fondamentale’’ (Hubert Méthivier ; « La fin de l’Ancien Régime » ; page 77) et  ‘’En 1778, le vent de prospérité avait tourné : marasme des revenus viticoles, des prix agricoles, mais hausse des fermages, donc de la rente foncière. L’écart se creusait entre le revenu paysan qui s’effondrait et le profit du capitalisme terrien’’ (Ibid. ; page 42) -, il faut ajouter le ressentiment de la bourgeoisie et l’opposition de la paysannerie, dont la situation était très précaire, aux droits « féodaux » de la noblesse. L’adhésion d’une avant-garde bourgeoise à la philosophie des Lumières a été sans aucun doute une condition nécessaire au déclenchement et au succès de la Révolution, mais non suffisante : ‘’La Révolution n’aurait pas remporté sa grande victoire de l’été 1789 si la province n’avait pas pris les armes et si l’insurrection ne s’était propagée dans toute la France par le moyen de Jacqueries, de la Grande Peur, et de la révolution municipale, phénomènes qui, par ricochets, sauvèrent Paris et l’Assemblée de Versailles d’une Contre Révolution’’ (Hubert Méthivier ; « La fin de l’Ancien Régime » ; page 101). La thèse de Cochin, qui est reprise par les partisans de la « théorie métapolitique » selon laquelle la conquête du pouvoir culturel permet celle du pouvoir politique sans qu’une révolte populaire soit nécessaire, n’est pas satisfaisante ; pour qu’il y ait un changement de régime, il faut qu’existe une avant-garde désireuse d’accéder aux fonctions supérieures de direction de l’État et frustrée de ne pouvoir le faire, bien formée intellectuellement et dont les idées peuvent séduire les classes populaires confrontées à de réelles difficultés ; ce qui signifie que certaines idées seulement sont susceptibles de devenir les idées directrices d’un mouvement révolutionnaire, celles qui peuvent entrer en résonance avec les aspirations populaires du moment. En 1788-1789, les idées, ou tout du moins certaines des idées, promues par la bourgeoisie intellectuelle ont séduit la paysannerie et le « petit peuple » des villes, notamment celles qui concernaient la disparition des derniers restes de la société féodale (inégalités des statuts ; inégalité fiscale ; droits seigneuriaux). La bourgeoisie révolutionnaire ne disposait pas d’une hégémonie culturelle et on peut même dire que la paysannerie, soit 80% de la population française, n’adhérait que très peu, voire pas du tout, à l’idéologie libérale des Lumières ; ‘’En fait,……. : le sentiment populaire restait hostile au credo philosophique et bourgeois de la liberté économique, à la liberté du commerce vital des grains ; et il demeurait fidèle à l’économie contrôlée, à la solidarité clandestine du compagnonnage, aux vieux droits de parcours et de vaine pâture, aux pratiques communautaires assurant un minimum à chacun, contre le droit de clôture et « l’individualisme agraire » des physiocrates et agronomes capitalistes. Subsistèrent sporadiquement des communautés taisibles et indivises, en dépit du droit révolutionnaire et impérial, comme celle des Jault en Nivernais, et il serait intéressant de rechercher dans les Archives judiciaires comment et pourquoi les Cours royales vers 1846-1847 s’acharnèrent à liquider par leurs arrêts les dernières communautés foncières rurales (……) encore réfractaires au partage issu du droit révolutionnaire’’ (Hubert Méthivier ; « La fin de l’Ancien Régime » ; page 114). La bourgeoisie libérale et la paysannerie se sont unies contre la noblesse et les « droits féodaux » de cette dernière mais, au moment où se déclencha la Révolution, l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie n’était pas encore constituée et la formation de cette dernière prendra beaucoup de temps ; l’année 1876 peut être considérée comme celle du début de l’hégémonie libérale en France. L’instauration de la IIIe République, qui, selon ses créateurs, était la forme politique concrète de la philosophie libérale, eut lieu en 1870 mais c’est lors des élections législatives de 1876 que les libéraux, qui se disaient alors républicains, obtinrent une majorité ; Il fallut donc près de quatre-vingt-dix années à la bourgeoisie libérale pour établir son hégémonie culturelle. La formation d’une telle hégémonie peut donc être très longue et quand elle est en place, il faut beaucoup de temps et d’événements graves pour qu’elle se délite complètement.

À la différence de celui qui est proposé par Turchin, ni le schéma gramscien, ni celui de Cochin ne sont confirmés par l’histoire de la Révolution française.

La révolution de 1848

La révolution de 1848 s’inscrit dans le prolongement de celle de 1789 et elle n’en eut ni l’importance historique, ni l’ampleur, ni la durée mais elle fut une étape décisive vers  la sortie du régime monarchique. Elle eut lieu dans un contexte qui est très proche du modèle proposé par P. Turchin. Une grave crise économique, qui provoqua la mise au chômage de très nombreux ouvriers et un effondrement de la consommation, notamment à Paris, frappait durement les ouvriers. ‘’Dans certains quartiers, l’effondrement de la consommation consécutif à la crise a mis au chômage plus de la moitié des travailleurs. Ce sont autant de bras disponibles pour une insurrection’’ (Marie-Hélène Baylac ; « Révolutions françaises » ; page 197).  L’appauvrissement des classes populaires facilita la diffusion des idées républicaine et socialiste. Par ailleurs, la bourgeoisie était mécontente parce que 241000 personnes seulement avaient le droit de vote du fait de l’existence d’un système censitaire. Au sein de la très bourgeoise garde nationale, moins d’un tiers des 60000 gardes parisiens pouvaient participer à l’élection des députés. Il y avait là une immense frustration politique au sein d’une classe qui aspirait à diriger le pays. En 1848, à Paris, les conditions d’une explosion sociale étaient donc réunies et l’explosion eut lieu, en deux temps ; pendant la première phase de cette révolution, la bourgeoisie et la classe populaire étaient associées contre le régime monarchique lequel s’effondra très rapidement mais la classe populaire ne se satisfit pas du seul remplacement de la monarchie par le système représentatif, elle voulait aussi changer le système social ce que la bourgeoisie refusa énergiquement ; ce qui conduisit à un affrontement terrible, une véritable boucherie dans les rues de Paris au cours de laquelle des milliers de personnes périrent. Ernest Renan, qui n’était pas un révolutionnaire, écrivit au sujet de ces événements : ’’Les personnes d’ordre, ceux qu’on appelle les honnêtes gens, ne demandent que mitraille et fusillade ; l’échafaud est abattu, on y substitue le massacre, la classe bourgeoise a prouvé qu’elle était capable de tous les excès de notre première Terreur, avec un degré de réflexion et d’égoïsme de plus. Et ils croient qu’ils sont vainqueurs pour jamais ; que sera-ce le jour des représailles ?’’.

La révolution russe

En Russie, la révolution de 1917 résulta de la conjonction d’un profond mécontentement des classes populaires et de l’existence d’élites intellectuelles décidées à renverser le régime tsariste. La première guerre mondiale créa un contexte favorable à l’embrasement révolutionnaire mais sans l’existence d’une avant-garde intellectuelle et politique, la révolution aurait-il eu lieu ? Certainement pas. Il y aurait eu des révoltes et des mutineries  mais pas de révolution.

Le prolétariat industriel et la paysannerie étaient misérables et ont été affectés très durement par la guerre qui aggrava la précarité des classes populaire. Par ailleurs, en dépit des interdictions qui limitaient l’accès de  la grande majorité à l’éducation supérieure, une élite intellectuelle existait et cette élite était particulièrement frustrée parce que les fonctions qui lui étaient accessibles étaient très modestes ; les conditions d’un bouleversement politique étaient réunies, d’autant plus que certaines minorités étaient sévèrement brimées, les Juifs en particulier, ce qui explique que si ces derniers n’étaient  pas tous révolutionnaires, très loin s’en faut, la moitié des révolutionnaires appartenaient  à la communauté juive : ‘’Dès lors, il n’est guère surprenant que les Juifs aient joué un rôle   aussi éminent dans le mouvement révolutionnaire. Witte lui-même, s’exprimant dans le sillage du pogrom de Kichinev en 1903, fut contraint d’admettre que si la part des Juifs  « dans les partis révolutionnaires est d’environ 50% », c’était « la faute à notre  gouvernement. Les Juifs sont trop brimés dans ce pays »’’ (Orlando Figes ; « La révolution  russe ; page 181). Toutes les minorités nationales, finlandaise, polonaise, ukrainienne,  géorgienne….. de l’empire tsariste se tournèrent d’ailleurs vers les partis socialistes parce  que ces derniers étaient indifférents aux origines nationales et ethniques, et voulaient  supprimer toutes les inégalités et les injustices fondées sur les origines. Il faut rappeler que  la politique de russification des minorités, qui devint très active à la fin du XIXe siècle,  provoqua la cristallisation de nombreux mouvements nationalistes centrifuges et que,  parmi ces derniers, ceux qui prirent de l’ampleur furent ceux qui associèrent la question  nationale à la question sociale : ‘’Les partis qui en appelaient exclusivement au  nationalisme se privaient effectivement du soutien des masses ; tandis que ceux qui   mêlaient avec succès le combat national à la lutte sociale avaient une force démocratique  que rien ou presque ne pouvait contenir’’ (Ibid. ; page162). Ces mouvements nationalistes  périphériques affaiblirent l’empire tsariste : ‘’L’effondrement du système tsariste, comme  celui du régime communiste, est intimement lié à l’essor de mouvements nationalistes  dans les parties non russes de l’Empire’’ (Ibid. ; page 159). Là aussi, les élites frustrées des  minorités nationales jouèrent un rôle essentiel dans  l’effondrement du régime.

Comme l’a écrit Marc Ferro dans l’introduction du livre d’Orlando Figes, ‘’la rage révolutionnaire de Lénine entre en résonance avec celle des classes populaires, faisant de lui, parallèlement, le diagnosticien incontournable de la situation et l’artisan incontestable de la victoire d’Octobre’’ (Ibid. ; page 13). Et c’est quand une telle résonance s’instaure que les révolutions réussissent. En Russie, en 1917, comme en France, en 1789, le discours des intellectuels révolutionnaires répondait aux demandes d’une grande partie des classes populaires qui ne supportaient plus ni leur misère ni les brimades quotidiennes que leur imposaient les représentants du pouvoir tsariste et qui reçurent cinq sur cinq le message des intellectuels sur la paix et sur la confiscation des terres ; les paysans n’attendirent d’ailleurs pas le décret concernant les terres agricoles pour s’en emparer, au besoin par la violence.

Orlando Figes fixe à l’année 1891, qui fut une année de famine, le point de départ de la crise révolutionnaire ‘’quand la réaction du peuple russe à la crise de la famine le plaça pour la première fois sur la voie d’une collision avec l’autocratie tsariste’’ (« La révolution russe »; tome I ; page 26). La révolution fut d’abord paysanne avant de devenir citadine, ouvrière et intellectuelle : ’’La révolution ne commença point par le mouvement ouvrier – qui a si longtemps occupé les historiens de gauche en Occident……..On pourrait plaider, de manière plus convaincante, que tout a commencé par la révolution paysanne sur la terre, qui à certains endroits débuta dès 1902, trois ans avant la révolution de 1905, et en vérité il ne pouvait en aller autrement dans la mesure où la Russie était très majoritairement une société paysanne’’ (Ibid. ; page 64). En 1913, le jubilé qui fut organisé à l’occasion du tricentenaire de la dynastie des Romanov, ‘’se déroula au beau milieu d’une profonde crise sociale et politique – d’aucuns diraient même révolutionnaire. Ses célébrations eurent lieu sur fond de plusieurs décennies de violence, de souffrances humaines et de répression croissante, qui avaient dressé le peuple du tsar contre son régime’’ (Ibid. ; page 62). Mais, finalement,  c’est l’avant-garde des intellectuels qui prit la direction de la révolution et qui fixa les objectifs, ce qui était inévitable. ‘’Face à de médiocres perspectives professionnelles, nombre d’étudiants trouvèrent, par  exemple dans l’activité révolutionnaire, une séduisante alternative’’ (Peter Turchin ; « Le chaos qui vient » ; page 332). Cette avant-garde n’était pas homogène au plan des idées et c’est la faction bolchevique, la plus déterminée et la mieux organisée, qui, malheureusement, l’emporta sur ses concurrents.

En 1917, les Bolcheviks ne détenaient pas l’hégémonie culturelle mais la révolution paysanne, qui a été décisive, était animée par une conception traditionnelle très collectiviste. La paysannerie russe s’opposait à la noblesse rurale et à l’État impérial depuis des siècles, passivement le plus souvent mais, parfois, brutalement. Les communautés rurales étaient égalitaires (les terres étaient redistribuées régulièrement en fonction du nombre de personnes de chaque foyer) et les décisions collectives étaient prises de manière démocratique. Ces communautés rurales estimaient n’avoir aucun devoir à l’endroit des nobles et de l’État, c’est ce qui fit que la paysannerie s’engagea aussi massivement dans la révolution sans rien connaître des théories de Marx. L’avant-garde des Bolcheviks sut utiliser à ses fins cette révolution paysanne sans laquelle, ils n’auraient pas réussi à renverser le système tsariste.

Pour en revenir à la notion d’hégémonie culturelle, il est utile de rappeler que le général Broussilov, qui était un des principaux chefs militaires russes en 1917, eut l’occasion de dire, à propos des paysans : ‘’Ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’était le communisme ou l’Internationale’’, ce qui en dit long sur l’absence, quasi-totale, d’une hégémonie culturelle communiste. En fait, la paysannerie russe avait développé, au cours des siècles précédant 1917, une haine puissante à l’endroit des nobles qui possédaient l’essentiel des terres et qui malmenaient leurs serfs et les paysans d’une manière générale. Ces derniers, n’eurent pas besoin de la prise du pouvoir par les Bolcheviks pour s’emparer des terres et brûler les manoirs au cours de l’été 1917 ; ce qui se passa alors, est tout à fait comparable à la « Grande Peur » de l’été 1789 qui ‘’fut l’aboutissement de misères et de haines séculaires explosant sous la poussée d’une conjoncture qui réunit tout un faisceau d’angoisses frumentaires, agraires, fiscales, sociales en une seule colère et une seule peur’’ (Hubert Méthivier ; « La fin de l’Ancien Régime ; page 102).

Le déroulement de la révolution russe montre que, là aussi, c’est la conjonction de l’existence d’une avant-garde intellectuelle désireuse de faire disparaître un système politique qui interdisait aux membres de cette avant-garde l’accès à des fonctions supérieures, d’une masse populaire mécontente, brimée et souffrante et d’une guerre très difficile, qui provoqua l’explosion de 1917. Ni le schéma purement idéologique/culturel proposé par Augustin Cochin ni celui que proposa plus tard Antonio Gramsci ne permettent de l’expliquer.

La théorie gramscienne du combat culturel

Antonio Gramsci émit, quand il était enfermé dans les geôles du régime fasciste,  une théorie de la conquête du pouvoir culturel qui est séduisante mais qui n’a jamais été confirmée historiquement.

Gramsci, qui a été un des fondateurs du parti communiste italien, était bien sûr marxiste, mais il n’était pas un marxiste rigoureusement orthodoxe. Par exemple, il n’adhérait pas à ce qu’il appelait l’économisme, ou déterminisme économique, qui est emblématique du marxisme vulgaire. Contrairement à la plupart des marxistes, il ne pensait pas que l’économie, la structure économique ou les rapports de production déterminaient seuls la nature et l’évolution des sociétés humaines.

Il accordait une grande importance à la culture (la superstructure dans le vocabulaire marxien) dont il pensait qu’elle n’était pas un simple reflet de l’infrastructure  économique de la société ; il pensait au contraire que l’une et l’autre s’interpénétraient et se nourrissaient mutuellement. En révolutionnaire communiste désireux de faire triompher le PCI, il cherchait à comprendre comment les idées circulent et imprègnent la société, afin de définir une stratégie de conquête du pouvoir. Pour autant, il n’adhéra jamais à un pur « culturalisme » qui se limiterait à la diffusion, même massive, d’idées. Le travail culturel était, selon lui, nécessairement lié à celui d’un parti politique visant à rassembler de larges couches sociales (en l’occurrence, le prolétariat ouvrier de l’industrie et les petits agriculteurs). Gramsci n’était pas partisan d’une stricte conception « classiste » ; selon lui, le mouvement communiste pouvait entraîner avec lui beaucoup plus que le seul prolétariat. Le rôle de ceux qu’il appelait « intellectuels organiques » consiste dans la diffusion d’une « vision du monde », d’une « conception du monde », à produire une nouvelle culture, à créer une atmosphère culturelle nouvelle, à faire émerger, au sein de couches sociales suffisamment vastes, une « volonté collective » susceptible de provoquer, à terme, un renversement de l’hégémonie exercée par le groupe dominant (en l’occurrence la bourgeoisie libérale et conservatrice de son temps) puis son remplacement par une nouvelle hégémonie (communiste celle-là). Ce travail de diffusion doit être réalisé par les « intellectuels organiques » au sein de ce qu’il appelait la « société civile » ; ‘’La société civile est définie comme englobant toutes les relations sociales et les organisations qui ne participent ni à la reproduction économique de la société (entreprises) ni à la vie de l’Etat. Il s’agit donc d’institutions « privées », parmi lesquelles il faut compter les organisations religieuses (dont l’Eglise catholique), les syndicats et les partis politiques, les établissements culturels (médias, maisons d’édition, etc… ) et généralement toute forme d’association libre de citoyens. Gramsci conçoit la société civile comme le terrain social où les rivalités et les luttes à caractère idéologique et culturel se jouent et se dénouent entre individus et groupes sociaux. On voit donc un rapprochement possible entre la société civile et la figure de l’intellectuel comme organisateur politique et « persuadeur permanent »’’ (George Hoare ; « Introduction à Antonio Gramsci » ; page 47).

L’intellectuel organique est un militant qui participe à l’organisation et à l’encadrement du parti communiste, ce n’est pas un intellectuel qui observe les Terriens depuis Sirius !  Il n’est pas nécessairement un intellectuel de très haut niveau culturel ayant une formation lui permettant d’analyser de manière pénétrante les événements mais il appartient à une élite politique qui répand des idées en vue de créer une homogénéité au sein de l’ensemble constitué par les groupes sociaux susceptibles de prendre le pouvoir.

Un élément essentiel de la pensée de Gramsci est la notion d’hégémonie culturelle : ‘’De manière spécifique, l’hégémonie sert à désigner l’ensemble des processus par lesquels s’engendre le consentement des masses humaines vis-à-vis du système des relations sociales. A ce titre, l’hégémonie est une construction  à jamais inachevée, dont les ramifications s’étendent de l’existence journalière des individus aux sommets de l’Etat – et pourquoi pas des organisations internationales – en passant par toutes les institutions et associations de la vie économique et de la société civile’’ (George Hoare ; « Introduction à Antonio Gramsci » ; page 115). Il pensait que la conquête du pouvoir politique par le parti communiste, c’est-à-dire le remplacement du système libéral par le système communiste, ne pourrait avoir lieu qu’à la condition  qu’un nouveau bloc  historique, populaire celui-là, se substitue au bloc historique bourgeois, détenteur du pouvoir, en remplaçant l’hégémonie culturelle de ce dernier par celle du bloc populaire.

Gramsci pensait que la conquête de l’hégémonie culturelle est la condition d’un changement régime mais il pensait aussi que le processus de conquête de l’hégémonie culturelle ne s’achève pas avec la conquête du pouvoir politique, c’est un combat interminable.

 Selon Gramsci, la victoire politique du parti communiste aurait lieu quand un bloc historique populaire détiendrait l’hégémonie culturelle ; mais si l’on en croit Peter Turchin, les choses ne se passent pas de cette façon et il nous semble que l’explication proposée par ce dernier soit plus pertinente que les théories de Cochin et de Gramsci. Nous ne connaissons pas de changement de régime, de révolution qui aurait été la conséquence d’une telle conquête du pouvoir culturel. Ce ne fut le cas ni en 1789 ni en 1917. Par contre, l’importance de l’hégémonie culturelle est certaine car le « bloc historique » au pouvoir se maintient en place en imposant sa culture, de manière hégémonique, laquelle légitime son pouvoir. Par voie de conséquence, un mouvement qui parviendrait à imposer pacifiquement une nouvelle culture rendrait illégitime le pouvoir en place, le fragiliserait et pourrait provoquer sa chute mais dans les faits rien de tel n’a jamais été observé. En fait, ce sont les conflits ouverts (conflit entre l’élite en place et une autre élite privée des postes de commandement, d’une part ; conflit entre les classes populaires appauvries ou en voie d’appauvrissement et classe dirigeante, d’autre part) qui sont à l’origine des changements politiques et sociaux.

Il faut quand même retenir de la pensée gramscienne qu’un système politique se maintient d’autant mieux qu’il détient l’hégémonie culturelle ; il lui faut donc maintenir cette dernière en l’adaptant et en la renforçant en permanence comme le pensait Gramsci. C’est ce que fait toujours, plus ou moins bien, le groupe qui détient le pouvoir, ce qui implique que l’État, qui est dirigé par ce groupe dominant, n’est pas neutre du point vue culturel contrairement à ce qu’enseignent les libéraux. D’ailleurs, quand ces derniers détiennent le pouvoir politique, ils imposent, eux aussi, leur hégémonie culturelle et l’économiste Ludwig von Mises (1881-1973), qui fut un des maitres à penser des libertariens F. Hayek et M. Rothbard, pensait que ‘’La principale question idéologique à laquelle l’humanité a dû jamais répondre….est de savoir si nous réussirons à créer à travers le monde un état d’esprit…qui correspondrait à rien de moins que l’acceptation sans condition et sans réserve du libéralisme. La pensée libérale doit pénétrer dans l’ensemble des nations, les principes libéraux doivent imprégner la totalité des institutions politiques afin que les conditions pour une paix soient créées et que les causes des guerres disparaissent’’ (« Liberalism :  In the classical tradition »). Mises tente ici de justifier une forme d’impérialisme idéologique en avançant que l’hégémonie culturelle des libéraux serait la condition sine qua non de la paix éternelle, ce qui prête à sourire parce que les guerres n’ont pas pour seules origines les différents idéologiques ; les intérêts géopolitiques et économiques sont des sources bien plus importantes de conflits.

Dans l’Occident libéral, le pouvoir culturel du bloc bourgeois est extrêmement puissant et l’oligarchie occidentale utilise absolument tous les moyens à sa disposition pour maintenir son hégémonie culturelle. C’est grâce à cette dernière que le système ne s’écroule pas encore en dépit des énormes problèmes qu’il est incapable de résoudre.  La situation était la même au cours des décennies qui précédèrent  1789 ; la monarchie  paraissait alors indéboulonnable mais la crise économique et l’existence d’une avant-garde capable de diriger un mouvement révolutionnaire et disposant d’un projet qui pouvait entrer en résonnance avec les aspirations de la paysannerie, sur certains points essentiels, a provoqué l’effondrement du système monarchique en quelques semaines.

Comme nous l’avons dit précédemment, il n’y avait pas d’hégémonie libérale en 1789 mais les libéraux se sont attachés à créer une telle hégémonie qui ne concernait qu’une partie de la bourgeoisie (et quelques nobles) en 1789 mais la très grande majorité du peuple français en 1876. Ceci dit, il faut dès maintenant, diffuser les éléments d’une nouvelle culture politique et se préparer à devoir établir une nouvelle hégémonie culturelle.

Il faut se préparer à la crise majeure qui vient

Selon Peter Turchin, les pays occidentaux remplissent de plus en plus nettement les conditions nécessaires à un bouleversement social et politique mais les nations européennes seraient en retard par rapport aux  USA. Compte tenu de la dégradation de la situation économique des nations européennes, on peut penser que ces dernières évoluent elles aussi vers une conjoncture explosive. Notre anthropologue écrit : ‘’Je ne sais pas si cela est vrai sur tous les aspects, mais le fait est que la France est beaucoup moins avancée sur la voie du chaos que les États-Unis. Après, si j’appartenais à la classe dirigeante française, je ne dormirais pas sur mes deux oreilles. Certes, vous avez pu résister aux Gilets jaunes parce qu’il n’y avait pas de contre-élites organisées vraiment prêtes et disposées à renverser le pouvoir. Et l’État, encore assez fort, a donc réussi à réprimer le mouvement. Mais cela ne garantit pas que la prochaine vague d’instabilité suive ce même chemin’’ (« Le chaos qui vient » ; page 12). En effet, après la révolution de 1905, il y eut celle de février 1917 puis celle de novembre 1917 qui eut des conséquences gigantesques. La classe dirigeante a tort de continuer de faire comme si ce qui s’est passé était négligeable et de continuer à malmener le peuple français ; si elle persiste dans son attitude autiste, elle pourrait provoquer une nouvelle révolution.

Un vent mauvais souffle sur notre classe dirigeante mais le mouvement des Gilets jaunes n’a pas réussi à générer un mouvement de grande ampleur, malgré le vaste soutien populaire dont il bénéficia. Cet échec est sans doute lié à plusieurs choses : 1) au fait que les classes populaires ne sont pas encore assez appauvries, 2) au fait que ce mouvement ne disposait pas d’une avant-garde crédible pouvant prétendre à la direction du pays et ayant une vision claire du but à atteindre, enfin 3) ce mouvement a fait de l’absence de toute hiérarchie, son principe constitutif, or, les activités humaines qui sont couronnées de succès sont toujours liées à des organisations hiérarchisées. Les Gilets jaunes, qui se sont opposés aux élites libérales et socialistes-libérales qui nous gouvernent, ont pensé, à tort, qu’il fallait abolir toute forme d’élitisme mais s’ils avaient étudié la Révolution française, ils auraient su que cette révolution, comme toutes les révolutions qui ont abouti,  était dirigée par une avant-garde dotée d’une culture philosophique et d’un projet de société. Les innombrables jacqueries qui ont eu lieu sous l’Ancien Régime, dont celles des années 1770, ont échoué tandis que le mouvement de 1789, au cours duquel le mécontentement de la bourgeoisie et celui de la paysannerie s’additionnèrent, a transformé la société française de fond en comble.

L’existence d’une avant-garde intellectuelle et politique est indispensable au déclenchement d’un changement politique radical (nous ne parlons pas là des transitions qui ont lieu régulièrement dans les systèmes représentatifs mais des changements profonds qui bouleversent l’organisation politique, économique et sociale des sociétés) ; en l’absence d’une telle avant-garde, le mécontentement populaire ne donne naissance qu’à des jacqueries comme il y en eut un très grand nombre, à toutes les époques. L’histoire de nos ancêtres, depuis la perte de l’indépendance gauloise, a été une interminable suite de bagaudes, de révoltes, de soulèvements et de  jacqueries férocement réprimées par l’oligarchie dominante du moment. Ceci n’est pas propre à notre peuple ; selon l’historien Kent Gang Deng, il y eut, dans la Chine impériale, 269 révoltes paysannes majeures en 2106 ans (soit une tous les huit ans). L’histoire de l’humanité, depuis le Néolithique, est, dans une large mesure, une  succession de révoltes paysannes dirigées contre des minorités dominatrices, égoïstes et parasitaires qui imposaient leur loi mais la plupart de ces révoltes ne provoquèrent aucun changement faute d’avoir été dirigées par des avant-gardes capables de contester de manière efficace le pouvoir de ces minorités et portant des projets politiques susceptibles de rallier les classes populaires.

L’évolution actuelle des sociétés occidentales n’est pas durable et comme l’a expliqué le philosophe Patrick Deneen, le projet libéral a échoué. Soit une crise sociale, politique ou/et économique créera un grand électrochoc qui mettra fin à la dérive ploutocratique et qui nous contraindra à modifier en profondeur notre organisation politique, sociale et économique, soit la crise sera plus grave encore et générera une révolution. Dans les deux cas, il faudra qu’une avant-garde, bien formée et disposant d’un projet solide, promouvant les idées essentielles du républicanisme (refus des dominations arbitraires, indépendance nationale, autonomie du peuple, égalité politique et juridique, liberté de pensée et de s’exprimer…..)  soit prête à saisir l’occasion quand elle se présentera. À défaut, nous pourrions nous engager à nouveau dans une très longue impasse.

BG
Author: BG

Laisser un commentaire